Par beau temps, de la cuisine-cave qui arrivait presque à hauteur du sol, Lily regardait le soleil grimper sur l’arbre qui secouait la tête au fond de la cour, oui, Lily le voyait, là-bas.

Parfois, elle lui adressait quelques signes de connivence, comme ça, de la main, pour répondre quand il agitait ses branches.

Quand il faisait chaud, dans l’odeur forte de ce lieu clos et mal entretenu que l’été exaltait, elle partageait la pierre ensoleillée avec le chat blanc et noir qui la fixait longuement.

Les jours se succédaient dans leur insignifiance, éternité plate, ponctuée de repas patiemment attendus, à des heures imprévisibles. Toutefois, sa mère avait toujours paré à l’essentiel, parfois avec beaucoup de maladresse et selon une logique qui n’appartenait qu’à elle et ce jusqu’au jour où elle était partie en poussant des cris et en titubant, laissant Lily avec son croûton s’abîmer peu à peu dans l’ombre du soir, puis de la nuit tout entière.

Le lendemain avait été interminable. Dans le bol, il ne restait que le morceau de pain défait qui flottait sur un fond de liquide salé, « soupe », disait mère.

Lily avait resserré le vieil édredon fleuri autour d’elle et ne quittait plus des yeux la danse légère et sauvage des taches de lumière sur le mur d’en face. En regardant par en dessous, au travers d’un grand trou de la couverture, elle avait décidé : « C’est par là qu’elles passent, les bulles de lumière », et cette pensée avait accaparé longtemps son attention.

Puis, fatiguée, elle s’était mise à sucer consciencieusement son pouce, histoire de refermer le temps sur ce jour qui n’en finissait pas. Elle dormit quelques heures ; elle avait faim, le dernier morceau de pain n’était plus qu’un souvenir.

Mère allait sûrement revenir.

À présent, dehors, il pleuvait.

Lily se frotta la joue deux ou trois fois, la mèche qui ne veut pas tenir venait lui taquiner la peau. Agacée, elle la rejeta en arrière d’un petit geste de la tête.

Parfois, il lui arrivait d’en garder l’extrémité en bouche ou de promener sur son visage le mince pinceau de cheveux serré entre ses doigts.

Il est vrai que le gros élastique rouge qu’elle avait trouvé était devenu un parfait complice dans l’élaboration de sa coiffure.

Lily le retira avec brusquerie, entraînant quelques cheveux arrachés, puis, rassemblant des deux mains la masse de sa chevelure, elle l’enserra à nouveau dans l’élastique, d’un geste prompt, se parant ainsi d’un superbe panache guerrier au sommet du crâne.

Elle aperçut alors un limaçon complètement égaré au bout de sa trace humide, juste au milieu de la pierre d’entrée. Il doit avoir faim, pensa-t-elle.

Elle saisit entre deux doigts, délicatement, le petit corps humide, mais il se laissait reglisser aussitôt sur le sol. Alors, elle le prit fermement avec sa main entière et le jeta dans l’herbe par le carreau cassé.

Au bout de la cour, quelqu’un entrait. Lily l’observa à travers son morceau de fenêtre, une femme s’approchait en boitant. Un objet clair suspendu à une ficelle s’agitait à chacun de ses pas mal assurés. En avançant, la silhouette basculait de droite à gauche. Lily pensa à sa poupée qu’elle berce ainsi et elle alla vite la retirer du vieux pull qui lui servait de couverture et la serra contre sa poitrine.

Maintenant, la femme semblait l’avoir aperçue et elle faisait des signes en agitant la main. Lily remarqua même qu’elle souriait. La pluie tombait sur ses cheveux et glissait le long de son imperméable clair. Bientôt, elle toucherait la porte.

Lily recula jusqu’à son édredon, là dans le coin, où il faisait plus sombre, elle se cacha.

De toute façon, la porte était fermée, et seule sa mère avait la clef.

Elle ne bougeait pas, blottie sur elle-même, respirant la bouche entrouverte pour mieux écouter le silence qui s’épaississait de minute en minute.

Soudain, elle entendit des pieds qui se traînaient sur la pierre du seuil, et un cliquetis de métal qu’on manipule maladroitement dans la serrure lui fit sauter le cœur dans la poitrine comme un petit animal sauvage quand on veut l’attraper.

La porte s’ouvrit sur l’inconnue qui ne semblait pas étonnée d’être là.

Elle ôta son imper, le déposa puis déchira le papier entourant le paquet à la ficelle.

« Tiens, Lily, dit-elle, ta mère m’a demandé de t’apporter à manger. »

La femme ne regardait pas du bon côté, elle ne voyait pas Lily dans l’ombre, c’était bien fait pour elle, elle n’avait qu’à chercher un peu, Lily aurait eu presque envie de rire si elle n’avait pas eu si faim.

« Lily !, appela encore la femme, viens manger, ma petite. »

Une main un peu sale sortit de dessous l’édredon qui glissa et dénuda le bras tout entier. La petite fille ne pensa plus à rien, ne vit plus que les merveilleuses tartines offertes sur un papier d’aluminium et elle se mit à les dévorer vite, vite, les yeux ailleurs.

La femme avait aussi apporté du lait. Tout en buvant à longues goulées, Lily, les mains jointes sur son bol, lorgnait par-dessus le bord ce qui se passait.

La femme ne s’occupait pas de Lily, elle faisait briller la pelure d’une grosse pomme en la frottant vigoureusement sur son chandail.

« Tiens, voilà », dit-elle en lui tendant le fruit.

Rassasiée et à nouveau méfiante, Lily se détourna un peu et refusa la pomme d’un petit haussement d’épaules.

La femme n’insista pas.

« Habille ta poupée, dit-elle, c’est ta mère qui m’a demandé de venir te chercher. Elle veut que je m’occupe de toi tant qu’elle est malade. »

Bien que marchant avec difficulté dans le désordre de la pièce mal éclairée, elle découvrit pourtant une paire de bottes en caoutchouc et l’imperméable de plastique jaune de Lily qui se retrouva chaussée et habillée sans avoir osé broncher.

Dehors, Lily cacha sa poupée sous le plastique, à l’abri de la pluie et tout en suçotant les gouttes d’eau qui dégoulinaient de son front jusque dans sa bouche, elle suivit la femme. Elle courut même un peu pour s’en rapprocher car cette fois, le soir tombait. Dans son édredon, Lily n’avait pas peur du noir, mais dehors !…

Lily n’osait rien dire, elle avait même accepté de tenir la main de la femme dont la silhouette s’écartait et se rapprochait brusquement de la sienne à chaque pas.

Puis elles étaient montées dans une voiture, et Lily était entrée dans une grande maison.

On avait voulu la faire dormir dans un lit qu elle jugea ridicule, bien trop grand et bien trop haut. Une fois seule, elle avait tiré les couvertures sur le sol et attrapé le coussin, puis elle s’était confectionné un coin confortable, selon ses goûts et, rompue par toutes les émotions de cette journée, elle s’était endormie avec sa poupée dans les bras.

Le lendemain et les jours suivants furent horribles.

Il fallait se lever, se laver, faire un tas de choses à heures fixes en compagnie d’autres filles qu’elle ne connaissait pas, puis il y avait l’école et pas de nouvelle de mère qui ne venait pas la chercher. En plus, elle n’était jamais seule, même pas le soir, même pas la nuit, car cette fois, on l’avait installée dans un dortoir. Lily aurait bien essayé de fuir, mais pour aller où ? Alors, peu à peu, elle se résigna, trouva même parfois agréable la compagnie des autres filles, pas toutes bien sûr.

Elle pensait souvent à sa cave, où elle jouait à être la reine. Lily inventait plein d’aventures de batailles avec des chevaux, de roi, de banquets, de bals, elle se donnait tous les pouvoirs, même des pouvoirs magiques.

Ici, elle n’avait rien à dire ; il fallait faire « oui » en répétant « non, non, non » dans sa tête.

Au fil des ans, elle avait appris à lire, à écrire, à compter, puis on lui avait enseigné comment lessiver, repasser, faire la cuisine et même coudre. On lui disait que sa mère était enfermée car elle n’avait plus sa tête à elle, mais elle n’avait pas le droit de lui rendre visite, pas maintenant, pas tout de suite, plus tard… Alors, il lui arrivait de ne plus y penser pendant un long moment.

Elle avait revu l’assistante sociale qui était venue la chercher, mais elle était rarement chez elle, trop occupée. Chaque fois qu’elle le pouvait, Lily allait lui expliquer ce qui n’allait pas dans cette institution où elle l’avait placée, puis elle lui demandait des nouvelles de sa mère. Au bout de plusieurs visites, Marie-Jeanne l’avait écoutée peu à peu avec moins de patience et un certain agacement qui avait gâché les dernières rencontres.

Le temps passait avec mille ruses. Il s’accrochait aux feuilles de la cime des arbres jusqu’aux jours de l’automne, puis il tombait sans bruit. Il se cachait partout, dans le vent, dans les montres, vingt minutes dans le riz qui cuisait, le temps de compter jusqu’à dix pour jouer à cache-cache, mais était-ce le même qui retenait mère à l’hôpital ? Non, ce temps-là était plus épais, plus lent, plus lourd, il valait mieux l’oublier ou faire semblant, mais Lily avait beau se changer les idées en se faisant des grimaces dans le miroir, il revenait au fond dès qu’elle fermait les yeux. Alors, une fin d’après-midi qu’elle n’en pouvait plus d’attendre, elle rassembla son courage et décida de se rendre encore une fois chez l’assistante sociale. Non, Lily n’avait pas peur de Marie-Jeanne, elle éprouvait même une attirance pour elle, un accord muet avec cette douleur intime qu’elle voyait trembler par moments sur les paupières de cette femme. Lily, elle, n’osait plus parler de sa mère. Elle la portait en elle comme un tabou, une préoccupation honteuse, un questionnement sans réponse, l’affolante évidence d’un naufrage qu’elle ne parvenait pas à assumer.

Marie-Jeanne, suite à son infirmité, avait instauré dans les relations avec autrui une zone neutre où se négociait le mode des relations affectives. Là, en secret, se concrétisait sans mot dire des amalgames obscurs entre des consciences à fleur de peau, des rencontres frileuses entre âmes blessées. Au désarroi d’une pensée pouvait faire écho la disharmonie d’un corps d’infirme. C’était simple, direct, efficace, silencieux et somme

toute confortable pour établir un climat propice aux confidences.

Lily se sentit en confiance, elle lâcha prise à ses émotions, réclama des nouvelles de sa mère : « Allait-elle mieux ? Elle voulait absolument la voir, lui parler, pouvoir dire “Bonjour, maman” ».

Marie-Jeanne se renfrogna, ramena son plaid sur ses genoux en l’ajustant bien pour qu’il ne glisse pas et pour gagner ce temps de silence et de réflexion où s’élabore la réponse avant d’être formulée.

« Mais, Lily, dit-elle après un moment, rien n’a changé, elle reste inconsciente de ce qui l’entoure, crois-moi, la voir dans cet état te ferait le plus grand mal. C’est un bien pauvre spectacle. »

Lily ne répondit rien. Bien sûr, elle savait. Mais une houle d’amertume montait du fond de son ventre. Elle se jeta dans les bras de Marie-Jeanne, puis se redressant brusquement : « Elle est belle tout de même, ma mère, hein ? », dit-elle le regard en feu. Marie-Jeanne ne répondit pas. Alors, Lily cacha sa tête dans son giron et se mit à pleurer doucement.

Cette nuit-là, Lily avait peu dormi.

La veille au soir, elle avait humecté l’extrémité de chaque mèche de ses cheveux en la pressant contre un tampon de ouate imbibé de bière de table sucrée avant de l’enrouler sur un bigoudi.

Elle avait eu beau se tourner dans toutes les positions, ce n’était que tiraillements, pincements sur la peau de son crâne. Ce n’est qu’au bout de plusieurs heures qu’elle s’était enfin endormie avec la sensation de reposer la tête sur un tas de cailloux.

Mais ce matin, après la toilette, elle avait déroulé les boucles une à une en vérifiant leur élasticité, puis avait complété sa coiffure de fête en l’ornant d’une barrette garnie d’une rangée de perles fines de pacotille.

Aujourd’hui, elle allait servir à table pour un banquet.

La monitrice vérifia le brillant des chaussures, puis ses ongles dont la propreté permettait de tolérer sur un doigt ou l’autre quelques petites imperfections, une égratignure, rougeur ou cicatrice, à peine visibles.

On lui noua autour de la taille un petit tablier rond et blanc garni d’un volant de dentelle, et puis il fallut bien qu’elle accepte de fixer sur ses cheveux cette petite coiffe que Lily, d’emblée, jugea ridicule et dont elle ne parvenait pas à comprendre l’utilité. Elle connaissait pourtant tout le « bordel » : la gauche et la droite du convive, le sourire, « En désirez-vous encore ? », « J’en reprendrais bien un peu », « Excusez-moi. Non, pas du blanc… » et à la fin « Merci, merci, merci ».

Les coups d’œil sévères des monitrices étaient venus la rappeler à l’ordre à la moindre faiblesse, au plus petit faux pas. Lily n’avait pas eu le temps de manger, pas même un petit morceau de n’importe quoi. Elle entassa adroitement sur un plateau le mélange infâme de tous les restes de nourriture, puis, après avoir emporté les piles d’assiettes et de couverts sales, elle prépara la table pour servir le café.

Dans la cuisine, les odeurs avaient refroidi, et déjà, des poubelles, montaient parfois par bouffées les relents aigres des restes de salades défraîchies.

Les jambes lourdes et les pieds douloureux, Lily participa à la vaisselle, l’estomac creux.

Le lendemain, Lily était partie de chez ces gens dans la grande maison où elle travaillait.

Elle avait choisi de vivre ici, avec rien, entourée d’objets de hasard parmi quelques trésors tout de même, dont une photo de Marie-Jeanne et deux ou trois souvenirs de ces six dernières années.

Lily en avait eu marre de cette vie de nettoyage et de service, elle avait tout planté là. Un jour, Marie-Jeanne avait retrouvé sa trace, elle était venue lui rendre visite dans sa cuisine-cave, mais elle ne voulait pas comprendre que Lily était prisonnière chez ceux qui, de toute façon, la payaient mal et que c’était mieux ici, qu’elle se sentait chez elle.

Marie-Jeanne avait eu beau faire son sermon, tirer toutes les ficelles du pantin Lily, c’était peine perdue, elle ne changerait pas d’idée.

Alors, elle avait dit à Marie-Jeanne : « Bien sûr, je sais lire, je sais compter, j’ai appris plein de choses, merci, merci pour tout ce qu’on a fait pour moi, toi et les autres durant toutes ces années, mais moi, je ne sais pas vivre ainsi, je te le dis, cette vie, ce n’était pas moi, ça ne collait pas avec moi. »

Alors, Marie-Jeanne était partie.

À présent, c’est la nuit.

Lily respire la bouche ouverte pour mieux entendre les bruits, comme elle fait toujours. Elle guette les moindres chocs inattendus, les mouvements obscurs qui habillent l’ombre de sa cave.

Dehors, une rafale de vent s’en vient, s’en va et n’appartient à personne.

Dans un coin, un reste de papier d’aluminium brille doucement.

Quelle étrange journée que celle qui vient de finir !…

Il y a quelques mois, Lily avait ouvert sa porte à ce jeune homme, il parlait, il riait, il portait du rêve, même si très vite ce rêve n’avait plus eu qu’un nom. La chambre était devenue comme l’épave d’un navire qui tangue et craque de partout avec des harcèlements de cris, des rugissements d’âmes, des affolements d’abîmes et le long lamento de Lionel enchaîné à sa drogue. Puis, ce soir, il s’était affalé, inerte, livide, comme mort. Lily avait pris peur, elle ne savait plus que faire. Alors, elle s’était souvenue de Marie-Jeanne, avait retrouvé un numéro de téléphone. Enfin, on était venu le chercher.

Lily tâte son ventre. Il y a cet enfant qui n’en finira pas de sortir de son corps en emportant une part d’elle-même. D’ailleurs, il occupe déjà toutes ses pensées. Il sera dehors dedans et dedans dehors, étranger et elle en même temps, pour toujours. Cela la troublait car si elle n’avait plus revu sa mère depuis longtemps, elle la portait pourtant aussi en elle, partout.

Lily remit un peu d’ordre, triant les objets et les déchets éparpillés dans la pièce. Elle épongea une mare d’eau graisseuse qui se figeait doucement sur la table. Un léger bruit mat attira son attention, quelque chose venait de tomber d’une boîte. Elle aperçut un petit tas de loques ébouriffé sur le sol, sa poupée !

Pour la première fois, depuis longtemps, elle la regarda : un objet sale, presque informe, et elle se préparait à la jeter dans un tiroir lorsque ses mains soulevèrent le petit corps mou et familier. La tête dodelinante restait toujours penchée sur une des épaules. Petite fille, cela l’irritait. Elle secoua cette tête avec énergie comme autrefois et, soudain, elle eut mal en la voyant. Lily resta un moment immobile, émue, elle serrait contre elle toute son enfance.

Une poupée de chiffon, ça ne casse pas, pensa-t-elle, et elle la déposa sur le rebord de la fenêtre. Demain, elle la raccommoderait et lui ferait des vêtements neufs.

Elle rangea son lit défait, ramassa et plia une pile de vêtements froissés, puis, après avoir brossé ici, essuyé là, elle contempla, satisfaite, le résultat de son travail.

Elle venait de retrouver son coin paisible, un ventre de briques semblable à celui où elle avait vécu petite.

Elle fit des projets d’avenir et décida qu’un de ces jours, elle irait rendre visite à sa mère.

Elle se souvint aussi de l’arbre, tout au fond de la cour, qui lui faisait des signes, autrefois.

[nouvelle extraite d’un premier recueil inédit]

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