Un benêt. C’est ainsi que le considérait Ada elle-même.

De temps en temps, Augusto ressortait du tiroir du buffet, seul meuble de la cuisine-salle à manger d’Exmouth Market qui semblait être là en tant que témoin inamovible de notre vie quotidienne, une photo le représentant en officier de l’armée italienne : haut képi rigide et brillant sur la tête, veste droite d’apparat avec petit col relevé sur le cou et surtout épée plantée en avant sur le sol avec la main appuyée, souveraine, sur le pommeau. Et peut-être petite moustache fine sur la lèvre supérieure en signe aristocratique, mais cela, je ne m’en souviens pas bien.

Lui qui s’exprimait rarement riait à chaque fois à la vue de la photo qu’il tenait longuement dans ses mains. Se rappelait-il les circonstances de l’« emprunt » du costume et de sa complicité avec le photographe qui avait abouti à la prise de vue ? Ou de l’énormité de la situation : lui en officier !

« Busêdar », maugréait Ada assise à la table en train de peler les patates ou de préparer la pâte. « Menteur ! » Mais surtout — elle le disait en italien — « Babbeo ! » Nigaud. Moi qui, enfant, écoutais les invectives d’Ada, il m’arrivait de mêler babbo, papa, et babbeo. Babbo babbeo ! Babbo babbeo !

Bien sûr, Augusto n’avait jamais été officier et il n’avait jamais, c’était le moins qu’on pût dire, fait preuve d’une particulière envergure. Un homme limité, voilà ce qu’il avait été, Augusto. Prendre plaisir à souligner le fossé entre sa personnalité et son travestissement sur l’image témoignait au mieux de sa naïveté, au pire de sa niaiserie. Beati i poveri di spirito, bienheureux les pauvres d’esprit…

Non seulement il n’avait pas été officier, mais il n’avait jamais porté les armes.

À la guerre, la première mondiale, il avait été affecté comme homme à tout faire, intendant au petit pied, à un officier supérieur (celui dont il emprunta les vêtements de cérémonie pour la photo). Cuisine, entretien de sa chambre, repassage des vêtements, port des bagages et des messages : ses tâches couvraient tout ce qui ne relevait pas de l’art militaire. En cette matière, il n’était qu’un simple spectateur. Un spectateur stupéfait, parfois ébloui.

24 octobre 1917 : je veux dire les dates, comme plus tard les chiffres, de la même manière que l’on pose des cailloux blancs sur une route, pas tant pour la retrouver que pour croire à sa réalité, me persuader que le chemin qui m’a menée jusqu’ici a bien existé. Le front italien dans le nord-est de l’Italie est rompu par les forces austro-allemandes à Caporetto, aujourd’hui Kobarid en Slovénie (serait-ce parce que les hommes les croient à eux qu’ils baptisent les lieux ? Ou est-ce parce qu’ils n’appartiennent à personne que ceux-ci changent de nom selon leurs occupants ?) La bataille se mue en débâcle. Trois cent mille Italiens sont faits prisonniers. Ajoutés aux six cent mille morts depuis le début du conflit, cela fait beaucoup. Un trou immense qu’il faut combler. Par manque d’effectifs, on fait appel aux plus jeunes : ceux qui ont à peine dix-huit ans. Ce sont les « garçons de 1899 », les fameux ragazzi del 1899. Ils iront se faire tuer sur le front immobile du Piave où s’est retirée l’armée italienne et dans la contre-offensive de 1918 qui aboutira à la victoire sur l’Autriche.

Augusto est de ces garçons. Mais il n’ira pas se faire massacrer. Lors de l’instruction rapide donnée dès l’appel, on l’affecte vite aux cuisines. La guerre en tablier blanc : ce fut celle de Babbo babbeo, mon clown de père. Un tablier pour souligner son statut servile. Et la couleur blanche comme symbole d’innocence. Une sorte de paix par impossibilité de se battre. Une vareuse blanche tel un drapeau sur les champs de bataille.

C’est sous ce tablier ou ses vêtements d’homme de chambre qu’il aura suivi toute la fin de la guerre. À l’arrière du front. À observer de loin les projectiles voler, les obus éclater, le ciel rougeoyer et les eaux grises du Piave devenir brunes des corps qui s’y mêlaient, rouges du sang qui s’y répandait. Un spectacle qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. Au-delà de l’humain. Comme les tremblements de terre (il en avait connu un une fois dans la montagne où il avait suivi un oncle à la chasse) ou les orages traversés d’éclairs. Une manifestation de Dieu. De l’ordre des calamités de la Bible dont leur parlait le curé du village du haut de sa chaire de vérité. De vérité.

À la fin de la guerre, après l’attaque victorieuse lancée à Vittorio Veneto un an jour pour jour après la défaite de Caporetto (comme dans un scénario écrit à l’avance, une envolée à la d’Annunzio) et l’armistice signé quelques jours plus tard comme la fin du scénario, l’officier qu’Augusto avait servi presque un an durant lui conseilla (mais c’était en réalité une injonction) de rester à Trieste. Ils venaient d’y entrer le jour même de l’armistice et occupaient la ville depuis. Les Autrichiens et les Hongrois allaient se retirer du port. Il fallait les remplacer. Mais aussi rendre cette ville qui avait été romaine sous César à nouveau italienne. Comme il faudrait ensuite le faire de tous les territoires irrédents où l’on parlait italien.

Augusto s’exécuta. Comme il le faisait toujours. Sans comprendre pourquoi, mais docile. Il ne rentra pas dans son village de la plaine frioulane auquel il n’était pas particulièrement lié : il y travaillait chez des oncles, chez qui il avait été envoyé à la naissance, venu il ne savait d’où ni par qui.

Au port, il trouva du travail, d’abord au dégagement des débris de la guerre, ensuite à la surveillance des quais et des navires pour une compagnie maritime. Le jour, mais surtout la nuit, il se tenait debout ou assis à côté des coques immenses qui s’élevaient jusqu’au ciel et dont il entendait les tôles craquer dans l’obscurité. Comme pour la rumeur des batailles, il se disait que c’était des bruits venus des entrailles des choses ou des êtres qui dirigeaient notre monde. Et quand les masses de tôles se mettaient en branle et quittaient lourdement les quais, il pensait qu’elles allaient rejoindre au loin ces entrailles ou ces êtres.

Il rencontra Ada dans la rue. C’est ce que j’ai compris. Ada s’étendait peu là-dessus. Cela faisait partie pour elle de l’organisation du monde, de la marche naturelle des choses. La seule vérité, la seule transcendance en somme, était dans la mort. Quand nous cessions d’être des individus ou des collectivités gonflés de notre dérisoire prétention. Avant cela, nous n’étions pas plus ni mieux que des bêtes. La rencontre entre les êtres, la recherche de nourriture et ce qu’on nomme désir ou amour étaient de l’ordre de l’animalité. « Dal bès-ci, Vera, dal bès-ci! », des bêtes, murmurait-elle assise à la table de la cuisine-salle à manger en jetant un regard de biais à Augusto. Et sans doute songeait-elle à leurs nuits, quand il la prenait ou quand elle s’offrait, gênée de satisfaire son propre désir. En vrai, un besoin qui, une fois assouvi, laissait place au rien.

Elle était arrivée à Trieste peu après lui, venue avec une famille bourgeoise de Bologne dont le père avait été envoyé dans la ville maritime nouvellement conquise pour ouvrir une succursale de compagnie d’assurances. Ada y travaillait comme gardienne des enfants davantage que comme gouvernante : comment aurait-elle fait, elle qui, pour savoir lire et écrire, n’avait cependant pas été, je l’ai dit, plus que trois années à l’école ? Et encore, ajoutait-elle, elle avait passé la troisième à (déjà) garder des enfants, ceux de l’institutrice plus jeunes qu’elle.

Avec ces enfants, ceux de la famille bolognaise et ceux de sa professeure, elle baragouinait un italien qu’elle avait appris à l’école et qu’elle entendait de ses maîtres et de leur milieu. Mais dehors, elle retrouvait le parler rude des dialectes, le frioulan qu’elle avait fini par comprendre ou le romagnol qu’elle se parlait à elle-même comme un souffle qui aurait traversé le golfe de Venise pour la rejoindre. Plus tard, à Clerkenwell, ce sera l’inverse qui se produira : dans la rue, occupée par des Italiens de différentes régions, elle se devait de converser en italien, tandis qu’à
l’intérieur de nos murs, dès l’arrière-boutique, le patois reprenait ses droits.

Ils se marièrent vite, Ada et Augusto. Au lance-pierre. Seuls dans une petite chapelle du bas de Trieste, avec un prêtre soûl, rappelait Ada qui en riait comme elle le faisait avec cynisme de toute leur existence. Puis ils avaient fait trois enfants en trois ans. Les deux premiers étaient morts à la naissance, le troisième à un an. À ce dernier, un garçon, Ada et Augusto avaient donné, sans doute pour conjurer le sort, le prénom de Vitale. Vital ou Viable. Il est enterré dans un cimetière de la ville portuaire où je ne suis jamais allée. Parfois je m’en veux de ne m’être jamais approchée de ce frère. Comme si je ne voulais pas le connaître. Comme si j’avais voulu l’effacer. Comme s’il appartenait à cette suite sinistre de corps morts qui ont précédé ma venue. J’ai l’impression d’être issue d’un couloir de la mort. Le vagin d’Ada. Enfant, dans la rue, il arrivait qu’on m’appelle nasone pour l’importance, paraît-il, de mon appendice nasal. Gros nez. Mauvais nez. Si cela se disait en français, on écrirait mal-nez. Mal-née.

Extrait de Vera, de Jean-Pierre Orban-Grillandi, à paraître en septembre 2014.

© Mercure de France, 2014.

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