Le thème de cette saison était là, muet, laconique, envoyé ce matin, affiché, immobile sur l’écran de son ordinateur : les docteurs…

Sa première réaction avait été l’étonnement.

– Quoi, déjà ? –

Demain on serait le 1er mai, le rédacteur venait d’envoyer l’intitulé, ils avaient un mois pour rendre leur copie, le 1er juin au plus tard.

– Je n’aurai pas le temps ! –

Avec deux romans à finir pour l’été, il lui était impossible de se disperser, de consacrer ses journées d’écriture à autre chose que ce à quoi il s’était déjà engagé.

– Je vais devoir refuser… –

Il se massa longuement les paupières.

Les pixels clignotant dans la lumière bleutée lui donnaient la migraine. Son ami Marc lui avait déjà expliqué que les pixels ne clignotaient pas vraiment, peu lui importait, lui les voyait bouger et ça lui donnait la migraine. Quoi qu’il en soit, il faudrait anticiper son rendez-vous annuel chez l’ophtalmo, ses lunettes n’étaient peut-être plus totalement adaptées.

D’un autre côté, la perspective de décliner cette invitation le contrariait au plus haut point. Être sollicité pour cette collaboration le flattait. Appartenir, même ponctuellement, à cette « grande famille » d’artisans-scribes le comblait. Se savoir solidaire d’une trentaine d’autres auteurs rassemblés, tous les trois mois, autour d’un même thème le rassurait.

– Mais là… impossible. –

Après avoir sorti deux comprimés de millepertuis de la boîte — format économique 180 —, toujours à portée de main dans un des tiroirs de son bureau et qui empêchaient les légères palpitations dans sa cage thoracique de se transformer en arythmie cardiaque puis de dégénérer en crise d’angoisse, il fit rouler vers l’arrière sa chaise de bureau ergonomique et se releva avec un peu trop d’empressement.

– Aïe ! –

– Oh non, ce fichu lumbago n’allait pas recommencer ? –

Rapidement il empoigna son téléphone et tomba, comme toujours, sur la messagerie de son ostéopathe. Avec un peu de chance, ce dernier percevrait sa détresse au son de sa voix et l’intercalerait entre deux rendez-vous. Il se rassit face à l’écran qui clignotait — quoi qu’on en dise, il en était certain —, peut-être son système neurologique était-il réglé différemment de celui de ses amis et lui permettait-il de capter ces vibrations, imperceptibles pour le commun des mortels, toujours est-il que l’écran clignotait, affichant imperturbablement le message.

– Ce thème ne m’évoque pas grand-chose. –

Qu’est-ce qu’il pourrait bien raconter au sujet de la médecine ?

Parler de ses proches, décédés douloureusement dans des hôpitaux parfois si inhospitaliers ?

– Trop injuste. Trop démagogique. –

Parler de ces carabins qui enfilent les mauvais diagnostics comme ils alignent les zéros sur les relevés de leur compte en banque ?

– Trop risqué. Trop démagogique. –

Parler de la toilette mortuaire de son père qu’il avait tenu à accomplir lui-même comme un dernier hommage et qui lui laissait, longtemps après, le froid de la mort sur les doigts ?

– Trop intime. Trop démagogique. –

Trop sinistre, trop amer, trop déprimant… ce n’était pas le but !

Les parutions de cette revue étaient censées attirer le lecteur vers plus de curiosité. Ce trimestriel littéraire se voulait une vitrine ouverte sur les talents autochtones,  un échantillon de la stupéfiante vivacité créatrice de nos auteurs contemporains, une illustration de leurs approches originales d’une actualité pertinemment passée à la moulinette de l’esprit affûté du rédacteur en chef.

Il ne s’agissait pas ici de se complaire dans le macabre ou de dénoncer un système  claudiquant… il fallait du drôle, du vif, du pétillant… une histoire personnelle, une anecdote…

C’est ça !

Une anecdote où l’auteur se mette lui-même en scène, de façon cocasse, se ridiculise et, par là même, gagne l’adhésion du lecteur, éveille son empathie.

Deux ou trois souvenirs surgirent de ses années d’études où, côtoyant des apprentis-médecins, il avait surtout remarqué leur volonté d’ignorer le vulgus, et, tout emplis de leur satisfaction d’eux-mêmes, leur obstination à se reproduire entre eux, ce qui l’avait fortement contrarié quand, à l’occasion, il avait jeté son dévolu sur l’une ou l’autre de leurs membres femelles. De nouveau il retombait dans l’amertume !

Allez… Pouf-pouf, reprenons à zéro.

Il s’installa confortablement, ménageant du mieux qu’il put ses lombaires et chaussa ses lunettes. Il fallait se pencher sans plus tarder sur le clavier : l’histoire émergeait !

l’histoire :

*

L’Examen

J’avais vingt ans.

Étudiant en lettres, plutôt bien de ma personne, je me targuais innocemment d’un charme universitaire, d’une distinction toute littéraire et traversais la vie comme un chemin semé d’inépuisables aventures potentielles.

Des douleurs récurrentes m’avaient amené  à consulter mon généraliste qui, souhaitant un examen plus approfondi, m’avait envoyé à l’hôpital.

Je patientais dans cette salle d’attente surpeuplée depuis déjà quinze bonnes minutes quand elle apparut.

Fine, élancée, vêtue simplement d’un jeans et d’un tee-shirt, un port de danseuse, le dos droit, les pieds légèrement écartés, souvenir de longues heures enfantines passées à la barre sous la torture des demi-pointes, juste la bonne dose de bronzage, dénotant une vie saine, au grand air, agrémentée de parties de tennis et de promenades avec le chien, un labrador, golden, selon toute probabilité.

Elle traversait la salle, occupée à nouer ses longs cheveux blonds, quand elle le vit. Son regard s’arrêta un instant, comme surpris, suspendu, puis elle reprit sa tâche capillaire et attacha, haut sur son crâne, une magnifique queue de cheval qui dansa dans son sillage parfumé.

Elle réapparut dix minutes plus tard, le blanc éclatant de son tablier sublimait l’accord parfait de son teint et de ses yeux.

Nous nous sommes regardés… longuement…

Elle esquissa un léger sourire quand je lui montrai négligemment la couverture du roman que j’étais en train de lire : Ada ou l’Ardeur de Nabokov.

Durant l’heure qui suivit, la pièce se vida au compte-gouttes. Des portes qui nous encerclaient, surgissait de temps à autre une infirmière brandissant un nom comme une menace et entraînant l’un d’entre nous dans les dédales obscurs de couloirs aux relents médicamenteux.

Durant l’heure qui venait de s’écouler, la belle avait traversé plusieurs fois la salle encombrée, n’ayant d’yeux que pour moi, une légère rougeur animant le hâle parfait de ses joues.

Une belle histoire était sur le point de démarrer, j’en étais convaincu, les battements précipités de mon cœur lorsqu’elle apparaissait l’attestaient.

Il fallait se lever, lui parler, trouver un moyen…

Je griffonnai mon numéro de téléphone sur la première page du roman et m’apprêtais à le lui tendre quand mon nom retentit.

De très mauvaise grâce, je suivis l’infirmière jusqu’à la petite cabine où, avait-elle dit, je devais me déshabiller.

Entièrement !

Elle avait insisté.

Quelques minutes plus tard, la matrone revenait me chercher, m’emmenait dans une salle  décorée d’instruments barbares, me faisait me hisser sur une table métallique pour adopter, à quatre pattes, la position ridicule d’un chien aux membres mal assortis.

« Ne bougez pas- intima le cerbère, décidément fort antipathique, le docteur va arriver. »

La table était froide, les machines alentour émettaient des bips inquiétants, la lumière bleutée noyait l’ensemble sous un halo d’hyper-technicité glaçante. Mon sexe pendait, lamentable, au milieu des quatre membres déséquilibrés.

Le docteur entra, enfilant ses gants en caoutchouc, et lança d’emblée :

« Un examen colorectal n’est jamais très agréable, nous allons tâcher de faire ça en douceur. »

C’est alors qu’elle releva la tête et  me vit.

C’est alors que je baissai le regard et ne pus dire un mot.

Elle avait noué son insolente queue de cheval dorée en un chignon plus professionnel.

Sans rien ajouter, pâle, un peu tremblante, elle enfonça la canule dans mon anus réticent.

Fin de l’histoire.

Fin d’une belle histoire qui aurait pu commencer.

Fin d’une belle histoire qui aurait pu commencer si nous avions eu un peu d’humour.

Fin d’une belle histoire qui aurait pu commencer si nous avions été moins jeunes et avions eu un peu d’humour.

Fin d’une histoire qui aurait pu se terminer en fou rire et s’achevait dans le silence, la gêne et la consternation.

*

Il s’étira et relut les quelques lignes qu’il venait de taper. C’était nul, juste digne d’une blague de potache, racontée entre copains dans les douches d’un vestiaire de hall omnisports.

– Trop autobiographique. –

Décidément, il devait jeter l’éponge, écrire au rédacteur de la revue et décliner l’invitation.

– Agaçant ! –

Ça donnerait l’impression d’un manque d’intérêt alors que ce n’était pas le cas. Ça donnerait l’impression qu’il s’écartait de la démarche alors qu’il la trouvait intéressante. Pouvoir s’exprimer sur des sujets aussi divers que Steve Jobs ou le tour de France, disserter sur la politique ou les Amazones était forcément jouissif. Il n’avait aucune envie de laisser passer l’opportunité, de regarder le bateau naviguer au large sans avoir tenté de monter à bord.

– Mais les médecins ! –

Qu’en penser ? C’était un milieu qu’il connaissait mal, dont il se sentait totalement étranger et, pour tout dire, qui le concernait fort peu.

Ah ! Tout ça le tracassait trop !

Il se fit un café qu’il sirota en regardant son jardin envahi de pissenlits en fleur. Il faudrait appeler un jardinier à la rescousse, impossible en effet d’imaginer une activité de plein air en cette période de l’année sous peine de réveiller son calamiteux rhume des foins qui le laisserait anéanti durant des semaines.

Alors qu’il déposait sa tasse, une acidité brûlante remontant de son estomac lui envahit l’œsophage. Ça y était, c’était reparti ! Il se précipita vers l’armoire à pharmacie, hésita avant de prendre un deuxième Nexiam, choisit plutôt de laisser fondre sous sa langue un comprimé de Gaviscon-Forte — anti-acide, anti-reflux — tout en cherchant, fébrile, le numéro de téléphone de son gastro-entérologue. Sa dernière gastroscopie ne remontait qu’à quelques mois et n’était pas plus inquiétante que la précédente, néanmoins, il fallait rester attentif !

Après trois tentatives, il obtint enfin la secrétaire qui lui proposa un rendez-vous six semaines plus tard.

« Et encore, vous savez monsieur, c’est parce que j’ai eu un désistement ce matin… »

Décidément, cette histoire qui ne germait pas, ce thème qui ne lui évoquait rien le chamboulaient trop, il fallait qu’il arrête de se faire du mauvais sang, de se mettre la rate au court-bouillon. Il se résolut donc, pour cesser de se faire de la bile, d’écrire immédiatement au rédacteur et de refuser sa proposition :

Cher ami,

Vous savez combien j’affectionne la démarche audacieuse, vivifiante et souvent iconoclaste de votre périodique littéraire. Néanmoins, je me vois contraint de passer ce tour. Ayant la grande chance de ne pas côtoyer les affres de la maladie et n’ayant pas d’avis tranché sur les docteurs et la médecine, je ne vois pas quelle contribution  pertinente je pourrais apporter à cette parution. 

Plutôt que de me lancer dans une fiction qui ne serait pas enrichie d’un fond d’authenticité, je préfère m’abstenir et vous épargner mes élucubrations stériles.

Persuadé que vous comprendrez le bien-fondé de ma démarche, je vous salue cordialement,

Argan Purgon de la Diafoire

Jetant un coup d’œil sur l’horloge digitale qui clignotait- il en était certain, quoi qu’on en dise- au bas de son écran, Argan éteignit précipitamment l’ordinateur, enfila une veste, noua une écharpe — avec ces changements constants de température, un risque de refroidissement n’était pas à exclure — et s’engouffra dans sa voiture.

Avec un peu de chance, il serait à l’heure pour son détartrage.

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