L’annonce du diagnostic

Bernard Dan,

To cure sometimes, to alleviate often, to support always.

Dr Edward Livingstone Trudeau (1848-1915)

— C’est grave, docteur ?

Il n’a pas répondu tout de suite. Il l’a laissée lever les yeux vers les siens — lac houleux résigné à l’orage, regard moite scintillant d’une espérance timide — mais elle les a brusquement renversés dans le vide. Il a joué avec le silence pour coaguler l’espace entre eux. Puis, il lui a répondu avec bienveillance.

— C’est sérieux. 

Il n’aime pas dire « grave » : c’est subjectif, surchargé d’émotion. Il est obligé d’être empathique mais doit à tout prix éviter la sympathie. Elle semblait paralysée. Tétraplégique et mutique comme dans le syndrome de désafférentation, celui du scaphandre et du papillon. Seules ses paupières clignaient. Alors, il a repris son bulletin de santé sur un ton doucement encyclopédique.

— Ce diagnostic peut expliquer beaucoup de vos plaintes. La plupart des patients atteints se présentent en fait comme vous, dans un état de dépression, éventuellement avec des idées suicidaires et … une hygiène impeccable. Tout cela c’est secondaire. Quand nous disons secondaire, nous ne voulons pas dire de moindre importance. Ce que nous voulons dire, c’est que ce sont les conséquences d’un processus pathologique primaire. Comme je vous l’ai dit, nous avons trouvé cette molécule, la triméthylamine, dans vos urines. C’est cette substance qui dégage l’odeur particulière de votre haleine et de votre sueur.

Elle s’efforçait de rester impassible mais les derniers mots ont provoqué une petite secousse myoclonique au niveau de son tronc.

— L’odeur peut s’accentuer quand il fait chaud, quand on fait un effort ou si on est stressé.

Il n’a pas parlé des menstruations : il a suffisamment tapé sur le clou. Puis il a chargé.

— Pour les médecins anglo-saxons, cette odeur rappelle celle du poisson. Ils appellent cette affection le fish odour syndrome. Par analogie, les francophones parlent généralement du « syndrome de l’odeur du poisson pourri ».

Il allait loin, protégé par la puissante neutralité de sa blouse blanche.

— Personnellement, je dis triméthylaminurie.

Il l’a vite ajouté comme pour s’excuser parce qu’il n’avait jamais remarqué qu’elle avait une odeur particulière. Mais au fur et à mesure de son exposé, il a senti que la pièce se saturait d’un abominable relent de décomposition. Comme elle ne parlait toujours pas, il l’a provoquée en lui demandant si elle s’attendait à ce qu’il lui dise « quelque chose comme ça ». Elle a planté son regard dans le sien. Il n’était plus humide mais terriblement noir. Avec une assurance insoupçonnée, elle lui a lancé :

— Absolument pas. En quoi est-ce que c’est sérieux ?

Bien sûr, il a perçu le double tranchant de sa question mais elle l’avait presque désarçonné, alors il a hâtivement riposté.

— Il n’y a que vous qui le sachiez.

C’était lâche.

— Et ce trimachin, c’est… incurable ?

— Incurable, c’est un grand mot. Ce n’est pas une maladie que l’on attrape, la triméthylaminurie. La triméthylamine, cette molécule qui sent, nous en fabriquons tous mais des gens comme vous — c’est très rare — ne la dégradent pas. L’avantage de comprendre le diagnostic, c’est qu’on peut éviter les aliments qui sont des sources de triméthylamine, comme les œufs, les haricots, les choux de Bruxelles et toute une liste que je vais vous imprimer.

— Et le poisson ?

Ils ont continué à discuter, il a écrit triméthylaminurie sur un papillon adhésif et l’a raccompagnée à sa chambre. En chemin, ils ont gardé le silence. Malgré eux, ils marchaient au pas, elle juste devant lui. Il avait tenu à lui parler ailleurs, dans un lieu dédié à cela, surtout pas dans sa chambre et évidemment pas dans le couloir. Ce salon en miniature ne comprend que trois chaises et une table basse avec un magazine dont la couverture vante la cuisine estivale et une pathétique boîte de mouchoirs en papier dont elle n’a pas eu l’usage. Une des chaises est restée vide : le Dr R. n’avait pas invité l’infirmière à l’accompagner. Pourtant, prétend-il, l’infirmière représente l’humanité. Elle sert de témoin et ultérieurement, au besoin, de confidente, d’agent double, de médiatrice. Mais en ce jour précis, il ne voulait ni témoin ni confident. Il tenait à être le seul médiateur entre le savoir médical — le syndrome de l’odeur du poisson pourri ! — et la vie des gens — celle de madame S. Il portait seul la responsabilité de sa réaction : elle était quand même capable d’un passage à l’acte. Leur lente procession surchargeait le couloir comme une Via Dolorosa. Quand ils se sont approchés de la chambre 12, madame M., une illustration fidèle du syndrome de stress post-traumatique, s’est signée furtivement — il en est presque sûr. Par respect pour la superstition d’on ne sait qui, la chambre 13 n’existe pas. Arrivée à la 15, madame S. a tendu avec dignité une main ferme au Dr R.

— Merci.

— À bientôt.

Elle a disparu derrière la porte et s’est peut-être effondrée. Mais après six secondes à peine a éclaté l’indicatif des publicités de TF1, signe pathognomonique d’une réanimation active du poste télé. Ce râle tonitruant a tiré le Dr R. de sa rêverie. Il était temps de rejoindre ses collègues pour le tour assis.

Ce rituel quotidien consiste à passer en revue les dossiers des patients hospitalisés, discuter les observations et les résultats des examens et, le cas échéant, adapter le traitement. Le Dr R. a introduit la réunion par un récit nostalgique datant d’un stage de neurochirurgie, juste avant sa spécialisation.

— J’étais de garde, c’était un dimanche. Les infirmières m’ont sémaphoné pour que j’examine d’urgence un garçonnet qui s’appelait K. qui avait un vilain astrocytome qu’on avait déjà opéré trois fois. Il était toujours triste. Il faut dire qu’il avait des céphalées quasi persistantes et des vomissements incoercibles. Mais il y avait quelque chose de gai dans la voix de l’infirmière qui téléphonait. Vous vous souvenez de mademoiselle N. ?

— Avec son mouchoir en dentelle dans les cheveux ?

— Ah oui, et sa montre épinglée à l’envers sur sa poitrine.

— Eh bien, c’était son sosie.

— Avec une voix gaie ?

— En tout cas, pas sa voix sévère. Bref, j’arrive en salle en courant et je vois bien que les infirmières jouent. K., lui, pousse des petits gémissements lugubres. Il est entièrement recouvert de bandages et ses deux poignets sont plâtrés. La jumelle de mademoiselle N. m’encourage à l’ausculter, et lui gémit de plus en plus fort, puis il éclate de rire et à travers ses rires, il me demande si c’est grave.

— Génial !

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai ri avec lui mais il insistait pour que ça continue. Je l’entends encore essayer de contenir son fou rire pour dire en une fois la réplique qu’il avait préparée : « C’est grave, docteur ? » Au début, je répondais « Non » pour le rassurer, mais il fallait que je lui dise « Oui » et que j’aie l’air inquiet pour qu’il rie de bonheur.

— Quel mignon !

— Génial ! Génial !

— Pas de douleurs toute cette journée, pas de nausées. Pour la première fois ! C’est revenu le lendemain, mais jusqu’à la fin, même quand ça a été très dur, on pouvait toujours lui rendre le sourire en lui demandant « C’est grave, docteur ? »

Le Dr P. a regardé l’horloge murale.

— Alors ce tour assis ?

— Vous savez quel jour on est ?

— Le premier.

— Et vous savez ce qu’on fait le premier avril ?

— Arrête…

R. leur a raconté en deux mots l’origine supposée du 1er avril, l’annonciation et le poisson. L’esprit de P. et de T. bouillonnait d’idées de plaisanteries et de tours facétieux. Et R. a énoncé les règles du jeu : l’annonce d’un diagnostic fantaisiste en rapport avec le poisson, cinq points pour l’originalité et la plausibilité biologique, dix points si le patient demande si c’est grave, un bonus de cinq points s’il dit exactement « C’est grave, docteur ? » et quinze points en cas d’effet nocebo.

— Placebo ?

— C’est juste l’inverse : l’effet placebo est positif, l’effet nocebo est négatif. OK, c’est simpliste : c’est comme si la force de suggestion du décorum médical ne s’exprimait que le long d’une dimension.

— Génial ! Trop génial ! On y va ?

L’enthousiasme de P. effrayait R., et encore plus T. Si pour elle, l’éthique, c’est la « transgression responsable », elle craignait que R. et surtout P. soient trop infatués et irresponsables.

— Attendez ! On est médecins ; on ne peut pas faire ça !

— C’est une vieille tradition. Tu sais, les plus grands journalistes et même les ministres le font.

— Ah, les belles références !

— Nous sommes des humains et les patients aussi. C’est ça le véritable respect que nous nous devons.

— N’importe quoi ! Et « le rire est le propre de l’homme », n’est-ce pas ?

Ils ont ri de bon cœur. Puis le Dr R. a décrit l’entretien avec madame S.

— C’est pas vrai ! Où est-ce que tu as pêché ça ? Le syndrome de l’odeur du poisson pourri !

— Il existe : c’est une maladie métabolique.

— Il y a bien un syndrome du cri du chat.

— En tout cas, c’est bien trouvé. Tu mérites tes points pour l’originalité. L’odeur la gêne, elle se lave sans cesse, on pense que c’est un trouble obsessionnel compulsif, et en même temps cela la déprime et elle avale toute la boîte de Valium. Bravo, docteur !

— C’est trop dingue ! Et l’odeur, tu l’as vraiment sentie ?

— Je suis sûre qu’elle était décomposée.

— Mais d’après ce que tu dis, elle semblait plutôt rassurée ou au moins reconnaissante.

— Peut-être. Je lui ai donné une explication.

— Et même un espoir de traitement. J’adore ta liste d’aliments interdits à coller sur le réfrigérateur.

Le tour assis s’est déroulé dans cet esprit, en relisant les symptômes de tous les patients comme s’ils étaient scellés dans des boîtes de sardines. Ils se sont donné rendez-vous une demi-heure plus tard, quand le Dr T. aurait achevé de cuisiner la patiente de la chambre 8 en gefüllter Fisch.

Ainsi, le Dr T. et madame L. se sont-elles retrouvées assises face à face sur les chaises qu’avaient occupées le Dr R. et madame S. un peu plus tôt, séparées par la même table où trônaient le magazine et la boîte de mouchoirs. Les paroles du Dr T. coulaient avec une douceur imparable. Madame S. découvrait tout ce qu’il est possible de ses globes oculaires et gardait les lèvres entrouvertes. Quand le Dr T. s’est enfin tue, elle s’est animée, remuant sur sa chaise, se tordant les doigts et plissant son visage de façon rythmique.

— De poisson ? Je vais devenir un poisson ?

Sa voix filante était à peine reconnaissable. Elle évoquait au Dr T. une truite frétillante  perçant soudainement la surface de la rivière pour s’écraser tout aussitôt.

— C’est une image. C’est l’image que les médecins anciens utilisaient pour s’expliquer et nous le faisons encore ainsi.

— Ce n’est pas très beau : ichtyose, c’est comme un ichtyosaure !

Madame L. s’est secouée d’un rire incontrôlé qui n’en finissait pas. Le Dr T. a posé sa main sur la sienne, un « truc » dont elle n’usait qu’avec parcimonie. Et là, incroyablement, cela s’est produit : la peau du dos de la main de la patiente s’est fissurée de petites squames losangiques assez régulières aux bords floconneux. Quinze points ! Machinalement, T. a recouvert de sa main tout ce qu’elle pouvait de l’hyperkératose et elle a espéré de toutes ses forces que les yeux globuleux de madame L. ne s’y intéressent pas. L’ichtyose ne peut pas apparaître soudainement, et même si une poussée d’eczéma ichtyosique peut être précipitée par des facteurs psychologiques, la médecine ne prévoit pas qu’elle le fasse d’une manière si suraiguë. Le Dr T. s’est demandé si ce n’était pas madame L. qui lui faisait un poisson d’avril.

— Vous voulez dire que des écailles de poisson vont pousser sur ma peau ?

— Ce n’est qu’une hypothèse diagnostique. De toute façon, non, rien ne poussera. Ce serait plutôt le contraire : des peaux mortes qui se détachent.

— Comme un croissant, alors ?

En retournant, elles ont vu la dame du 12 se signer et se sont échangé un regard. Madame L. — T. en est presque certaine — a esquissé un sourire. L’hyperkératose semblait avoir progressé en épargnant soigneusement le pli des poignets et des coudes.

T. était éprouvée, R. et P. surexcités, grisés par son hypothèse de l’arroseur arrosé, et surtout, l’heure avançait. Ils ont donc décidé que le Dr P. révélerait la mystification à madame S. et madame L. dans le petit salon et effectuerait le décompte total des points.

Les docteurs R. et T. ont quitté la clinique pour rejoindre leur consultation. P. réfléchissait à la manière la plus astucieuse de tout exposer aux patientes. Les mots de Camus ou de Kierkegaard lui sont revenus dans le désordre : la meilleure façon de parler n’est-elle pas de se taire ? Il s’est contenté d’aller saluer madame M., de la chambre 12. Elle l’a regardé, hébétée, l’air de dire… « C’est grave, docteur ? »

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