Écueil de l’accueil

Élise Bussière,

Elle le regardait avec cet air méfiant qu’il connaissait bien, et qui s’intensifiait à chacune de ses réponses. Il fallait qu’elle dise oui. Tout en dépendait. Il suffisait d’un infime acquiescement pour que les choses reprennent. Mais il n’avait rien pour la convaincre, juste sa volonté et sa bonne foi. En arrière-plan, il voyait le regard que son père avait eu quand il s’était éloigné de la maison. Les plis à la commissure des yeux figés, ce même regard absent, hypnotisé par le vide, qu’il avait eu à la mort de sa mère. Il était resté immobile, comme s’il le perdait.

C’est à Mersin, petite ville portuaire de Turquie, qu’avait débuté l’attente. Il y patientait avec des centaines de migrants, dont beaucoup de Syriens comme lui. En payant la dîme au passeur, il pensait que c’était l’affaire de vingt-quatre heures. Mais vingt-quatre autres heures s’étaient ajoutées aux précédentes. Puis d’autres, et d’autres encore. Elles semblaient ne plus s’arrêter.

Chaque soir, penser qu’il sera le bon, que cette nuit sera celle de la traversée. Meurtrière peut-être. Mais ce qu’il laissait derrière lui l’était aussi. Il végétait dans un hôtel de passage, transformé en tour d’attente. Chaque jour passé dans ce port grignotait le capital que son père lui avait confié. Avant de s’endormir, il en recomptait chaque billet. Il pouvait encore tenir un temps, bien sûr, mais il voulait garder de l’argent pour après. Après trois semaines passées enchaîné à l’hôtel, de peur que le bateau ne parte sans lui, il avait embarqué pour l’Italie, au cœur d’une nuit chaude, dans une pagaille effervescente et hébétée que la moiteur décuplait. Une atmosphère qu’il n’avait jamais connue : une excitation mêlée de peurs. Comme les autres soirs, il avait enfilé ses deux pantalons et préparé son gilet de sauvetage. Il n’avait emporté qu’un petit sac de toile dans lequel il avait glissé son Coran, une brosse à dents, une paire de chaussettes, un couteau, une gourde et un mouchoir. S’il le fallait, il pouvait s’en séparer. La bague de sa mère, elle, il l’avait cousue dans la poche de son pantalon. Quoi qu’il arrive, il l’offrirait à la jeune fille qu’il épouserait. Elle valait plus que toutes les dots qu’aucune femme syrienne n’avait dû recevoir. Il espérait que ses futurs beaux-parents le percevraient également ainsi. Sa future épouse, certainement. Il n’en doutait pas. Ce soir, la bague avait valeur de talisman. Elle veillerait sur lui, alors qu’une nouvelle attente débutait, terrifiante celle-là. Attendre dans la crainte d’être dévoré par la mer. Attendre dans la proximité nauséabonde de corps suant d’angoisse, dans les pleurs des enfants, dans la faim et la soif. Attendre cinq jours sans dormir, sans bouger, sans se laver, ne percevant que les mouvements des flots.

Pour accoster, enfin, un matin.

En touchant terre, soulagement noyé d’épuisement. À bout de force, suivre le flot humain. Rester à l’affût, bondir s’ils tentaient de prendre ses empreintes. Ne pas les laisser en Italie. Son père l’avait enjoint de viser la France. Lui espérait l’Angleterre parce qu’il parlait la langue. Mais son père l’avait mis en garde : il resterait bloqué au milieu de camions, le long d’une autoroute, sans pouvoir prendre la mer, dans un provisoire qui semblerait éternel.

S’allonger enfin quelques heures, entassés dans une tente. Le sommeil reste lointain. Les vagues le hantent. Il tangue. Il voit l’eau, la sent, elle l’envahit, l’engloutit. Ne plus attendre. Fuir. Ne pas laisser de trace. Vérifier que la bague est toujours là, soulever la toile de la tente, et partir à pas de loups dans l’herbe humide. Sa démarche est chancelante. Il tangue toujours. Tels de timides phares dans la nuit, quelques réverbères offrent des halos de lumière. Il longe une route et vise le Nord, sans savoir où il se trouve. Il veut prendre un train ou un bus pour remonter jusqu’à Paris.

Le lendemain, il se joint à une horde de migrants en marche. Ils sont couverts de sable et de poussière. Ils sentent mauvais, lui aussi. L’argent, qu’il a glissé dans sa chaussette, lui irrite le pied, mais il aime cette marche. Ce déplacement n’est plus l’attente. Ils avancent. Chaque pas les rapproche de Paris. La paire de baskets qu’il a achetée avant son départ semble avoir déjà cinq ans. Il voudrait se raser. Des enfants pleurent de fatigue et de faim. Un petit garçon aux grands yeux bruns s’attache à lui et réclame souvent ses bras. Il les lui offre volontiers, espérant que le chemin lui soit moins pénible. Il l’aurait fait pour ses frères. D’un bar, il a appelé son père. Sa voix tremblait. Ils ont échangé quelques mots pudiques. Il est l’aîné, lui a-t-il rappelé. Il doit faire vite. Ils pourraient détruire la maison. Oui, il veillera sur ses frères, il l’avait promis à sa mère. Quand ses frères l’auront rejoint en France, il sait que son père restera seul au pays pour y mourir. Il ne pourra pas revenir pour lui dire au revoir ni le soigner, sauf si le conflit s’arrête. Et, même dans ce cas, tout dépendra du vainqueur. Il avait manifesté contre le régime. Il était fiché. La consolation qu’il lui offrira, avant qu’il ne ferme les yeux, est de réussir ses études. S’il ne pouvait plus étudier à Homs, il le ferait ailleurs. Quoiqu’il en coûte, même ses racines, sa famille, ses amis… Presque tout en somme. Même ses racines… C’est ce qu’il se répétait en avançant. Il lui restait sa foi et son âme.

Un soir, Paris lui est apparu, pas exactement comme dans ses rêves. Le groupe y a retrouvé d’autres migrants et s’est éparpillé dans la foule. Si voir des semblables aurait dû lui réchauffer le cœur, ce curieux rassemblement le rendait plus triste encore. Déracinés, errants, perdus, en transit. Il ne voulait pas leur appartenir.

Attendre, une fois encore. Parqués dans un campement. À Paris, laisser ses empreintes. Bien appuyer. Et enfin demander l’asile. Son père le lui avait répété cent fois.

Puis attendre et attendre encore… Âme en peine, errer dans cette ville qui ne semblait pas vouloir de lui. Des jours, des semaines, des mois… L’horizon se bouchait. Est-ce que le monde n’appartenait pas à tout le monde ? Au début, il avait piaffé d’impatience : galoper, étudier, découvrir, mûrir… Il avait hérité de son père l’horreur du désœuvrement. Après des mois dans ce cul-de-sac, sans demi-tour possible, il se tassait, se racrapotait, rentrait les épaules. Au gré de ses errances dans les rues, les parcs, les bords de Seine, il nouait quelques contacts, des jeunes Syriens, des Français bénévoles ou d’autres… Mais, au fond, il était seul. Il y avait aussi eu cette étrange rencontre. Un SDF français lui avait raconté, dans un anglais empreint d’un accent qui rendait la compréhension difficile, que sa vie avait basculé en peu de temps : la perte d’un emploi, un divorce et puis l’alcoolisme. Il vivotait et en voulait à ses compatriotes, pas de son état, mais de leur aveuglement. Soudainement, la France s’était réveillée. Elle s’émouvait de la précarité et de destins bousculés. Les bonnes âmes s’empressaient auprès de ces nouveaux malheureux : des tentes étaient montées, des vêtements offerts et des repas distribués. Et lui ? Est-ce que la France allait s’émouvoir de son histoire à lui ? Est-ce que des volontaires allaient aussi lui apporter des repas ? Des années dans la rue sans compassion. « Et là, vous arrivez et la France se jette à votre chevet ! » À l’insupportable attente, s’ajoutait le malaise de prendre le pain d’un autre. Depuis, il évitait ce coin. Il voulait seulement être quelqu’un, pas celui qui attend. Il ne comprenait pas ce qui prenait tant de temps. Qu’est-ce qu’ils contrôlaient ? Un pays en guerre, c’est facile à vérifier. Et pour le reste, qu’est-ce qui prenait tout ce temps ? En prévision de ses études, il apprenait le français. Aussi pour oublier qu’il n’était rien sans statut. Il attendait celui de réfugié, alors qu’il espérait celui d’étudiant. Quand on lui demandait ce qu’il faisait, il répondait qu’il étudiait le français. Et, il lui restait la bague de sa mère, bien cachée, et sa foi.

Attendre, il avait attendu plus de treize mois avant de trouver, dans le courrier jonchant le sol, une lettre lui annonçant que le statut de réfugié lui était accordé. Il était remonté tout de suite. Il volait dans les escaliers. Il entend encore le bruit de ses pas. Il a ouvert la porte et a embrassé son Coran et la bague de sa mère. Hamdoullah ! Hamdoullah ! Sa vie allait reprendre ! Il allait poursuivre ses études.

Ce jour-là, il est resté assis sur les bords de Seine à fixer l’eau sans la craindre, à rêver de sa vie de demain. Il se voyait déjà, le diplôme en main, appeler son père, faire venir ses frères, épouser une femme, lire des histoires de Zakaria Tamer à ses enfants. Il pensait qu’avec son blanc-seing l’avenir lui appartenait. Il imaginait une vie presque normale, même s’il était loin de chez lui. Oui, il faisait froid et gris à Paris. Mais il n’y avait pas le bruit des balles. Il se souvient que, les premiers mois suivant son arrivée, il se réveillait en sueur, englouti par la mer, sombrant, noyé. Puis, un jour, il avait passé une vraie nuit. Il avait ouvert les yeux et le soleil était là. Petit à petit, ses cauchemars s’étaient espacés. Et, aujourd’hui, il pouvait regarder la Seine avec assurance, il avait son statut, ce qu’il croyait être un sésame.

Puis il y a eu cette expression qu’il ne comprenait pas : « moyens suffisants d’existence ». Qu’est-ce que cela voulait dire ? Que cachait cet assemblage curieux de mots ? Il s’agissait de la froide demande de mise en garantie de sept mille trois cent quatre-vingts euros : l’administration lui demandait de prouver qu’il disposait de sept mille trois cent quatre-vingts euros pour pouvoir entamer une année d’étude. Plus que le coût de la traversée ! Il n’y croyait pas. Son avenir chavirait. Où trouverait-il cet argent ?

Assis, face à cette banquière, sentant la moquette par le trou de sa semelle, il s’appliquait pour parler du mieux qu’il pouvait. Il avait préparé ses phrases et les avait répétées plusieurs fois. Il fallait qu’elle dise oui. Se triturant les doigts, il l’implorait de lui prêter la somme. Il se débrouillerait pour rembourser. Il le promettait sur son honneur et la bague de sa mère. Allait-il la vendre ?

Partager