Résistance d’assassins !

Thanassis Valtinos,

Voici un extrait caractéristique du dernier roman de l’écrivain grec Thanassis Valtinos, Orthokosta publié à Athènes en 1994. Centré sur une révélation pour le moins choquante (sous l’Occupation, les communistes grecs transformèrent, dans le Péloponnèse, certains monastères en camps de concentration), Orthokosta a provoqué à Athènes une polémique. Valtinos, disait-on, avait osé donner la parole aux « réactionnaires », à ceux qui s’étaient enrôlés dans les Bataillons de Sécurité, la contre-révolution soutenue par les Allemands. Il est difficile de ce côté-ci de l’Europe de saisir toute la complexité de la situation créée en Grèce durant la dernière guerre. Que des résistants — ou des gens qui se proclamaient tels — firent passer leurs vengeances personnelles avant les idéaux dont se réclamait l’organisation à laquelle ils appartenaient, c’est un fait avéré pourtant. Valtinos a fondé son roman — qui a tout d’une savante marqueterie — sur des témoignages recueillis auprès de villageois entraînés malgré eux dans le déchaînement de la fureur guerrière. Des villageois qui font songer à d’autres, plus proches de nous, exposés à la même absurdité « balkanique ».

— Des partisans étaient venus ici, à Xérokambi. Et il y en a du village qui vont leur donner une liste de dix-sept à exécuter. De Perdikovryssi. Un oncle à moi avait épousé une femme de Manessi. Lui aussi, c’était un Nicolaou, garde champêtre. Prénommé Vassilias. Un jour, il va dans le coin des femmes, Pavlos Bouzianis était là. Tout ça se passe à l’époque, en 44. Août 44. – Amène-toi, qu’il dit Bouzianis. On a ici une liste pour exécuter un tel et un tel, de Perdikovryssi. Perdikovryssi s’appelait autrefois Tchervassi. – Est-ce qu’il faut, qu’il lui demande, qu’ils soient exécutés ou bien est-ce que ça n’est pas juste ? Et Vassilias, le garde champêtre, il lui dit : Non, ce travail-là, il n’est pas juste. Dans les dix-sept, il y avait deux frères de Christophilis, il y avait mon père, j’y étais moi aussi. Vassilias fait demi-tour, il nous met au courant. Alors, nous autres, on ne fait ni une ni deux, on part. On va à Eliokori : là-bas il y avait les Bataillons. En 44, j’avais vingt ans, vingt-deux ans. J’étais jeune marié. Né en 22. J’ai laissé ma femme dans une position intéressante. Je l’ai laissée derrière moi. Nous autres, on part à Eliokori, voilà les partisans qui descendent, selon leur programme. Qui descendent au village, ils ne nous trouvent pas, nous autres, les dix-sept. Ils trouvent Yannis, le frère de Christophilis. Yannis était de la classe 41. Ils trouvent aussi un de mes cousins germains, Costas Nicolaou. Et lui, c’était un gars de vingt ans, par là. Ils ne m’ont pas trouvé ni moi ni mon père : ils allument un feu, ils nous brûlent la maison. Notre maison à nous et celle d’un certain Bazianos. Brûlées ! Entre-temps, ils prennent mon cousin germain et Christophilis, ils les amènent à Kotrona. Deux partisans qui n’étaient pas d’ici, des inconnus. À Kotrona, ils trouvent une rigole. Des braves types, ces partisans. Ils plantent là les autres et commencent à se laver les pieds. Les nôtres, ils pouvaient filer, mais ils n’ont pas filé. Mon cousin avait son beau-frère, un Kakavias. Un de Saint-Jean, il était capétanios. Cadre du parti. Il avait mis en lui toute sa confiance.

— Partons, Costas, qu’il lui a dit mon frère. Mon frère avait compris qu’ils allaient les tuer. Ces deux partisans-là, c’étaient des inconnus. Des types inconnus. Ils se sont assis là par terre, dans la rigole, et ils ont ôté leurs souliers. Comme s’ils leur disaient : Barrez-vous ! Mais, eux, ils ne sont pas partis. Et ils les ont emmenés à Kastri. Arrive Karoulis Lenguéris : Ces deux vermisseaux, pourquoi vous les gardez ?, qu’il dit. Ils les ont pris le jour suivant et ils les ont exécutés. Deux de notre village y sont allés voir après coup, le parrain de Nicolaou et un voisin, Diamandis Diamandakos, ils les ont trouvés dans des fosses. Dans un terrain de Doumos.

— Dans un fossé.

— À Saint-Élie. Ils les trouvent là-dedans, ils les avaient mis nus. Ils leur avaient pris leurs vêtements. Eux, ils les tirent dehors, ils les chargent sur leurs épaules. Chacun le sien. Et autour d’eux les partisans rôdaient et à Kastri, ceux de Kastri craignaient qu’ils ne les tuent aussi. Ils les transportent à Saint-Élie, ils creusent un petit trou, là devant le sanctuaire, ils les ensevelissent. Et ils rentrent au village.

— Ils les avaient fusillés. À Nicolaou, ils avaient tiré une balle dans la tête.

— Une sorte de coup de grâce.

— Après, nous autres, avec mon père, un Bazianos et un Karybakas, on est allé d’Eliokori à Tripolis. Quand il y a eu l’effondrement des Bataillons de Sécurité et que les partisans sont entrés dans la ville, ils nous ont arrêtés. Moi, ils me conduisent au premier poste de police. C’est là qu’arrive un dénommé Karamitzas, il est avocat maintenant, place Canningos. Yannis Karamitzas de Perdikovryssi. Du même âge que moi. Son père était dans l’Armée populaire. Il arrive à la préfecture : Celui-ci, tuez-le, qu’il dit, il était à la Gestapo ! Il parlait de moi. Mais moi, ils me laissent libre. Mon père et d’autres avec lui, ils les jettent en prison.

— Eux n’étaient pas partis pour Spetsai, c’était ça leur erreur !

— Après, ils les emmènent pour les tuer. Ils les attachent main à main, une douzaine d’hommes. Mon père, ils l’avaient attaché à Papakalias. De Rouvali. Néa Kora. Ils les entraînent beaucoup plus loin, dans un bosquet planté de pins. Le pope tombe à terre, il n’avait plus la force de marcher. Et ils le tabassent à coups de crosse. Après, ils reçoivent un nouvel ordre et leur font rebrousser chemin. Ils ne les exécutent pas. Ils les enferment de nouveau dans la prison. Entre-temps la Croix-Rouge arrive. Et mon père sert d’interprète. Il avait vécu en Amérique plusieurs années, émigré, il connaissait l’anglais. Alors la femme de Barlas leur porte une casserole de semoule. Barlas de Bertsova. Avocat. Sérieux. Sa femme leur porte la semoule, à l’entrée, ils ne la contrôlent pas. Et, dans la casserole, elle avait enveloppé une lame de scie à métaux. La nuit, ils scient les barreaux, ils fuient. Barlas, un Koïtsanos du même village que lui, et d’autres. Tous condamnés à de lourdes peines, ils les gardaient pour les massacrer, ceux-là ! À peine sont-ils partis, ceux-là, que les partisans s’emparent des autres, mon père, le pope, ils les rouent de coups. Parce qu’ils ne les avaient pas dénoncés. Puis il y a eu Varkiza[1], les choses ont changé. On est retourné au village : brûlée, la maison, brûlée, celle de Bazianos ! Et celle de Karybakas !

La nôtre, ils ne l’ont pas brûlée. Elle était joignante, c’était la part d’un héritage que j’avais fait d’un oncle à moi, ils ne l’ont pas brûlée. Mais ils l’ont mise à sac, ils ne nous ont rien laissé. Ceux de Dragala sont venus, ils ont tout pris. Machines à coudre, trousseaux de mes sœurs, tout. Jusqu’au fil électrique, jusqu’aux clous dans les murs. Rien, ils n’ont rien laissé !

— De Saint-Georges, il y avait aussi un capétanios.

— Notre vieil ami Sotiris.

— Lui l’avait dit à mon cousin : Tu seras exécuté ! Costas ne l’a pas cru. Il avait mis toute sa confiance en Kakavias, son beau-frère.

— C’est devant chez nous qu’ils les rassemblent. Le pope était là, lui aussi. Yannis monte dans un mûrier. Il a le temps, il monte. Il y en a un qui le repère, faut dire que Yannis était fumeur. Il est repéré, le voilà qui descend demander des cigarettes. Et c’est comme ça qu’ils l’arrêtent. Ils le conduisent au rassemblement. Devant chez nous. C’est de là qu’ils l’emmènent.

— Ils l’ont arrêté, il paraît, parce qu’il parlait pour Papadongonas[2].

— Des accusations. C’était à cause de mon frère, l’autre frère. Quand a eu lieu le grand blocus, lui s’était caché, il avait échoué à Xérokambi. Comme tous les autres. Une fois les Allemands partis, avec les Bataillons, les partisans entrent au village. Ils prennent tout ce que les autres avaient laissé, fromages, etc. On est resté chez nous, ma petite sœur, ma mère et moi. Et la femme de mon frère, enceinte. Les partisans étaient en train de partir, le voilà qui vient voir comment nous allions. Il rencontre deux partisans : Où vas-tu, Vassilis, sale traître ? et ils lui tirent dessus avec le revolver. Vassilis file, il arrive au village, terrorisé. – On part pour Masklina, qu’il dit. Et il emmène sa femme, il va à Masklina. Les Bataillons étaient à Masklina. Masklina-Eliokori. C’est à cause de lui qu’ils ont arrêté Yannis. Devant chez nous. Ils ont emmené le pope aussi. Le pope tremblait. Il n’était pas d’ici mais il disait la messe au village. Maintenant il est à Anapli, Doukakis. — Mon père, est-ce qu’on doit liquider les traîtres ? Qu’est-ce qu’il va dire, le pope ? Moi j’étais petit, mais je me souviens de tout. — Doit-on punir les traîtres, doit-on les pendre ? – On doit, qu’il a dit le pope. Il avait chancelé, il était jaune de peur. Eh bien, ils les ont emmenés, les gars, ils les ont persécutés. Le jour suivant, on apprend qu’ils les avaient tués. Oui, le jour suivant. Il y a des gens de Kastri qui viennent, ils nous le disent. Après, ils ne nous ont pas permis de les enterrer. Et on a envoyé un des nôtres, avec un cousin de Costas Nicolaou et un Bazianos, ils les traînent au-dessus, à la chapelle de Saint-Élie. Et ils les mettent en terre. Sans pleurs ni lamentations. Nous autres, on avait des chèvres, on avait un berger, le jour même où on apprend la nouvelle, les partisans vont dans notre bergerie, ils volent deux chèvres. Ils étaient envoyés par Nicolas Pavlakos et un gars du village. Ils les conduisent en bas, ils les égorgent. En dessous de chez nous. Et ils dansaient et ils chantaient.

— Pour leur faire plus de mal encore.

— Ils donnent, quelqu’un donne à mon père le foie d’une bête égorgée. Quelqu’un. Que voulais-tu qu’il mange, mon père ? Son enfant abattu, sa maison saccagée. Arrive celui-là, Pavlakos : Où se trouve le second foie ? qu’il demande. – On l’a donné au vieux, qu’ils disent. Il appelle mon père : Oùsse qu’il est passé, le foie ? — Camarade, qu’il lui dit le vieux, les gars nous l’ont donné. On ne l’a pas mangé. Je vais dire de l’apporter. L’autre lui flanque une gifle. Le vieux titube, il se cogne à un acacia que nous avions dehors. Je m’en souviens, j’étais petit. De mon frère tué, de tout, tel que je l’ai dit. J’avais 14 ans, 15 ans. Et c’est pour ça que plus tard je lui ai fait sa fête, à Pavlakos. Un jour et une nuit j’ai passés à le battre !

— Des bruits ont circulé comme quoi à l’exécution il y avait aussi Anestis Poulios.

— Non. Anestis et un Balantsas. De Messoraki tous les deux. Eux, ils n’ont pas pris part à l’exécution. Eux, ils étaient à côté. Ils regardaient. Et ce sont eux, à ce qu’il paraît, qui les ont dénudés. Car j’ai parlé plus tard avec un Sarandos. Moi je suis allé à Tripolis après. Deux ans après. Durant la seconde rébellion[3]. Je m’étais mis à cogner, je ne me retenais pas. Et je suis parti. Car ils allaient me tuer. Moi, le casseur de partisans. On était en train de manger un midi chez Andonakos, arrive ce type, Dakourélis. Il s’assied là. – Faut que je te dise quelque chose, qu’il dit. Et faut que tu l’exécutes. – Parle, que je lui dis. – Ton frère, qu’il me dit, c’est un Karbis, Costas, de Psili Vryssi qui l’a tué. Je ne fais ni une ni deux, je vais chez le procureur. Le moindre témoignage, il devait, lui, le transformer en plainte. D’office. J’ai tout déballé, de A jusqu’à Z. Dakourélis était en train d’élaguer un arbre, les partisans sont passés, il les a vus, ils ne l’ont pas vu. Et de là-haut, il a vu toute l’exécution. Comment ils les ont tués et ce qu’il est advenu. Mon frère est tombé dès le premier bam, il est tombé par terre. Raide mort. Nicolaou, la balle l’a raté, elle zigzaguait. Et il y en a un qui s’est amené et qui lui a tiré dessus avec le pistolet. Et voilà pour de vrai comment ça s’est passé. Après bien des semaines, on va à Anapli. Le procès avait été fixé, Dakourélis avait perdu la boule. – C’est la première fois que je le vois, ce type, qu’il a dit. Apparemment, ils lui avaient graissé la patte. Et c’est comme ça que l’histoire s’est terminée.

— Mais nous avions pris les devants, nous avions nous-mêmes rendu la justice.

— Pas pour ceux-là. Ceux-là, on ne les connaissait pas.

— D’abord, on a arrêté Anestis.

— C’est Balantsas qu’on a arrêté d’abord. Stylianos. De Messoraki. Balantsas, un sobriquet. « La Balance » : tout le monde le connaissait.

— Tyrovolas. Stylianos Tyrovolas.

— Il était en taule.

— Et moi, j’étais en train d’aller dans un domaine, des bergeries qui nous appartenaient. On appelle l’endroit Moutzouria. Au bas de Koubila. Là, il y a un type qui me dit, un certain Photopoulos : – Regarde à l’étage. C’est-y pas la Balance ? Nous on savait qu’ils le gardaient à l’intérieur. – Mais qu’est-ce que tu racontes ?, que je lui dis. Je file aux bergeries, j’avais les mules à mes côtés, je les ai confiées aux bergers. Je fais demi-tour vers le village. Je rassemble quatre ou cinq gars et on va la nuit le chercher.

— En quarante-six, tout ça.

— Quarante-six-quarante-huit.

— Pas quarante-huit. En quarante-huit, moi je servais dans l’infanterie.

— Bon, bon, en quarante-six. Je prends les gars, on va direct chez lui. On frappe à la porte, ils ne nous ouvrent pas. On la brise. Sa femme bondit dehors, elle se met à crier : Stylianos il est pas ici, pas ici ! Elle criait. Alors qu’elle pouvait nous dire ça plus tranquillement. Je dis aux autres : Il se cache quelque part. Ou au domaine des Souroupis ou bien chez Markoulis. C’était elle qui, avec ses cris, lui donnait le signal de foutre le camp. On court au domaine des Souroupis, il n’y était pas. On descend chez Markoulis. Comment il s’appelait déjà ?

— Kambilafkas.

— Il était de Galténa. Chouchou de sa belle-famille, à Messoraki. Il nous ouvre la porte. Où est Balantsas ?, que je lui dis. – Je n’en sais rien, qu’il me dit. Pour son « Je n’en sais rien », je lui flanque une baffe. – Enfin, les gars ! Je n’en sais rien, qu’il répète et, des yeux, il nous indique l’étage. Il y avait une petite soupente, c’était là que se cachait La Balance. — Je n’en sais rien, les gars. Et il nous montre le haut. – Cette fois, nous le tenons, que je dis. Descends, la Balance, que je crie. Lui, il descend. Il avait sorti l’ordre de libération et me le montrait. L’ordre de libération. Je le lui prends des mains, je le déchire, je lui flanque un coup de crosse. À cause du coup de crosse, voilà que ma carabine fait feu, pour un peu j’étais tué. – On le sort, je dis aux autres. Laissez-le moi ! Parce que le plaignant, c’était moi. Et dès lors je me suis mis à le frapper. Comme une pieuvre, jusqu’au jour d’après, même heure. Lui, il avait fait de la prison, il y était resté un an à peu près, moins que ça. Puis il était sorti, il avait bénéficié d’une mesure d’élargissement. On le fait descendre à Perdikovryssi. – Où est Poulios ?, que je lui dis. Anestis Poulios. – Vous le trouverez, qu’il me dit, chez Costas Tyrovolas.

— À Messoraki.

— On le met dans une cave, ligoté, et on part. On va à la maison, toute la bande, on mange. Puis on va chez Poulios. On l’arrête pour de vrai. Je commence le tabassage. C’est là que Carélina me balance une pierre. Une vieille parente à lui. Du haut du mur. Encore un peu, elle me laissait raide mort. Je fais volte-face, je lui flanque deux coups de pied. On arrête Anestis, on le traîne à Tchervassi.

— Sur la route, il y avait les vignes, clôturées avec des poiriers sauvages et des genêts épineux. On les arrachait et on le frappait à la tête.

— Il rampait alors.

— On le mène au village, je prends une paire de ciseaux, je lui coupe l’oreille.

— L’oreille, les cheveux. Les cheveux avec le cuir chevelu, je les coupe. On le jette dans un coin. Arrive Télésilla, la sœur de Costas Nicolaou, qu’ils avaient exécuté à Saint-Élie, elle tient un manche de cognée. Elle se met à le rosser avec. Sur la tête. Pour la lui briser. Après quoi, on le soulève, on va dans une maison déserte. Celle de l’avocat Karamitzas. On le balance dans la cave. Il y avait dedans un tonneau vide. Sans son couvercle. On le fourre dedans, Anestis, la tête la première. On lui attache les mains derrière le dos, on lui baisse la culotte. Pour qu’il ne puisse pas marcher. Et on le laisse là. Pour l’heure, à Kastri, dès que tu parles d’Anestis et du tonneau, ils en ont à te raconter ! Comme quoi on l’aurait baisé. Ce n’est pas vrai. On l’a laissé là. Plus mort que vif, après sa raclée. Et lui, qu’est-ce qu’il a fait ? Il est revenu à lui petit à petit. Pour l’heure, on dit qu’une cousine de Karybakas, dont les frères étaient capétanios, est allée lui ouvrir. Et lui, il a sauté quelques murets, avant d’arriver à Kotrona, et c’est un Photopoulos qui l’a libéré. On l’a repris un peu plus tard. On l’a conduit à Anapli et, une fois inculpé, ils l’ont mis en prison. Après, moi je suis parti en Amérique. J’ai été démobilisé, je suis parti en 1951. En juin. J’avais le droit, mon père était sujet américain. Vingt-huit ans. 1951-1979. Il y a deux ans, j’étais à l’arrêt de bus : à Tripolis. J’attendais ma fille, elle est mariée à Corinthe. J’aperçois Anestis. Vieilli, il vient près de moi, il ne me reconnaît pas. — Est-ce que le bus est arrivé de Kastri ? qu’il me dit. Je fais l’Américain. – I don’t understand greek, que je lui dis. Parce que je me suis dit en moi-même qu’il cherchait peut-être à m’entraîner de nouveau dans des embrouilles. Et l’an dernier, je l’ai revu. J’étais de nouveau dans l’autobus et l’autobus faisait arrêt à Messoraki. Lui attendait là avec un certain Panayiotis Tsikis.

— Ils sont cousins germains.

— Cousins germains, et ils allaient chercher des marrons. Au mois d’octobre. Le bus s’arrête, moi j’étais sur la première banquette, il me tend la main pour que je l’aide à monter. Il ne pouvait pas monter, ratatiné comme il était maintenant. J’ai fait semblant de ne pas le voir. Et il est monté tout seul, c’est Tsikis qui l’a poussé au cul. — Salut, Nicolaou, qu’il m’a fait. – Salut, Anestis, que j’ai dit. Et j’ai songé, pourquoi, puisqu’on devait mourir, pourquoi on avait fait tout cela. C’était la vengeance.

— La vengeance, oui. À l’époque, ceux d’Eliokori, ils nous ont notifié d’aller casser la gueule à un Mathès. Cadre supérieur. On est parti toute la nuit, on est allé à Sainte-Sophie. Le docteur Andonakos nous attendait sur les rails du train. Il nous emmène, il nous conduit à Samoni. C’était un cadre supérieur, Mathès. Je doute que le type ait survécu. Il y avait six gars de Masklina, plus nous. Lui, c’était un assassin. Un assassin. Comme les autres qui reçoivent une retraite à présent. Qui ont fait de la résistance et qui reçoivent une retraite. Résistance d’assassins.

(traduction française de Michel Grodent)

[1] Signés le 12 février 1945, les accords de Varkiza, garantis par le gouvernement britannique, prévoyaient notamment le désarmement de l’Armée populaire de libération nationale (ELAS). Pour la Grèce, ils ne signifièrent pas, bien au contraire, la fin de la guerre civile.

[2] Le colonel Dionysios Papadongonas forma des Bataillons de Sécurité à Tripolis, au cœur du Péloponnèse.

[3] La guerre civile (1946-1949)

Partager