Place des Martyrs

Michel Torrekens,

 

Ils sont arrivés à quatre. L’adversité a le don de rapprocher des individus qui se seraient peut-être ignorés dans la monotonie des jours. La guerre, une prise d’otages, un cataclysme naturel poussaient l’un vers l’autre des êtres que peu de choses auraient contribué à se lier. Ces quatre-là avaient été jetés sur les chemins de l’Histoire sans qu’ils aient eu le temps de prendre conscience de ce qui leur arrivait. Seul un instinct de survie irréfragable les avait conduits à mettre leurs pas les uns dans les autres.

Il y avait Aalard, le plus costaud des quatre. Agriculteur, il avait sculpté son corps au contact de la terre et des saisons. Sa terre. Il pensait depuis son enfance ne jamais devoir connaître que celle-là. Il en connaissait tous les caprices. Le travail était son moteur. Les milices avaient déferlé sur ses champs et avaient tout détruit. Sentant le danger pour sa vie et celle des siens, il avait envoyé sa famille en sécurité dans un pays frontalier, chez des amis, et avait poursuivi sa route à la recherche d’un travail pour subsister. La mondialisation était aussi passée sur les chemins de l’exil et il s’était lancé dans la traversée de deux continents.

C’est ainsi qu’Aalard avait croisé la route de Renaud. Autant l’un était une force de la nature, autant l’autre était un oiseau chétif, plus proche du ciel que de la terre. Artiste peintre, il avait connu les geôles du tyran à la tête de son pays, tyran néanmoins courtisé par maintes démocraties occidentales. L’économie avait pris le pas sur la politique. Était devenue le substrat d’une nouvelle idéologie qui dictait la marche du monde. A priori, rien ne pouvait rapprocher ces deux hommes encore jeunes, si ce n’est l’attrait des contraires. L’un méditait sur les paysages qu’il magnifiait de ses couleurs, l’autre en modulait les formes à la force de son poignet. Curieux l’un de l’autre et partageant le même amour pour les plaines et vallons de leur région natale, ces deux-là ne cessaient de parler, échangeant anecdotes et péripéties. C’était pour eux une manière d’être moins déracinés.

Renaud était accompagné de Guichard. Plus âgé, il dénotait par le silence dans lequel il semblait se couler avec résignation. Guichard avait acquis une connaissance intime de la souffrance des hommes. Comme infirmier, il avait passé l’essentiel de son existence sur des blessures purulentes et des corps désarticulés. Il avait tiré de la consultation de ce grand livre ensanglanté une philosophie désabusée. Rien ne ressemblait plus à un corps humain qu’un autre corps humain et il s’y plongeait comme dans la lecture du plus universel des livres. Un livre aux multiples secrets. Le pire était que ces chairs meurtries résultaient de la sauvagerie des hommes. Jeté sur les routes de l’exil, Guichard n’avait plus guère le temps et l’opportunité de pratiquer son art et en tirait un sentiment d’inutilité qui l’accablait davantage encore. Il trouvait cela d’autant plus absurde que la situation du monde requérait plus que jamais ses services, mais il avait été relégué au rang de sans-état et ne pouvait que ponctuellement donner suite à son serment d’Hippocrate. Il gardait un souvenir ému de l’instant où il avait prononcé celui-ci à la fin de son cursus estudiantin, en des temps qui lui promettaient un avenir radieux.

Richard était le dernier à s’être joint au trio. Plus jeune, bien qu’il fût impossible de lui donner un âge, il avait été envoyé en éclaireur par sa famille restée aux confins de la Méditerranée. Ses idéaux cadraient de moins en moins avec les turbulences de son pays : il n’avait encore rien fait de sa vie, il avait plutôt observé les autres se débattre dans l’existence, et le spectacle que lui offraient les habitants de son pays ne l’incitait guère à aller de l’avant. Il avait vu tellement de proches mourir que l’existence se vidait de tout sens. Il se laissait porter par l’existence et quand ses parents l’avaient chargé de leur ouvrir la voie vers un ailleurs, il avait saisi cette occasion comme une chance de fuir ces territoires devenus inhospitaliers. Aalard, Renaud et Guichard lui étaient apparus comme des frères de cœur, des pacifistes dans l’âme à la recherche d’un monde apaisé, libéré des prédateurs de tous poils. Malheureusement, ceux-ci existaient sous toutes les latitudes, en particulier sur les routes de l’exil. Son optimisme rêveur aurait du mal à s’en remettre. Toutes les économies que la famille lui avait confiées avaient été extorquées par des mafieux et leurs vaines promesses d’accès à un eldorado. Il était devenu le protégé de ses trois aînés.

Les quatre compères retrouvèrent bien malgré eux l’âme nomade de leurs ancêtres. Pour leur fuite, ils évitèrent la mère des mers où tant des leurs avaient péri, abandonnés de tous, et avaient tenté le passage par monts et par vaux. Les dangers n’en étaient pas moindres mais ils avaient l’impression de pouvoir les affronter un tant soit peu. Contre l’océan, il n’y avait aucun recours. Agressions, vols, illusions, déceptions, souffrances, maladies, menaces, contrôles et incarcérations, faim et froid, rien ne leur fut épargné, ce qui les unit plus sûrement que n’importe quel pacte d’amitié. Ils se dirent que c’est ce qui les sauva. Ils avaient été jetés sur les routes du monde à la suite d’une journée sinistre qui frappa le chef-lieu de leur région. Au cri de « Sabre et châtie », des milices avaient déferlé dans les rues et massacré toute trace de vie. Le combat, si tant est qu’il y en eût un, fut de courte durée. Hommes, femmes, enfants gisaient, désarticulés et ensanglantés, devant leur maison qu’ils avaient tenté de fuir. En vain.

C’est de ce jour qu’ils avaient perdu foi dans les Hommes. Eux-mêmes avaient changé de nature et n’avaient plus d’humain qu’une vague apparence. Ils étaient entrés dans une autre réalité. Ils avaient basculé d’un monde dans un autre. La paix précaire s’était fondue dans une guerre impitoyable dont ils étaient les pantins disloqués. L’inhumation de leur peuple, de leurs proches fut aussi celle de leur enfance et des rêves qu’elle avait fait naître.

C’est donc à quatre qu’ils aboutirent, épuisés, dans un pays grand comme un confetti en pleine époque de carnavals. L’hiver était relativement clément, mais avait pris de court les quatre nouveaux amis. On leur avait prédit monts et merveilles s’ils atteignaient cette démocratie coincée entre de grandes puissances. Ils furent décontenancés de se voir réduits à l’état de mendiants. Mendiants de papiers et puis mendiants tout courts. Ils avaient essayé dans un premier temps d’obtenir une reconnaissance et un statut. Ils avaient multiplié les démarches, s’étaient brièvement joints à un groupe de militants. Un jour, ils s’étaient enhardis dans la cabine d’une des nombreuses grues qui griffaient le ciel de la ville. Grue Louis De Waele. Entre eux, ils riaient de ce Louis De Waele qui les hébergeait malgré lui. Mais c’était le rire du désespoir. La prière qu’ils adressèrent de la sorte ne fut guère entendue. En ces périodes de fêtes et d’illusions, les passants se souciaient plus des boules sur leur sapin que de ces fantômes accrochés à leur grue.

Ils furent traités comme des indésirables, des parias, des surnuméraires, des déchets humains. Certains passants s’en prenaient ostensiblement à eux, les injuriant et les menaçant. D’autres leur accordaient un peu de pitié ou de solidarité. La victoire, leur victoire sur les éléments et sur les routes de l’exil, avait un goût amer. Il n’y avait pas de possibilités pour eux d’exercer leur profession. Agriculteur, poète, infirmier ou étudiant, à quoi pouvaient-ils prétendre dans une ville à la fois opulente et exsangue, entre richesse et décadence, miroir aux alouettes des misères du monde ? Ils étaient doux, idéalistes et gentils. Honnêtes. Angéliques. Impossible pour eux de racketter. Ils se mirent à mendier. À quatre, cela s’avéra plus facile. Ils prirent leurs quartiers sur une place du centre-ville, à deux pas de l’artère la plus commerçante de la ville. Ils accédaient ainsi facilement aux temples de la consommation et étaient sur place pour titiller la mauvaise conscience des acheteurs surchargés de sacs. Ils se répartirent les bonnes places, prirent leurs repères, observèrent les heures favorables, affinèrent leur stratégie. Mendier devint un boulot à temps plein, instructif, avec son lot de surprises. Susciter la pitié pouvait être aussi productif qu’inspirer le respect : chaque donateur avait son point faible. Ils veillaient à ne perdre ni temps, ni énergie, avec les irréductibles indifférents ou les bonnes âmes qui les encourageaient à sortir de cette misère avant de poursuivre leur chemin. Ils apprirent à repérer les violents et les agressifs qui n’avaient guère de signes distinctifs. Ils devenaient maîtres ès mendicité. Ils avaient répertorié les horaires des offices et se postaient séparément à la sortie des églises, des mosquées et des synagogues. C’était un avantage de cette ville multiconfessionnelle. Du pain béni pour ceux qui faisaient profession de mendiants.

*

Chaque matin, je traverse la place des Martyrs pour me rendre au travail et refais le même trajet le soir. Invariablement, depuis vingt-quatre ans, je m’installe à mon bureau à 8 heures précises et le quitte à 18 heures. Assistant juridique dans un cabinet d’avocats, je suis chargé de formalités diverses, de la retranscription des plaidoiries, de veiller aux erreurs éventuelles et de la mise au net, puis du classement. Mon travail dépend de celui des membres du cabinet. En vingt-quatre années de bons et loyaux services, j’ai connu le père fondateur et j’ai été repris par ses deux fils qui se sont entourés d’une armada de confrères. Leurs affaires ont prospéré tandis que les miennes ont connu une constance jamais prise en défaut.

Passer par la place des Martyrs est devenu un rituel parmi d’autres. Je la traverse comme un sas entre ma vie professionnelle et ma vie familiale. Cet espace sobre, aux lignes apurées, aux façades en gris cendre, décorées de pilastres, de frises et d’un attique qui court tout le long de la corniche m’apaise par l’harmonie qui s’en dégage sans ostentation. Une librairie et un théâtre francophones adjacents comblent régulièrement mes aspirations à des loisirs, m’offrant des échappées bienvenues. J’aime sentir sous mes pas l’arrondi des pavés qui ont échappé à la mode du macadam et observer leur subtil agencement. Le centre de la place est occupé par un monument imposant, une fosse cubique protégée par une rambarde d’où l’on peut apercevoir des bas-reliefs et des plaques commémoratives. Au pied de certaines, traînent parfois l’une ou l’autre couronne de fleurs. Je n’ai jamais compris par où passent les personnes qui les ont déposées dans cette crypte. Du centre de cette fosse parfaitement carrée, surgit une imposante construction surmontée par la sculpture de la Liberté en marbre d’Italie avec un lion arrogant à ses pieds. Je ne peux m’empêcher de la surnommer la fosse au lion. Cela me fait sourire. Aux angles du socle, figurent quatre anges agenouillés, le visage suppliant tourné vers le ciel. Ils semblent figés dans une prière qui ne prendrait jamais fin. L’hiver, la nuit est déjà tombée sur la place quand je la traverse à 8 et 18 heures, la plongeant dans une atmosphère irréelle. Des réverbères à l’antique projettent des lumières blafardes qui transforment les rares passants en des ombres fantomatiques.

C’est ainsi que je les aperçus pour la première fois, serrés sur un des rares bancs de l’esplanade. Je les observai brièvement de loin et je les aurais sans doute oubliés si le lendemain matin, l’un d’eux ne s’était tenu à l’angle d’une des ruelles adjacentes dans l’attente d’une piécette ou deux. La première fois, je poursuivis ma route jusqu’à mon bureau comme n’importe quel fonctionnaire affairé. Puis ils firent peu à peu partie de mon quotidien et je les croisai de plus en plus souvent. Ma femme poursuivait une carrière académique brillante, mes trois enfants étaient installés. N’ayant plus de souci pour l’avenir, je décidai de devenir charitable avec ces quatre individus qui ne ressemblaient pas à des mendiants habituels. Glisser quelques pièces d’eurocents m’aurait paru indécent, je pris la résolution de leur octroyer systématiquement un billet de 5 euros. J’imaginais enrayer de la sorte mon sentiment d’impuissance. Le prix à payer en était dérisoire. Autant j’étais triste de les voir mendier, autant je me réjouissais de les apercevoir ensemble, solidaires et soudés. En souvenir de mes origines mosanes, je les surnommai les quatre fils Aymon. Comme eux, ils avaient traversé l’Europe en affrontant des vicissitudes de toute sorte. Peu à peu, nous échangeâmes un mot ou deux, dans un français basique. Avec le temps, j’appris qu’ils s’appelaient Aylan, Walid, Baader et Elmo.

Ils disparurent du jour au lendemain. Il y avait longtemps que j’avais pris mes distances avec la politique et l’actualité, dans lesquelles je ne me reconnaissais plus. Bien mal m’en prit. J’aurais pris connaissance des nouvelles lois promulguées à l’égard des réfugiés et des migrants par le parti nordiste et nationaliste au pouvoir. Une certaine confusion s’était installée les derniers mois et on avait vu policiers et militaires, armés jusqu’aux dents, se promener de concert dans les rues commerçantes et autres endroits de passage. La peur de l’étranger s’était généralisée et radicalisée. Les mesures d’expulsions se multipliaient. Je le découvris tardivement.

Mon train-train quotidien reprit son rythme monotone. Traverser la place des Martyrs matin et soir me plongea dans une nostalgie infinie. C’est dur de briser le silence, Même dans les cris même dans la fête, C’est dur de combattre l’absence, Car cette conne n’en fait qu’à sa tête, Mais personne ne peut comprendre, On a chacun sa propre histoire, On m’a dit qu’il fallait attendre, Que la peine devienne dérisoire, C’est comme ça, c’est comme ça. J’avais entendu ces paroles au Brosella, seule taverne à donner sur la place des Martyrs. Je m’y réfugiais régulièrement. Déposer mon obole quotidienne donnait un semblant de sens à ma vie millimétrée. Ces quatre personnages avaient pris plus d’importance à mes yeux que je n’imaginais. Je me rendais compte, surtout, que je savais si peu de choses à leur propos. Ils étaient et resteraient des étrangers. J’aurais pourtant voulu les revoir un à un, pouvoir me confier davantage. La chanson se terminait : Je voulais te dire que j’étais fier, D’avoir été au moins un jour, Un peu ton ami et ton frère, Même si la vie, A ses détours, C’est comme ça, c’est comme ça…(1)

Je m’arrêtais désormais plus longtemps devant les statues des quatre anges, cherchant une réponse dans leur regard. Qu’avait ressenti le sculpteur au moment de leur tailler ce visage implorant ? L’hiver déclinait. Les journées allongeaient et annonçaient le printemps tout proche. Un matin, je découvris avec étonnement qu’une aile d’un ange avait été endommagée. Tout un pan s’était rompu et avait disparu. Aucun gravats de marbre blanc ne jonchait le sol au pied du socle. Comme ses frères, l’ange avait gardé son air suppliant…

Le soir, repassant par l’angle de la rue d’Argent et de la place des Martyrs, au pied d’un panneau indiquant un sens unique, à l’endroit où souvent se tenait impassible Guichard, alias Walid, j’aperçus quelques plumes blanches qu’un léger vent poussait sur une flaque d’eau. En toute innocence, j’imaginai que des cygnes tuberculés, chanteurs ou de Bewick avaient survolé la place durant leur migration vers le nord…

 

(1) Ta main, de Grégoire, clip officiel tourné place des Martyrs visible sur : youtube.com/watch?v=DENeqMZoVcA

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