Un benêt. C’est ainsi que le considérait Ada elle-même.

De temps en temps, Augusto ressortait du tiroir du buffet, seul meuble de la cuisine-salle à manger d’Exmouth Market qui semblait être là en tant que témoin inamovible de notre vie quotidienne, une photo le représentant en officier de l’armée italienne : haut képi rigide et brillant sur la tête, veste droite d’apparat avec petit col relevé sur le cou et surtout épée plantée en avant sur le sol avec la main appuyée, souveraine, sur le pommeau. Et peut-être petite moustache fine sur la lèvre supérieure en signe aristocratique, mais cela, je ne m’en souviens pas bien. Lire la suite


« Wesh ! » a dit le petit en entrant le premier dans le bateau-mouches. Mouches au pluriel, siouplaît, avec plein de s qui tournoient autour. Des s bourdonnant comme les insectes qui volent au-dessus de mon visage et s’accrochent à ma barbe comme au paquet de merde que je suis. Mouche au singulier, mon cul oui ! Je les entends les guides qui racontent ces sornettes aux passagers. Comme quoi ce serait un certain Jean-Baptiste Mouche, bras droit d’Haussmann, qui aurait donné son nom à ces rafiots ras-la-Seine qui baladent les Chinetoques et autres Japs de l’île de la Cité à la fausse statue de la Liberté et retour. Mes burnes, oui. Les mouches, j’vous dis ! Car pour être de la merde, j’suis pas le seul sur la Seine ! La coque est rouillée, les moules s’accrochent dans les fêlures et les rats courent dans la soute une fois que les touristes ont quitté le navire. Comme quoi, n’est pas rat qui croit ! Moi, le soir venu, les lumières du pont Alexandre III allumées et la tour Eiffel scintillante, je laisse mon débarras (« Bon débarras ! » me souhaite chaque matin, comme on dit bonjour, le cap’taine, mon hôte, quand je descends dans mon placard pour roupiller et attendre que la journée de taf se termine), monte sur le pont et prends possession de la ville. Et pourquoi pas, me dis-je chaque nuit, du monde ? Faut pas se mettre des barrières ! Après tout, le ciel, le fleuve et les océans au bout sont à moi ! À moi. Bibi. Lire la suite


On n’habite pas un pays, on habite une langue.

Une patrie, c’est cela et rien d’autre.

E.M. Cioran

Il avait lu, des années auparavant, le journal d’un cinéaste allemand qui, apprenant la nouvelle de la maladie d’une amie, critique de cinéma qu’il chérissait, avait voulu faire à pied le trajet entre Munich et Paris pour la rejoindre. Selon une croyance qui a jeté sur la route des millions de pèlerins de toute religion, ce cinéaste pensait que la lenteur et l’effort du voyage à pied incitent le dieu auquel on croit à exaucer la prière qu’on lui adresse. Et conduisent au salut du marcheur. Ont-ils raison ? Et est-ce le mot qui convient ? Mais, toute rationalité suspendue, je me suis demandé quelle était la prière de Paul A., cet homme avec qui j’avais entretenu une relation aussi passionnée que distante, quand il entreprit de marcher du sud de l’Europe, où son cheminement l’avait mené, jusqu’à Bruxelles. Et si, au-delà de son propre salut, un autre miracle l’attendait au bout de sa route. Lire la suite


Une rue d’Ixelles, à proximité du cimetière du même nom et des cafés qui lui font face en une complicité silencieuse. Ou bruyante, cela dépend. Parmi eux, La Bastoche qui m’avait vu pousser sa porte vitrée aux différentes périodes de ma vie, depuis l’université où nous refaisions le monde jusqu’à ces moments où nous cherchions seulement à le représenter. Ou plutôt : le maquiller.

Dans un studio, quatre ou cinq hommes, une ou deux femmes encore jeunes assis à une longue table ou debout autour d’elle, s’agitant à lancer des idées, gamberger, griffonner des croquis sur un tableau Velleda. Lire la suite


It is myself I have never met, whose face is pasted on the underside of my mind.

Sarah Kane, 4.48 Psychosis

« Quel est l’endroit le plus désespéré au monde ?

— Une rue de Port-au-Prince une soirée d’orage.

— L’endroit le plus mortel ?

— Gaza. D’ennui et de désolation.

— Le plus dangereux alors ? Lire la suite


Je m’appelle Zangra hier trop vieux général
J’ai quitté Belonzio qui domine la plaine
Et l’ennemi est là je ne serai pas héros
Jacques Brel, Zangra

Le fort avait été construit en haut d’une falaise, coupée net pour laisser passer un canal auquel on avait donné le nom du roi qui s’était illustré pas très loin de là lors de la dernière guerre. Depuis, on attendait la suivante.

La construction de l’ouvrage, que l’on visite aujourd’hui comme un modèle d’architecture militaire, avait duré cinq ans et coûté plus de vingt-trois millions de l’époque. Il faut cependant noter que les chiffres diffèrent d’un document à l’autre, comme c’est le cas pour plusieurs éléments relatifs à l’ouvrage et à sa chute. Parler, d’ailleurs de chute est en soi-même sujet à controverse. Je m’en suis rendu compte à l’occasion d’une visite, que je croyais innocente, lors d’un séjour chez un ami qui habite de l’autre côté de la frontière qu’était censé surveiller le fort du temps de son existence. Plutôt qu’ami, je devrais dire cousin : nous sommes apparentés, mais ce sont les vacances communes de nos deux familles qui nous ont liés, quand nous étions enfants. Nous allions à la Côte et nous occupions nos journées à construire des châteaux de sable que nous regardions, avec délectation, la mer détruire ensuite. Je ne possède aucune explication à ce goût pour la destruction, et même, dans ce cas, pour l’autodestruction. Je ne peux que le constater et rappeler le plaisir que nous ressentions à observer ensemble la pointe des vagues lécher les parois des constructions et les avaler lentement, très lentement… Lire la suite


30. Je ne sais ce qui m’a poussé à entamer ce journal ce matin. Peut-être l’ennui. Six semaines déjà – pour autant que je veuille accorder la moindre importance au compte des jours – que nous restons inactifs. Et rien ne sert de s’en demander la raison. Notre engagement était exactement soumis à cela : ne pas s’interroger sur les raisons. Sur la raison. C’est même pour cela que j’ai accepté : pour faire l’impasse sur celle-ci, cette roulure. Une longue fatigue a précédé ma rencontre avec Mademoiselle. Une fatigue qui a, j’en ai l’impression, duré toute ma vie jusqu’alors. Et l’a peut-être devancée. Voire engendrée. La fatigue de se poser des questions et surtout celle-ci : de la moindre chose, le pourquoi.

Mon voisin anumérique (il nous est interdit de donner un nombre, encore moins un nom bien sûr, à un anumérique : nous le désignons donc par sa position au moment où l’on parle de lui : « l’en face », « l’au bout » ou « le derrière moi ») dit que notre entrée ici a été une forme de suicide. Dans mon cas, je pense qu’il n’a pas tort. Mais pour les autres ? Quel malheur, impasse ou désespérance les a conduits ici ? Comme il nous est aussi interdit d’échanger nos expériences passées, je ne le saurai jamais. Mais est-ce que je le regrette vraiment ? Je ne pense pas. Être un nouvel être et effacer le passé : c’est ce que j’ai voulu en adoptant cette vie sans réfléchir. On peut donc tout aussi bien dire qu’il s’agit du contraire d’un suicide : une renaissance. Lire la suite


Par quel concours de circonstances suis-je arrivée à son domicile au moment de sa toilette ? La porte de la terrasse de la maison bourgeoise de la périphérie bruxelloise était ouverte. En une navette agitée, des hommes en noir mêlés à quelques membres ou amis de la famille, ainsi qu’à du personnel de ménage (une femme, fatiguée, promenait un seau inutile tant que le monde n’avait pas quitté les lieux), entraient, sortaient, marchaient sur le gravier rouge de l’allée et le faisaient crisser. Des cris à peine étouffés passaient de la maison à la voiture des pompes funèbres rangée en travers de l’espace servant de parking. J’ai pensé que cette maison, paradoxalement, n’avait jamais connu autant de vie. Mais peut-être, après tout, me trompais-je. J’ignorais tout de cet aspect de la vie de B. Lire la suite


À Monique Dorsel

— Le corps, Grillandi ! Le corps, on l’oublie…

J’ai longtemps connu, comme d’autres, la tentation des cimetières. Et, en écrivant tentation, je pense fascination. Mais, enfin, l’âge non pas venant (n’est-il pas toujours là, dès le premier jour ? Et même avant, dès la conception, cette rencontre paradoxale, volcanique et miraculeuse, voluptueuse et sordide, où deux êtres, soudain béats du plaisir d’exister, se mettent en tête, ou plutôt en corps, de donner la vie et d’imposer aussitôt à cet être à peine conçu une mort imparable ?) mais grossissant, s’amplifiant, tel un corps s’épaississant de chairs inutiles, il m’apparaît qu’être fasciné par les lieux où la mort vous attend est suicidaire, pire risible : j’apprends peu à peu à narguer celle que les poètes-chanteurs populaires nommaient jadis la camarde, plutôt que de la frôler, me tenant à distance d’elle comme d’une prostituée qui me fut attirante mais que je sais aujourd’hui périlleuse. Avec la maturité moins bredouillante, on apprend, sinon à raisonner ses élans, au moins à ordonnancer ses aventures. Et à déceler, dans les tentations, les pièges. Dans les fruits, les vers… Lire la suite


Du flot d’images qui nous sont parvenues, comme de dessous les décombres de la ville, chaotiques, troublées, déchirées par leur propre violence, une, une seule, à mon corps défendant, occupe mon esprit et le traverserait en boucle si elle n’était statique, figée, dirait-on, pour toujours : celle du cortège des corps prise par un amateur, passager lui-même de la rame de métro qui explosa à quelques centaines de mètres de la station de King’s Cross, le 7 juillet dernier. Dernier : j’ai du mal à écrire ce mot. Comme s’il s’agissait d’une sentence de mort à l’encontre d’Aboubakar Kâne. Lire la suite