La guerre des r

Bernard Dan,

The Beatles and the Stones

Sucked the marrow out of bone

Put the V in Vietnam

The Beatles and the Stones

Made it good to be alone

To be alone

Guy Chadwick, House of Love

 

La langue, rapportent les mythologues, est le mets que la matriarche Sarah servit à son époux et leur fils pour les préparer à un simulacre sacrificiel fondateur d’une nation. Quel délicieux symbole ! Au commencement était le Verbe – la langue, la langue maternelle, ce qui rappelle au rédacteur une anecdote récente. Ma maman n’étant pas autorisée à quitter l’hôpital Molière le soir du nouvel an pour cause de Covid, elle m’a raconté dans le détail à travers la grille comment elle aurait accommodé la langue de veau pour le repas rituel : l’étuvée avec le thym, les feuilles de laurier et l’oignon piqué de clous de girofle, le dépeçage au couteau pointu, le retrempage, la nuit de repos et enfin la poêlée lente aux échalotes et au vin rouge.

Mais retournons à la Genèse. Plutôt que périr sur l’autel sous les coups de son père, Isaac vécut jusqu’à l’âge de cent quatre-vingts ans. Au tiers de ce compte, il engendra deux frères aux destinées complémentaires. L’un de ces deux fut le premier des Jacques, berger et cultivateur – Jacques, oui, comme notre cher ami, secrétaire perpétuel de la Destréenne, l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

« Existe-t-il donc une langue française de Belgique ? », persiflent les mauvaises langues, « Et une littérature ? » Ces vilaines savent-elles seulement le sort que leur réserve ma maman ? L’étuvée, les clous de girofle et la mort à feu doux. Laissons-les meugler et poursuivons notre chemin. Elias Canetti, lauréat du prix Nobel en 1981, aurait bien écrit au sujet de Jacques qu’aucune littérature humaine ne lui était étrangère, « Keine menschliche Literatur war ihm fremd. »

Ah le voici, Jacques, attablé à l’Académie. On reconnaît le coup de brosse de son père Luc De Decker, peintre flamand, wiens portretten het innerlijke van de persoon door typische details met rake en snedige toetsen weergeven. Son regard patiente, écoute, sourit, s’engage, s’allume, s’approfondit. Ibsen vient de quitter le Palais mais il y a laissé une part de mélancolie. Henrik Ibsen, l’homme de théâtre que ses biographes situent au tournant du siècle dernier dans un royaume en voie de dissolution – « Henrik-Shmendrik », aurait raillé Isaac Bashevis Singer, Nobel 1978 – il est ici en personne, prêt à frapper bruyamment le pavé de la rue Ducale. On pourrait en douter, c’est trop extravagant. Mais alors que Jacques poursuit la conversation avec Maeterlinck sur le thème des termites, le dramaturge scandinave s’est mis à égrener à rebours les pièces enfilées de l’aile occidentale du bâtiment en grommelant « Hatt ! Hatt ! » à la recherche de son couvre-chef, et la discussion repart de plus belle. L’intelligence de Jacques a réuni ces hommes pour donner vie aux mots et aux symboles. Ensemble, ils épinglent les véritables drames de leur société – et ce sont précisément ceux qui sous-tendent la nôtre.

Mais Jacques est toujours en quête de la réponse à la grande question sur la vie, l’univers et le reste. L’heure avance ; un autre rendez-vous est prévu, prometteur d’une révélation avec un grand R.

Rubens, arrive le premier, superbe mais charmant. On n’est plus surpris de rien. On dirait un van Dyck. L’Anversois fait onduler les r de manière succulente, comme les boucles de sa barbe. En réalité, il est moins roux que ses autoportraits. Ses traits ne trahissent rien de son dégoût pour la simplification frigide de l’architecture, pourtant de facture néoclassique – ce n’est quand même pas le Bauhaus ! Le peintre se concentre plutôt sur la douce danse des mains de Jacques, leur ronde gracieuse, les doigts qui se croisent et se défont, les trajectoires courbes et symétriques, les ébats colombins, l’éclat intense de la chevalière portée à l’annulaire gauche chaque fois que la course du chaton parvient à saisir un rayon de soleil. Visiblement, Rubens aime le mouvement, l’espace et la lumière. Soudain, un grand bruit de chaise qui tombe annonce la présence d’un autre invité, venu droit d’Amsterdam.

Rembrandt n’est pas vraiment maladroit, cela peut arriver à tout le monde, mais il est ému d’être ici, en présence de Jaques et face à Rubens. Il halète, yeux ouverts, bouche béante. Jacques l’accueille, l’invite à s’asseoir et Rubens dit un mot chaleureux. Mais tout de suite le silence d’après la chute revient. Alors, les mains de Jacques se lèvent, se gantent et font sauter un à un les loquets à bascule de deux larges coffres. Accourue de la pièce voisine, madame H., gantée de même, l’aide à extraire soigneusement deux chefs-d’œuvre, qu’ils disposent avec précaution devant les maîtres sur des chevalets, puis elle disparaît aussitôt. Les toiles représentent la même scène du sacrifice d’Isaac, au moment où l’ange retient la main d’Abraham. La version de Rubens date de 1614, celle de Rembrandt de 1635. Les deux artistes sont frappés d’un émoi véritable.

Trois paires d’yeux sont instantanément happées par la luminescence du tronc de l’Isaac de Rembrandt. Passé l’éblouissement, les regards se précipitent malgré eux sur la main du sacrificateur qui écrase le visage de son fils. Mais rien n’y fait : la victime reste entravée, sa gorge offerte. Jacques, Rubens et Rembrandt s’identifient tour à tour aux trois personnages du tableau. Leur face dessine presque en même temps la mine effarée d’Abraham, tancé par l’ange à la main levée. Ce jouvenceau ailé est-il le double d’Isaac ? De sa main droite, il arrête le geste du vieil homme et voici le couteau en suspension… Chacun retient son souffle.

Rubens se reprend le premier. Il redécouvre sa propre toile avec satisfaction et les autres le suivent. Jacques la trouve indéniablement belle, spectaculaire à souhait, haute en couleur. Du grand Rubens. La composition est similaire, peut-être plus verticale. Mais, se dit Jacques, tout y est joué, rien n’y est authentique. Le premier regard du spectateur ne s’élance pas droit sur le cœur du supplicié, dont la musculature exhibée évoque les joutes culturistes, mais il se perd dans le drapé rouge de la robe du père. Les silhouettes sont soulignées, elles aussi, d’un élégant trait écarlate. Quelle différence avec la fluidité spumeuse de Rembrandt ! Quel contraste entre la sensualité solaire de Rubens et le clair-obscur de son jeune collègue !

Ce qui touche le plus Jacques, c’est ce qu’il nomme la valeur de la sincérité dans l’art. Dans ce duel, il choisit son champion. Si la généalogie biblique inscrit Ruben comme le fils aîné de Jacques, fils d’Isaac, fils d’Abraham, notre Jacques se reconnaît plutôt dans le chemin personnel de Rembrandt van Rijn. Qui s’étonnerait de l’absence du bélier désigné à se substituer à la victime humaine sur le tableau de ce dernier, alors que Rubens le peint s’emmêlant les cornes dans les branches d’un chêne au pied d’Abraham.

Le trio échange des propos courtois sur la beauté et la sagesse. Rubens cultive d’ailleurs jusqu’à l’exquis l’art de la diplomatie. Mais il doit déjà prendre congé – un rendez-vous au palais voisin avec Sa Majesté la reine : sûrement une nouvelle commission. Ce départ ne contrarie pas Jacques car maintenant qu’il tient sa réponse à la grande question, au moins en ébauche, il doit poursuivre avec Rembrandt. Il lui aurait bien présenté Wagner, sur qui il a bien écrit. Le compositeur maîtrisait les artifices et les effets presque à la manière d’un baroque et la confrontation aurait peut-être éclairé le peintre et la quête de Jacques. Mais ce « cabotin patenté » est mort et enterré. Mort à Venise. Enterré à Bayreuth.

Jacques a une autre idée, plus grandiose. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? Ce n’est pas au rédacteur de répondre à cette question, bien sûr, en raison du devoir de réserve et d’un conflit d’intérêts. Si le lecteur ne s’interpose pas, Jacques garde une chance de trouver sa réponse sur la vie et le reste. Il expose son projet à Rembrandt : parachever sa série de leçons d’anatomie. Après la dissection de l’avant-bras réalisée par le docteur Tulp en 1632, puis celle du cerveau opérée par le docteur Deijman en 1656, Jacques désire que l’artiste immortalise sur toile la solution au mystère décrit dans le livre de la Genèse.

Quel mystère ? En déroulant le parchemin de la Thora, on apprend, dix chapitres au-delà du sacrifice d’Isaac, que Jacques, son fils, soutint un combat nocturne avec un homme ou un ange et ce dernier, ne parvenant pas à vaincre Jacques, lui lésa la hanche. Les mythologues ont fait l’hypothèse d’une avulsion du nerf sciatique (ou ischiatique), mais notre Jacques aimerait en avoir le cœur net. C’est macabre.

Madame H. a tout préparé à l’étage, dans une salle de l’Académie royale de Médecine de Belgique. La lumière est bonne, c’est-à-dire que les rideaux sont tirés et des chandelles ont été placées suivant les instructions du peintre. Il commencera son étude au brou de noix. Elle a aussi déballé le matériel pour la vivisection : scalpels et lames, pinces et paires de ciseaux, sondes et cuvettes.

Jacques, partiellement dénudé, s’installe en décubitus ventral. C’est de plus en plus sinistre. Le médecin officiant, ainsi que Jacques l’a décidé, sera… le rédacteur. Celui-ci se permet humblement d’invoquer, pour ce qu’elle vaut, la Déclaration universelle des droits de l’homme, en particulier le droit à la vie, la liberté et la sûreté de sa personne, et l’impératif de ne pas soumettre autrui à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, dégradants ou inhumains. Mais qu’est-ce qui est humain ? C’est la question de Jacques, et nous n’aurons pas la réponse sans l’expérience qu’il a commanditée. C’est le chat de Schrödinger : Jacques De Decker peut-il être à la fois décédé et bien vivant ?

Jacques a déjà intitulé l’œuvre « Sur un air de Richard Wagner ». Rembrandt se montre incertain. Un air – de musique ? Un r – le premier du prénom du compositeur défunt ou le dernier de son nom ? Le rédacteur, suspecte une autre homophonie : un nerf – le nerf de ce mystère, qui lui tape sérieusement sur le système…

Solennellement, avec des gestes alanguis, le rédacteur se masque, enfile une surblouse et des gants. Il tente de rassurer ses mains. L’éclairage est terriblement lugubre. Jacques est stoïque. Quel est le sens de tout ceci ? Avec cérémonie, le rédacteur s’empare d’un bistouri. Il répète dans sa tête la première incision, la découverte du plan superficiel. Il se projette, toujours sans bouger, comment l’on dégage de la crête iliaque le muscle moyen fessier, comment l’on écarte le muscle piriforme et l’obturateur interne. Que trouvera-t-il alors ? En vérité, il espère ardemment ne rien découvrir du tout. Il se sent entraîné dans cette histoire folle par fidélité. Mais est-ce effectivement cela que Jacques lui demande ?

Il avance lentement l’instrument, dont la lame brille à la lueur des bougies, et le maintient en suspension…

Pour l’amour de Jacques, lecteur, n’y en a-t-il pas un parmi vous qui arrêtera son geste ? Si pas un lecteur, un éditeur ? Sinon, un ange ? Quelqu’un ? Tout de suite, maintenant !

Oh God said to Abraham: “Kill me a son”.
Abe says: “Man, you must be puttin’ me on”

Bob Dylan, Highway 61 Revisited

Partager