Relation de ma promenade du 1er mai

Gaston Compère,

Ne l’ayant plus de longtemps rencontré, j’ai pris des nouvelles de mon ami Cornélius, et, au bout du fil, Germaine, sa femme, s’est répandue en plaintes plus ou moins furieuses.

— Votre ami de plus de trente ans se paie une déprime. Et, par-dessus le marché, un complexe de persécution. Vous devriez l’entendre. Rien ne s’arrange, rien ne se tasse. Les moindres événements sont grossis jusqu’au délire. Tout ce qui est excessif est insignifiant, non ?

— C’est ce que l’on dit, Germaine. Cela ne signifie rien, ou pas grand-chose. Voyons, peut-on le voir ?

En lançant un « Interdit ! » strident, elle m’a claqué au nez, si je puis dire, son combiné germain.

Ma chère femme, toujours de bon conseil, m’a suggéré d’aller faire un tour. Je l’ai quittée, et ses géraniums.

Ce fichu Cornelius ! Puis je me suis dit, à la suite de Cioran, qu’il y avait presque toujours intérêt à supprimer un adjectif. Ou à le remplacer, me suis-je dit : ce cher Cornelius, cela sonne mieux.

À ce moment même, je l’ai aperçu. Je lui voyais l’air inquiet et la démarche comme furtive. Il m’a vu, m’a souri. « Je me suis évadé », m’a-t-il soufflé.

— Ah oui, mon vieux, évadé ? Bravo. Il y a presque toujours intérêt à s’évader.

Il a soupiré.

— La meilleure façon de se débarrasser des tentations, c’est encore d’y succomber. J’ai pris la fuite. L’occasion n’a qu’un cheveu. On s’en empare on ne sait pas trop pourquoi. Je n’en suis pas fier. Le fugitif ne pense pas assez au fait qu’il va devoir laver son caleçon. Et par cette chaleur…

Je lui ai pris le bras.

— Venez, nous allons nous asseoir au Wolvendael.

Le printemps avait pris son temps avant de commencer à sévir. Le soleil était soudain pour moi insupportablement braillard. Les feuilles ne seraient pas les seules à montrer leur chair nue : les femmes allaient les imiter. Puis, d’un peu partout, allait surgir la vermine, très satisfaite de n’avoir connu, cette année, qu’un hiver douceâtre. Et d’abord les mouches qui, à en croire Pascal, empêchent notre âme d’agir. Les desserts pour mouches ne manquaient vraiment pas. Nous allions, ou, plus exactement, nous naviguions entre des traces canines. Et certes, m’a fait remarquer Cornélius, si nous pouvions évoquer Henri le Navigateur, l’évocation n’allait pas plus loin.

Il a enchaîné :

— Si nous étions politiciens, nous marcherions sur l’obstacle, et dedans. C’est leur vocation, à ces malheureux. Ils disent combattre la merde en marchant dedans. C’est là un constat assez pénible, et je ne suis pas le premier à le faire. Est-ce que vous avez respiré l’atmosphère de la chambre de nos exquis représentants bien-aimés ? Notez que celle du palais de justice lui ressemble bien, à cela près qu’il y sent le vieux.

— Constat primaire, Cornélius. Tout doux, tout doux…

— Et le sport, quelle dégoûtation ! Cela me rappelle qu’Orwell, George Orwell, disait que, pratiqué sérieusement, le sport n’a rien à voir avec le fair-play. Ce sont ses paroles. Et de continuer, Orwell : « Il déborde de jalousie haineuse, de bestialité, de mépris de toute règle, de plaisir sadique et de violence ; en d’autres mots, c’est la guerre, les fusils en moins. » Une bonne image de la politique et de la justice.

— Tout doux… et je l’ai forcé à s’asseoir sur un banc qui évoquait un énorme champignon pourri, et invité à respirer l’air divin du mois de mai, mois de Marie.

— Grand Dieu ! a-t-il dit, regardez-moi, est-ce que j’ai l’air d’un fugitif ? Tenez, celui de Harrisson Ford dans le film dont le titre est justement Le fugitif. Germaine m’a entraîné de force voir ce film, et est-il possible de résister à Germaine ? J’ai fini par mettre les bouts, ce matin. Je ne rentre pas chez moi. Je rêve d’un pays où l’on pratique la démocratie en amour. D’un pays ceci, d’un pays cela, d’un pays qui évoque une bouteille de yaourt parce qu’elle est le lieu d’une véritable culture.

— À votre âge, Cornélius ?

— À mon âge, oui. Et cela contre toute expérience. La bouteille de yaourt est une bouteille à encre. Ces messieurs emmerdés ressemblent bien à la seiche : ils lâchent leur encre, les petits poissons que nous sommes n’y voient plus grand-chose. Et cette encre fait son office. Même le travail devient noir. Et l’argent, lui, tellement noir qu’il faut qu’on le blanchisse. Tout, tout devient noir. Aussi noir que mon humeur d’historien. Professeur d’histoire, métier noir. Forcé de mentir à longueur d’année. Chaque génération vit dans l’ordure et la nuit. Il y a bien un soleil quelque part, mais dans l’avenir. L’histoire… (Et là, il est parti d’un grand rire noir.) Les plus grands coquins ont leur statue sur les places publiques. On les fait admirer des enfants pour les vertus qu’ils n’ont cessé de bafouer. Vous connaissez le nom de ma rue. Le nom du type sur la plaque est celui d’un échevin qui a eu cet honneur pour avoir mieux pataugé que les autres. Connaissez-vous Seeley ? C’est un historien anglais du dix-neuvième siècle. Il a donné cette réflexion, qui me terrifie : « L’histoire est de la politique passée et la politique, l’histoire présente ». Toute ma vie, je l’ai vécue dans la pesanteur. Car sachez cela, l’histoire ne retient les noms que des grands puants.

— Vous voilà bien remonté, lui ai-je dit. Mais la poudre de riz et l’eau de Cologne, ça existe.

— Ça existe sans rien pouvoir. Des petits trucs impuissants. La vertu de Montesquieu, un coup de chapeau, voilà, c’est tout, on va chier et, de préférence, dans la gueule d’autrui.

— Là, je ne vous reconnais pas. Mais qu’a votre tête à jouer à la girouette ?

— On doit déjà me poursuivre. Elle est implacable. Ils sont implacables. La vie de famille est à l’image de celle de la grande, qu’ils disent, « la grande famille », « notre famille chrétienne », et le Saint-Père, il a le toupet de s’appeler comme ça, agite sa croix défaitiste, « nous vivons tous en famille », sans doute parce que la famille est celle où naissent et vivent les haines les plus inexorables. Germaine, toute me vie, elle m’a chatouillé la plante des pieds avec la plume de son chapeau. Un supplice chinois intolérable. Je parle par image, inutile de vous le dire. Dutroux, ça vous dit quelque chose ? Lui aussi a voulu se faire la belle et…

Il s’est mis à rire âcre et a craché entre ses pieds.

— Oui ?

— Est-ce que vous le voyez descendre à la vitesse V prime l’escalier du palais de justice – celui de Neufchâteau ? On aurait dû faire se promener sur le trottoir quelques chiens bruxellois.

Il glisse, il bat des bras et des pieds, il s’étale,

Sans rien penser des chiens de Brussel-Kapital,

Ni à la chute à l’antipode du pétale

Qui…

Excusez-moi, c’est mon petit-fils qui m’apprend à parler en alexandrins. C’est assez rigolo.

— Quel est ce pétale ?

— La vieille histoire. Un pétale qui tombe, une aile de papillon qui bat sous l’œil d’un kangourou, le temps passe, enchaîne les causes et les effets, et un an plus tard, c’est le cataclysme sur la côte belge. Une chimère ? une hypothèse ? Vous connaissez l’histoire de la Baliverna de Buzzati. On enlève une brique, et tout l’édifice finit par s’effondrer. Un gendarme bâille, Dutroux galope, et voyez… Mère Belgique a des fissures aux fesses. C’est alors que fleurit la mâle expression : le geste fort. Tous l’ont à la bouche ou au bout de la plume. Mais nom de Dieu, je la connaissais depuis toujours, l’expression ! Cela fait cinquante ans au moins : Germaine était devant moi, mon bras droit a eu ce que j’avais appelé, à l’époque, un geste fort, elle a été contre moi et nous nous sommes sucé le museau. Aïe, aïe, aïe ! Je vous jure, la vie n’a rien de drôle. Nettement moins que le spectacle de ces messieurs qui ont le zizi à zéro et de ces dames, les dodoches à plat – parce qu’il leur faut sortir de la routine. Chère routine de toujours. La magistrature debout refuse de s’asseoir, l’assise, de se lever, et cela au milieu d’une ronde de bonnisseurs qui rêveraient bien de les clouer aux poteaux de couleurs, comme on dit. Le pied du bon Dutroux donne dans la fourmilière.

Déjà chaque fourmi secrète son acide

Et chacune se sent d’une humeur fratricide.

Mon ami ! mon cher ami ! Mes chers privilèges ! mon immunité ! mes droits acquis ! ma voiture de fonction ! Ceci, cela, cela surtout, et ceci que je ne puis vous dire. Dutroux, dans quelques décennies, on lui dressera une statue. Si, mon ami. Une vraie statue. Par notre sculpteur populaire devenu tout à fait gâteux. Il sauve la Belgique-België – Vlaanderen, Wallonie et les sexes Bruxelles-Brussel – il vous sauve tout cela des rhumatismes, de la sclérose, du tabès, de l’ataxie motrice, de l’ankylose, de la catalepsie, de l’ossification, de la momification, de la pyramide éternelle !

Que cela craque et cogne !

Que nous arque l’ardeur !

Et que de la charogne

Nous évitions l’odeur !

— Calmez-vous, mon vieux.

— Entre qui choisir ? Pindare ou Aristophane ? Qui va chanter Mercure ou le maudire ? Car votre Dutroux…

— Hé là ! hé là ! mon Dutroux ! vous rigolez, j’espère ?

— Excusez-moi. Dutroux, dites, qu’est-ce que Dutroux ? Il est tout ce qu’on veut, d’accord. Mais d’abord un marchand. Pire que la plupart, mais pas tellement que certains, et à côté d’autres, rien qu’un petit entrepreneur. Il est des commerces discrets qui vous déciment des populations entières, jusqu’aux enfants à la mamelle ! Chacun sait cela, sans s’émouvoir. Le commerce est gros de toutes les infamies. Me faut-il développer ? J’aurais du joli à vous envoyer dans la gueule. On dit que l’histoire ne se répète pas. Quelle blague. L’emballage-cadeau change, pas le contenu. Et maintenant… Je vous jure, j’ai assez d’imagination pour me voir incliné sur le bâillement du pandore sudiste. Par la bouche ouverte, on lui voit le jejunum. C’est l’image parfaite du trou, du trou, oui, où menace de s’effondrer la Belgique-België. Maintenant on va voir. Je me rappelle Abba Eban, au temps du jeune Israël. Je lui ai serré la main, oui – ici oui, te Brussel. Il a dit des paroles amères, mais rassurantes au fond. Il les a dites, oh ! mais pas à moi, notez. Les voici : « L’histoire nous enseigne que les hommes se conduisent sagement quand ils ont épuisé toutes les autres possibilités ». On va voir. On va voir. On va voir. On va voir. On va voir. Sans illusion. Les Belges forment un peuple étrange qui préfère les queues de cerise à la cerise. (Il hocha une tête épuisée.) On va voir.

C’est alors que l’on a entendu une petite voix aiguë qui appelait : « Cornélius ! Cornélius ! »

Je l’ai vu comme s’effondrer.

— Ils m’ont retrouvé, a-t-il dit. Ils me retrouvent toujours.

Et j’ai aperçu un joli gamin d’une douzaine d’années.

— C’est le fils de ma fille, a geint grand-papa. Nom de Dieu !

Un vraiment joli gamin. Les yeux qu’avait dû avoir

Cornélius à cet âge.

— Je suis content de t’avoir retrouvé, Bom’pa. Moma m’a dit de faire un geste fort, et je l’ai fait. Elle me suit, mais tu sais comme elle est grosse, elle va pas vite, moins vite que Dutroux en cavale.

Il m’a regardé, les yeux rieurs.

— Il vous a parlé de Dutroux, hein ? Ça le tient ! Ça parle à son cœur d’historien, comme il dit.

— Oh, je peux comprendre, me suis-je exclamé. Dis-moi, comment t’appelles-tu ?

— Étienne Vrémenfroy.

Partager