Tsipras revient

Marc Guiot,

 

Après un exil de plus de vingt ans à Beyrouth, Alexis Tsipras, s’en revient incognito dans sa patrie, accompagné d’une poignée de fidèles sur un gros zodiac qu’il partage avec des Irakiens, des Somaliens et des Syriens. Il a embarqué des armes légères, des faux dollars et trois passagers clandestins, trois armateurs expatriés, repentis qui financent et organisent l’expédition, partie discrètement de Bodrum, en Turquie à cinq kilomètres de l’île de Kos pour aller soutenir la résistance contre Cyclope, le régime des colonels. Ancienne station balnéaire autrefois très fréquentée par le tourisme bas de gamme anglais, l’île est devenue un vaste camp de concentration, un bagne pour réfugiés politiques et opposants. La nuit est froide, la mer houleuse, blanche d’écume, la faim les tenaille. Dans le fond du gros zodiac est également planquée une caisse remplie de chouettes dorées qu’Alexis Tsipras compte bien ramener à Athènes pour les y lâcher. Trompant la vigilance des garde-côtes, le zodiac oblique soudain vers le large tous feux éteints. Alexis tient nonchalamment la barre, les embruns lui fouettent le visage, il somnole en méditant sur le sort de son pays. Il rêve d’Europe. Le moteur tousse. Soudain une lueur spectrale apparaît dans la brume. Athéna surgit étincelante, casquée et cuirassée dans une lumière lunaire.

— N’aie pas peur, vaillant soldat des libertés, je suis à tes côtés.

— Que me vaut cette apparition spectrale ?

— Neptune, protecteur des Cyclopes a déclenché cette formidable tempête sur l’Europe entière mais, je veille. Ce sont les dieux, mes collègues, qui m’envoient après de longues palabres au sommet de l’Olympe.

— On pense donc à moi là-haut ?

— On ne pense à personne d’autre en ce moment Alexis. C’est Europe qui a sonné l’alarme. Elle nous est revenue en larmes, la chevelure défaite, le visage tuméfié, la robe déchirée, sauvée in extremis et emportée sur les flots par Zeus qui a ressorti sa défroque de taureau blanc pour la délivrer sur le rivage maltais d’une bande d’excités qui la poursuivaient : des nationalistes anglais enragés réclamant leur dû, des populistes français en bérets basques entonnant la Marseillaise, des Hongrois à la gueule écumante de rage, des Bavarois en culotte de peau armés de fusils de chasse.

— Pauvre Europe, elle est si mal en point. Je l’aime bien au fond. On n’a pas pu s’entendre à cause du ministre allemand en chaise roulante qui voulait faire peur aux Français, en mettant toute la pression sur nous.

— Son récit nous a bouleversés et indignés surtout. De ses valeurs, de ses idéaux il ne reste rien, les populistes les ont foulés aux pieds, les frontières nationales ont été rétablies pour faire barrage aux vagues d’immigration, les parlements abolis, la loi martiale instaurée partout par les militaires, même en France, fille des Lumières. Mars triomphe, la guerre fait rage en Orient et sur les marches de l’empire russe. La Flandre, la Catalogne et l’Écosse sont devenues des États souverains qui frappent monnaie. Même la Suisse est devenue fasciste.

— Que me vaut cette soudaine sollicitude de l’Olympe ?

— Une révolte de palais ourdie par Prométhée contre Mars-Ares ce rat de caserne, idole de toutes les droites européennes et des colonels plus prompts à faire régner l’ordre que la justice et allergique à tout compromis de caractère démocratique. Moi, Athéna, j’ai élevé la voix face à l’autorité vacillante de mon vieux père incapable de décider, comme les dirigeants européens vaincus. J’ai exigé le vote. Les dieux m’ont suivie, à commencer par les titans, Prométhée en tête, ce qui a irrité Zeus. Neptune et Ares ont voté contre, évidemment, jurant de se venger de notre hostilité aux cyclopes. Mon père consent à ce que tu restaures la démocratie à Athènes et que tu retrouves ton épouse et tes fils incarcérés dans les geôles cyclopéennes. Deux épreuves t’attendent : vingt jours d’errance en mer et surtout, il te faudra trouver au moins trois citoyens grecs qui souhaiteraient ton retour.

Le spectre disparaît. Le moteur crachote de plus en plus, les vivres et l’eau viennent à manquer. Les flotteurs perdent de l’air et il faut naviguer tous feux éteints pour éviter les vedettes rapides qui coulent les radeaux chargés de réfugiés. Voyant ses protégés en grand péril, Athéna demande à Zeus de provoquer un orage. Jupiter Pluvius obtempère. Le ciel strié d’éclairs se charge de nuages noirs et la pluie tombe d’abondance. On tend des toiles pour en récupérer une partie. Athéna détourne un banc de poissons volants dont quelques-uns sautent dans le zodiac à la dérive. Le moteur se met en panne faute de carburant. Exténués, ils errent sur une mer d’huile sous un soleil de plomb fondu. Après des jours d’errance et de dérive, le radeau coule à pic, à quelques centaines de mètres du rivage. Beaucoup se noient. Tsipras doit la vie sauve au voile protecteur que lui tend la nymphe Leucothée le sauvant de la noyade. Athéna veille à la sauvegarde des chouettes plus qu’à celle des passagers. Quand Tsipras se réveille nu, sur le rivage, parmi les caisses et les cadavres, il entend rire et aperçoit un essaim de nymphes exquises. La plus délurée se rhabille, aussitôt suivie de ses compagnes qui s’enfuient. Elles reviennent avec des linges secs. Tsipras ceint une serviette rouge vif, boit une gorgée d’eau dans la coupe que lui tend une nymphette et consent à la suivre chez sa maîtresse, l’Américaine propriétaire de l’île. En entrant dans les jardins de la luxueuse villa, Tsipras découvre son épaisse chevelure blonde flottant dans la piscine aux mosaïques en lapis-lazuli. Elle nage nue, sort de l’eau comme Aphrodite, impudique, dans la force de l’âge, s’offrant au regard du naufragé.

— Welcome on board. What is your name ?

— On m’appelle Alexis.

— Alexis, like the Great Alexander or like the famous Alexis Tsipras ?

— Both I suppose.

— Excellent, dit l’Américaine en s’allumant un fin cigarillo.

— Girls would you bring some delicious food to our distinguished guest.

Tsipras se restaure, enfile un vêtement de lin qu’on lui apporte et rend grâce aux dieux. Après une nuit de repos et avoir mis ses précieuses caisses en sûreté, il consent à faire une sortie sur l’élégant voilier de la veuve habilement liftée. Elle lui plaît : le charme du fantasme. Il n’a plus vingt ans, ni l’âge d’Ulysse rentrant en Ithaque. Elle lui offre de partager sa cabine. Il l’étreint sèchement, en pleine mer. Remonté sur le pont, il découvre le nom du ketch inscrit sur une bouée de sauvetage : Callypso. Tsipras sera retenu captif pendant des mois sur l’île. Il le sait, les dieux sont favorables à son retour. Athéna réclame de Zeus qu’il envoie Hermès sommer la nouvelle Calypso de libérer son amant. Elle refusera tout net. Son skipper qui a reconnu l’idole de sa jeunesse lui propose de s’évader avec lui. Ils ne sont que quatre – le marin a emmené ses deux fils – à manœuvrer la Calypso. Quand elle apprend la fuite de son amant, la milliardaire ivre de colère se précipite sur la plus haute falaise et fait tant de signes et de gestes en hurlant à Tsipras de revenir qu’elle glisse, perd l’équilibre et s’écrase au pied des rochers. Ils hissent le pavillon américain tellement respecté par le régime et mettent le cap sur Ithaque, destination plus symbolique que stratégique. Éole, dieu girouette amadoué par Athéna, se montrant favorable, ils accostent dans la baie de Vathy au petit matin. Le skipper prête à Alexis son blazer, sa casquette de service et un pantalon blanc lui donnant l’apparence d’un boucanier des années Hemingway. Pendant qu’il ravitaille la Calypso, Alexis va se faire raser chez le vieux barbier de Vathy, qui effile ses antiques rasoirs quand Alexis entre dans son salon désuet. Keep the moustache, dit Tsipras dans son mauvais anglais, shave the beard. Il est le seul client, le barbier lui enduit le visage d’une mousse onctueuse au parfum d’huile d’amandes. Le rasoir crisse libérant ses traits énergiques de son épaisse barbe grise. Le barbier tire les rideaux et s’approche de son client avec une mine de conspirateur.

— Alexis Tsipras, I presume ? Pourquoi tu nous as abandonnés ?

— Ne vois-tu pas que je reviens ?

— Voilà c’est terminé, une petite friction ?

— Je vous dois ?

— Vous n’y pensez pas. C’est gratuit, c’est comme si je revivais le retour de Karamanlis en 1974 après son exil en France qui…

— Patience l’ami…

— Je vous rejoindrai ce soir chez Trehantiri. On y mange bien, vous verrez. Ce sont des gens à nous.

C’est vendredi, on refuse du monde chez Trehantiri. On leur attribue la dernière table près des cuisines. Des anciens discourent autour d’une partie de cartes. Il reconnaît quelques mots dans ce chœur de vieillards mélancoliques : équité, vengeance, élections… Il y a si longtemps qu’Alexis n’a entendu parler la langue suave de la démocratie. Le skipper anime la conversation en anglais pour ne pas attirer l’attention sur eux. Alexis tend l’oreille.

— Grande suite en trèfle. Elle nous a fichus dans un sale pétrin, ton Europe.

— Qu’est-ce que tu nous racontes Costa, l’ordre règne à nouveau. Carré d’as. Qu’est-ce que tu veux de plus, dis le moi ?

— Le retour de l’espoir, surtout celui de la liberté. La drachme est au plancher. Ils ont fait fort tes colonels. Je coupe.

— L’Europe, l’Europe… Y a plus d’Europe mon vieux. L’Europe, c’est foutu, c’est terminé ton Europe.

— Et tous ces réfugiés qui encombrent les gares et les routes depuis des décennies. Ils vont y chercher quoi en Europe ? Dis le moi ? Tous ces désespérés entassés dans des trains, des camions et des bateaux pourris ?

— J’vais te le dire Yannis : ils rêvent d’une Europe tolérante et prospère. Et cette Europe-là, mon gars, c’est fini, elle n’existe plus.

— A-t-elle jamais existé ? Ah si on pouvait la réinventer, l’utopie européenne, comme du temps de Tsipras. Europe est née grecque bordel, comme notre Callas et la démocratie.

— Avec quoi tu nous viens Basile ?

— Avec une suite en carreau, mon ami.

— Un mec hors normes, un tigre ce Tsipras, un visionnaire. Je prends une carte. Et ne regarde pas dans mon jeu, ordure. Avec lui on a osé exprimer notre ras-le-bol des politicards neuneus qui s’en mettaient plein les poches quand nous tirions la langue. Le problème de la Grèce, c’est le clientélisme des vieux partis et maintenant ces maudits cyclopes.

— Je le hais, ce joueur de poker arrogant, ce bluffeur. Annonce cœur.

— C’est toi qui me gonfles avec tes annonces à la con. Il nous a fait rêver ce mec, ce héros sorti tout droit de la Grèce antique. Il essayait du neuf contre ces Européens bornés qui nous ont tant humiliés.

— Je coupe. Tu distribues les cartes ou tu discutes politique ?

— Costa, tu m’énerves. Il va revenir. Suite royale, le pli est pour moi.

— Ah la vache : c’est qu’il est vieux maintenant, votre Alexis comme nous, du reste.

— Il reviendra je vous en fiche mon billet. Comme Karamanlis en 1974, l’était pas jeune non plus celui-là, lance le barbier en les rejoignant.

Le cœur d’Alexis bat la chamade. Il compte déjà trois partisans, assez pour apaiser le scepticisme de Zeus.

— À la démocratie ! lance le barbier en levant son verre.

— Moins fort Vasili. Les Cyclopes ont des oreilles partout.

— Mais pas chez la mère Trehantiri !

Tsipras n’y tenant plus rejoint leur table d’un bond.

— Citoyens, êtes-vous prêts à me suivre ?

— À la vie, comme à la mort. Ordonne et on exécute.

— Tous à la Calypso, on appareille à l’aube, lance le skipper. Tous à Skorpios, emportez vos fusils de chasse. Ajoute Alexis.

À peine la Calypso a-t-elle levé l’ancre, qu’un vent mauvais la déroute aussitôt. Surtoilé, le voilier gîte dangereusement sur bâbord et embarque des paquets de mer. Prudent, le skipper empanne à tribord et met le cap sur les îles éoliennes. Éole leur offre l’hospitalité. Il les aidera à rejoindre Skorpios et confie à Tsipras une caisse scellée dans laquelle il a enfermé les vents contraires. Une douce brise les pousse vers l’île maudite d’Aristote Onassis. Au troisième jour ils aperçoivent enfin la côte rocheuse. Tsipras, rassuré mais épuisé, succombe au sommeil. Persuadés que la caisse scellée contient le trésor de guerre et des chouettes en or massif, ses compagnons l’ouvrent au pied de biche. Libérés brutalement, les vents mauvais se déchaînent sur l’Europe entière entraînant la Calypso vers la Sicile. Athéna aide Tsipras à franchir le périlleux passage de Charybde, allégorie de l’ordre, de l’extrême austérité et de l’intolérance. Réitérant la ruse d’Ulysse, ils résistent au chant des sirènes populistes et nationalistes. Mais ils ne peuvent éviter l’autre monstre. Scylla dévore trois membres du maigre équipage et pousse la Calypso, irrésistiblement, vers Ikaria, l’île rouge, un rocher perdu dans la mer Égée, où l’égalitarisme se pratique au quotidien. C’est une île rebelle du bout du monde, une sorte de Cuba écrasée de soleil, battue par les vents, une terre de rocailles et d’herbes folles. Quelques maisons blanches aux volets bleus, des scooters déglingués sur des routes sinueuses où divaguent quelques chèvres, des barques de pêche multicolores. Ikaria c’est l’égalitarisme au quotidien, l’entraide face à la nature hostile, à l’isolement. Tsipras est aussitôt reconnu. Débarqués pour y faire de l’eau, lui et les siens sont chassés à coups de pierres, un compagnon est tué. Ils rembarquent aussitôt dans le yoyo, dépités. Une fois franchis ces deux redoutables écueils, le voilier s’approche enfin de la rade de Skorpios. Ils auront mis des semaines à atteindre l’île d’Onassis pourtant toute proche d’Ithaque, transformée en havre de détente pour membres vieillissant de la jet-set bling bling. Les bâtisses et les jardins d’Onassis viennent d’être rénovés à grands frais. De richissimes armateurs panaméens ont choisi d’y terminer leurs jours auprès d’archidiacres retraités, du prince Charles et sa Camilla, de l’ancienne chancelière de fer condamnée à l’exil, du couple Sarkozy, d’Elton Jones et son mari, de Gérard Depardieu et Carole Bouquet, des frères Van Rompuy, du vieux père sénile du grand Cyclope, hôte d’honneur et protecteur de Skorpios et de tant d’autres. Très sexy dans son accoutrement de G.O., Athéna chaperonne Tsipras dans l’île, le faisant passer pour un marchand d’armes international soucieux d’investir dans ce projet pour friqués du troisième âge. Accueilli par la fille d’un oligarque russe nouvelle propriétaire de l’île et gérante de la luxueuse séniorie, qui est aux petits soins pour lui, Alexis est invité à participer au grand dîner organisé à la mémoire de Jacqueline Kennedy-Onassis. Le prince de Galles, friand de distractions sportives, propose dans son toast plein d’esprit une mini-olympiade. Tsipras, hésitant, s’y essaiera au lancer du javelot, il surpassera ses concurrents. Enhardi par sa performance, il défie l’assemblée aux cent mètres que remporte Sarko, puis au tir à l’arc, au lancer du disque. Il triomphe de presque toutes les épreuves. Personne n’ose plus se mesurer à lui. Le prince Charles fait pourtant préparer les pistolets pour l’ultime compétition, le tir sur cible mobile. Tsipras saisit son arme de sport, met en joue, tire. En plein dans le mille, à la grande irritation de ses adversaires. Alarmé par le bruit des balles, et croyant son chef en grand péril, le fils du skipper surgit comme un diablotin sortant de sa boîte et tire une rafale aveugle contre les hôtes, qui décapite la pauvre princesse de Galles. Nicolas Sarkozy et l’ancienne chancelière de fer, sa chère Angelina, s’effondrent. Carla hurle et le prince de Galles appelle le grand Cyclope sur son portable. Athéna fait entrer les autres compagnons qui mettent en joue l’ensemble de la jet-set et la colle au mur. Tsipras révèle alors sa véritable identité.

Épargnez-nous, hurlent les hôtes de marque.

Mais le rusé homme politique ne cède pas. Avec l’aide de ses compagnons et sous la menace de leurs armes, les grands vieillards sont enfermés dans le chenil. Tsipras lance un ultimatum aux colonels, menaçant de les fusiller tous s’ils ne lui permettent pas de rejoindre le Pirée. Tout cela n’est pas très glorieux.

Les cyclopes menacent d’exécuter son épouse et ses fils. Tsipras refuse de céder. L’exécution a lieu sur-le-champ. Anéanti, Tsipras fait exécuter le père du grand Cyclope en représailles. Les colonels acceptent alors de le laisser entrer à Athènes, pourvu qu’il laisse la vie sauve aux autres prisonniers.

La Calypso fait voile vers le Pirée où elle est accueillie par une flottille de bateaux de pêche et de yachts de plaisance. Tous ont hissé le grand pavois et actionnent leurs sirènes. Les Athéniens arrivent en masse au Pirée en émoi, beaucoup lancent des fleurs, quelques-uns se jettent à l’eau et nagent vers la Calypso. On entend alors une immense clameur venue de la toute proche Athènes. Débordés de partout, surpris par la liesse populaire, les colonels viennent d’annoncer à la radio qu’ils renoncent au pouvoir et rejoignent leurs casernes. Un bruit de chenilles de chars se fait entendre dans les rues de la capitale. Alors Tsipras, blême, libère la seule chouette survivante qui se dirige vers le parlement, place de la Constitution.

Il rentre en triomphateur à Athènes. Poussé par la gloire, l’angoisse le tenaille. Que va-t-il faire de son destin tout neuf ? Ramener la démocratie en Grèce fut assez facile. Mais comment restaurer un climat démocratique en Europe ?

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