Remerciements à Claudia De Decker-Ritter

 

Les moteurs du ferry grondent, le pont arrière va se relever, les dernières voitures embarquent, les retardataires courent essoufflés. Odile est à sa place préférée, sur le premier pont arrière, près du drapeau blanc et bleu. Le pont de métal se relève, les moteurs grondent un peu plus fort, le Ferry vibre, l’eau du port s’agite à grands remous, le bateau s’arrache et dessine sa queue d’écume. Elle voit l’île qui s’éloigne, se trouve une table et une chaise à l’ombre. Chacun s’affaire pour la traversée de 4 heures qui les ramènera au Pirée. Il y a déjà une file devant chaque bar. Odile s’y ajoute, commande son freddo cappuccino, un peu de sucre mais pas trop, « metrio », le barman l’exécute avec soin, comme pour chaque passager. Barrista grec, c’est un art. Déjà les maisons blanches ont fondu dans les collines, l’île n’est plus qu’une lointaine silhouette ocre. Le vaisseau prend la route humide, Odile serre les dents, elle sait qu’elle ne reviendra pas dans l’île avant un an. Lire la suite


Sous le familier, découvrez l’insolite,
Sous le quotidien, décelez l’inexplicable.
[…] Dans la règle, découvrez l’abus
Et partout où l’abus s’est montré,
Trouvez le remède

Bertolt Brecht, L’Exception et la règle (1930)

 

Odile marche d’un pas vif. Mais elle l’a vu, enfin pas la personne, tout d’abord un grand sac de couchage d’un bleu roi pimpant, une ligne horizontale sous le très haut porche du grand building de la compagnie d’assurances. Près de la station de métro « Botanique ». Odile continue sa course, mais aperçoit que dans le sac étincelant, il y a un homme noir. Elle ne voit que cela, deux yeux qui dépassent du sac, deux billes lancées vers le ciel. Le ciel, très bleu lui aussi. Il est dix-huit heures, trop tôt pour aller dormir, et le cours va commencer. Lire la suite


Je les ai vus grandir ces enfants du « Balai citoyen ».

Eux ou leurs frères et sœurs.

J’en ai vu l’un tenter de naître dans une pièce aux murs sales, sous les encouragements de la matrone qui n’avait pour tout instrument qu’un vieux cornet acoustique.

« Aké, aké » : la maman poussait, poussait, poussait… appelé en renfort, pour toute assistance, l’infirmier n’a rien pu faire d’autre que de gronder et stresser davantage la parturiente. Il est retourné à ses fiches de vaccination manuscrites, soigneusement tenues et poussiéreuses.

J’ai vu l’enfant tout juste né, épuisé comme sa maman, et le jeune père resté à l’écart : accoucher est une affaire de femmes. 24 heures plus tard, dans la maternité sans moustiquaires, ou en lambeaux, d’enfant, il n’y avait plus : il n’avait pas survécu, pas réussi son entrée sur la belle planète du « pays émergent ». Lire la suite


À Léopold Sédar Senghor, Arthur et Moussia Haulot

Pour D.

Au lever dans ma gorge la première eau fraîche

Pays de sources

Dans la petite cafetière italienne

Gronde l’arabica

Il va couler son disque noir

Au fond du bol blanc

Trois alezans hennissent

Et mon cerveau déchevêtre son premier mikado Lire la suite


A un ariete sempre focoso, tra due temporali

Pour Emily

(…)

Dans quel pays, dans quel district C’était tout au bord de la mer Depuis j’ai oublié laquelle Sous le soleil exactement Pas à côté, pas n’importe où Sous le soleil, sous le soleil Exactement juste en dessous.

(…)

Serge Gainsbourg

Ce matin, la tempête s est enfin calmée. Il y a encore quelques nuages et un peu de vent.

Le vent est tombé, j’irai à la plage, mais je n’irai sûrement pas me baigner. J’aurais préféré rester bouquiner dans ma chambre. Écrire mon journal tranquille. À la plage, il y a le sable qui s’insinue partout et ce type qui suit des yeux le moindre de mes gestes.

Ce n’est pas un G.O, c’est un GPS, une vraie balise satellite ce type. Collant. Comme le sable ce matin. Une vraie poix. Lire la suite


Aux enfants de Marie, aux enfants de Bertrand aux enfants de Jacques

Vilnius Vilna Wilno Vilne

A bukh, nokh a bukh

Alors Dovid se penche vers ses petits-enfants et leur dit : « Puisque vous me le demandez, je vais essayer de vous raconter l’ancienne Vilnius juive, notre Vilne. Car cette ville, telle que vous la découvrez aujourd’hui, cache une ville perdue. La nôtre. L’histoire est longue, brillante, cruelle aussi. Mais je vais essayer encore, parce que, comme le dit mon ami Ousmane Aledji, l’histoire, la vraie, ne s’invente pas. Elle se raconte et se raconte encore. Pour qu’un jour, mes chers petits, vous puissiez la recevoir sans plus trembler, sans peur ni angoisse, pour qu’enfin la cicatrice soit non pas visible, mais du moins lisible. Et que vous puissiez aller, sachant votre histoire, vous laisser prendre par la main par vos enfants et vos petits-enfants encore à venir. Inventer votre descendance, au positif. » Lire la suite


À Didier S.

Trap niet op mijn hart met je kleine gouden schoentjes.

Tu as parlé en dormant. Tu viens de répéter, presque gémissante : Trap niet op mijn hart met je kleine gouden schoentjes.

Je n’ai rien compris. Il a suffi de cette phrase pour m’arracher au sommeil et me plonger dans un autre abîme. Je ne savais plus où j’étais, ni avec qui. J’étais vaguement effrayé, comme cette nuit-là en Algérie quand à deux heures du matin, le cri du muezzin m’avait surpris. Lire la suite


À Michel K., Danièle K., Roman G., Simone S. et leurs familles

Marie retenait soigneusement toutes ces choses et elle les méditait.

(Évangile, Luc, 2,19)

Chère Samia,

Je n’ai plus de tes nouvelles, je suis inquiète. J’ai vu les images à la télévision : Ramallah et maintenant Bethléem, ta petite ville si douce. J’ai vu l’une des croix de la Basilique de la Nativité noyée dans la fumée des tirs, j’ai vu la poussière monter de la place de la Mangeoire. Et tout ce fracas. Je me souviens de notre rencontre à ce congrès de néonatologie. Qu’advient-il de vous ? Donne de tes nouvelles et sache que je pense à toi et à tous les tiens.

maria.donatello@virgilio.it

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C’est toujours aussi grand, mais il y a plus de monde maintenant. Ces portes n’arrêtent pas de battre. Et à chaque fois, c’est comme un petit cyclone. Une masse d’air froid qui entre en collision avec l’air chaud pulsé par la soufflerie, le bruit des bottes qui frappent lourdement le sol pour secouer la neige, l’œil placide des gardes, et puis la deuxième porte, l’arrivée dans le grand hall.

« 10 h 30, c’est à 10 h 30 qu’il m’a donné rendez-vous. »

Elle surveille l’entrée, elle aussi, depuis au moins une demi-heure. Lire la suite