Une nouvelle journée se lève sur ma triste vie, dans cette contrée maudite où jamais rien ne se passe. Quelques habitants de la région travaillent encore mais beaucoup d’entre nous passent leur temps à la maison. Alors on se promène, on rencontre les voisins, on fait courir les diverses rumeurs.

Tiens ! En parlant de rumeur, il paraît qu’un gars deux rues plus loin a commencé des travaux dans sa maison. Ce sont des gens bizarres et intrigants. En tout cas ils n’ont pas de problème, eux, quand on voit les véhicules qui s’arrêtent de temps à autre devant leur domicile, on se dit qu’ils ne doivent pas avoir trop de problèmes d’argent, ceux-là. Ce devrait être des personnes correctes d’après nous, puisque la plupart des gens qui passent chez eux viennent avec leurs enfants.

J’ai eu l’occasion de les croiser un jour au supermarché. Je faisais mes commissions comme toutes les semaines, et, au détour d’un rayon, c’était, vous savez, le rayon où l’on trouve toutes sortes de friandises pour les enfants, je les ai vus. Un chariot plein de bonnes choses dont les gosses raffolent, je ne me souviens plus de la date mais cela devait être à l’approche d’une fête ou l’autre, vu la quantité hallucinante de friandises qu’ils avaient parmi leurs divers achats. Genre de fête orgiaque où les enfants se gavent de toutes sortes de choses.

Enfin, c’est la seule fois que j’ai eu l’occasion de les croiser et de me retrouver tout près d’eux. Un modeste « bonjour » en passant qui n’a même pas eu de réponse, mais bon, on ne se lève pas tous les jours du bon pied. Et puis ils sont peut-être préoccupés avec leurs transformations. Cela me fait penser que depuis le temps qu’ils font des travaux, ce doit être un intérieur en or, en tout cas cela ne peut être que dans leur maison, puisque de la petite ruelle qui donne à l’arrière de ces logements on ne voit rien qui change dehors.

La petite ruelle aux amoureux qu’on l’appelait, on y jouait quand on était gamin, tout le quartier connaît cet endroit, tous nous l’avons fréquenté au cours de notre vie. À douze ans, je m’y rendais en revenant de l’école avec mes copains, pour fumer une cigarette en cachette avant de rentrer à la maison. Mes parents m’avaient interdit de passer par cet endroit seul, comme le pont de l’autoroute que nous devions traverser pour rejoindre la plaine de jeux où tous les gamins du quartier se retrouvaient en été pour faire les fanfarons et les quatre cents coups. Ce temps-là est révolu, maintenant c’est scooter, drogues, sexe, jeux vidéo et j’en passe, je ne dois certainement pas vous faire la liste des activités des jeunes de maintenant.

Tiens ! En parlant de jeunes, la semaine passée, deux gamines sont entrées chez les gens qui habitent deux rues plus loin. Elles doivent être de la famille parce qu’elles sont là depuis bientôt neuf jours. La discrétion doit être leur maître mot, on ne les voit jamais, ni sur la rue ni dans le jardin, et quand on passe devant jamais un cri d’enfant qui joue ou quoi que ce soit. En résumé, le voisinage est calme, on ne s’occupe pas trop des voisins, et avec Paul, mon colocataire, comme on n’a pas le câble, nous passons le plus clair de nos journées à jouer aux échecs. Cela demande beaucoup de concentration et on ne se préoccupe pas du voisinage. On a des nouvelles par le facteur. Il nous a fait savoir que les gens en question avaient eu des problèmes avec les autorités locales, et qu’une fouille avait été faite chez eux. Mais qu’ils n’avaient rien trouvé. Il nous a demandé si on n’avait rien vu de suspect, mais comme on n’habite pas à côté, on a dit « non » !

On a supposé que les deux gamines étaient rentrées chez elle. De toute façon, moins on s’occupe des affaires des autres, mieux on se porte. Et puis il y a des gens qui habitent beaucoup plus près, donc s’il y avait eu quelque chose de grave, ceux-là en auraient parlé aux autorités.

Enfin on suppose. Finalement on ne peut pas tout voir, ou, comme dit Paul mon colo, « on voit ce que l’on veut bien voir ».

Et le reste me direz-vous, eh bien on se dit qu’un autre y aura prêté attention. Et puis restons logiques, ils en auraient fait quoi des gamines ?

Un enfant, cela se remarque vite et ce n’est pas spécialement discret. On ne peut ne pas le voir. Puis c’est pas le genre de personnes qui ont l’air de chercher des ennuis. Qui n’a pas eu des problèmes avec les autorités un jour de son existence. Bah ! je me tourmente pour rien. On verra la suite, nous serons peut-être bien étonnés !

En plus, ce matin, je suis allé conduire le fils de la voisine à l’école. Cette charmante voisine, qui travaille dur pour élever son fils, commence très tôt sa journée de travail une semaine sur deux, alors je conduis Marc, son fils de dix ans, à l’école. La petite école de l’autre côté de l’autoroute près de l’ancienne plaine de jeux qui est devenue un dépotoir pour voitures volées. On arrive en vue du pont et, là, quel ne fut pas mon étonnement en voyant une compagnie entière de fonctionnaires de l’ordre en train de chercher dans les buissons et les fourrés longeant la route. Je ne sais pas ce qu’ils cherchaient et je n’ai pas cherché à savoir non plus. Je suis passé avec le fils de ma voisine et personne ne s’est occupé de notre présence, pas une question, pas un regard, rien.

Je raconte cela à Paul de retour de ma promenade matinale et, là, il me dit que deux fillettes auraient disparu, mais que l’on ne savait pas si c’était un enlèvement ou une fugue. Avec les jeunes de maintenant, il ne faut s’étonner de rien. Le seul indice qu’ils avaient était qu’une personne avait vu une grosse voiture noire passer sur le pont ce jour-là. Comme dans le coin les grosses voitures, c’est très rare, cela se remarque vite. La photo noir et blanc qui annonce la disparition des deux filles est affichée à la librairie du coin, chez le boucher et au petit paysan, l’épicerie du village.

Quel soulagement quand j’ai vu qu’elles avaient les cheveux noirs alors que les deux seules gamines qui correspondraient plus au moins au signalement et qui étaient entrées chez les gens deux rues plus loin avaient les cheveux châtains. Ouf ! un poids en moins sur l’estomac.

Comme on peut se faire de fausses idées sur les gens…

Partager