L’adieu à la Grande Roue

Chantal Boedts,

Depuis qu’elle s’était bloquée, laissant la nacelle vide et nue en Place Poelaert, je me glissais dessous avec une certaine jubilation propice à l’insolite.

L’automne déjà ! La dame au petit chien avait disparu, laissant derrière elle un parfum de chevelure vaporeux, aérien, capiteux et subtil.

Trois gamins masqués sortis de l’athénée plus bas, se disputaient un sachet de bonbons.

Il demeurait dans l’air une certaine ambiance qu’il n’aurait pas reniée.

Je cherchais en vain une bibliothèque ouverte, un centre culturel non virtuel, chaque fois que ma boîte mail me proposait quelque activité, cela sentait le sapin à la sauce Zoom, paradoxe connecté de notre futur hélas débranché.

Autant d’entrées et de sorties dans des intérieurs privés de rideaux cramoisis, pâles visages de figurants de la vie quotidienne s’essayant à la comédie du Skype ou plus professionnellement de la plateforme Teams aux interactions cadrées.

J’entendais dans le fond de ma conscience une petite voix surette et nostalgique : « S’il avait été là » !

Derrière une porte d’appartement désormais calfeutrée, chacun tournait dans sa potée, mélangeant les mots dans le désordre, à l’abri des regards apoétiques.

Les rues vides, les vitrines fermées, les coiffeurs même inaccessibles, le soleil exagérément présent pour un mois de novembre donnait un relief particulier aux arbres du parc Royal.

Une nouvelle Saxe-Cobourg avait poussé en pleine pandémie, tout le monde en parlait depuis des lustres mais personne n’aurait osé parier sur le nom de la fleur.

Des initiatives fleurissaient le pavé, danser seul et masqué dans une rue vide, chanter en ramant dans un kayak sur le Kanal en attente d’être pompidolé, déclamer des vers baudelairiens en mettant des rustines aux vélos, cela manquait d’envol, de panache, d’écho, m’enfin on se débrouillait comme on le pouvait dans ce nouveau monde vagissant dans sa bulle.

Je pensais parfois le recroiser dans les allées du Carrefour de la Chaussée de Waterloo, la main dans les légumes avant la pesée, chacun étant masqué, restait la silhouette… et la possibilité de s’être méprise.

Nous étions ces acteurs rétrogradés dans les contours, poussant des caddies supervisés sans la chaleur d’un échange chronophage. J’avais redouté jadis qu’il me surprenne lisant un canard populeux ou feuilletant un Stephen King ou un Marc Levy sans même l’acheter au rayon presse, juste pour m’informer, désormais non seulement rien ne m’était inconsciemment prohibé mais le rayon lui-même s’était fait la malle.

Je voudrais manifester pour cette nouvelle forme de liberté, ne plus devoir cacher mes lectures sous le paletot, être réduite à l’accumulé, relire les classiques.

Pour combien de temps ?

Là justement se situait l’énigme, l’humain avait perdu la main, se confondait dans l’explication, produisait un discours à caution, comme ces bouteilles consignées qu’on avait pris l’habitude de ramener en échange d’une monnaie circulante ; désormais astreints de la dédier aux seuls biens essentiels.

Je prenais le train, la petite gare de Watermael-Boitsfort, peinte par Delvaux, devenait mon ancrage, au bout de la rue qui m’a vu naître. Je grimpais dedans avec l’avidité de celle qui, sortie de quelque part : hôpital, prison, foyer conjugal toxique, retrouve son élan en se couplant avec la machine.

Dans mon rêve épars, le train s’évanouissait dans un champ de chrysanthèmes en Chine, on me dit que par-là, le chrysanthème se boit. Cela l’aurait fait sourire, je pense.

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