La petite maison est très différente de celle où elle a passé une si grande partie de son enfance. Il n’y a pas de roses, pas de cabane de jeu, pas de fauteuil de jardin à l’ombre d’un pin. Il n’y a pas non plus la mer, ni de plage avec des coquillages et des algues apportées par les vagues, ni d’enclos dans lequel un cheval brun puisse paître. La maison de Thérèse est située légèrement à l’intérieur d’un bois de sapins. Dans le jardin ne pousse rien d’autre que de la menthe et de la ciboulette. Et les meubles de jardin blancs dont elle a fait l’acquisition en même temps que de la maison sont maintenant pourris.

Et pourtant, c’est dans la maison de papa, près de la côte, qu’elle se rend le vendredi soir.

Dès qu’elle a poussé la porte, elle se reconnaît. C’est là qu’elle était assise sur les genoux de papa, quand elle était petite. Si petite que presque tous ses souvenirs ont été recouverts de mauvaises herbes. Mais pas celui de l’odeur de papa : une odeur de savon et de bière et de tabac pour la pipe, de prairie, de mer, de sel et de hareng fumé de frais.

Dans l’un des coins de la pièce principale se trouve le fauteuil à bascule de papa, passé au brou de noix, qu’il a hérité de son propre père. Dans ses souvenirs, elle ne voit plus très bien si c’était sur ce fauteuil à bascule qu’ils étaient assis. Elle et papa. Mais elle a bien l’impression que oui. Elle sent encore le rythme du balancement. Il lui suffit de regarder ce fauteuil, puis de fermer les yeux, pour le percevoir à nouveau. Et la voix profonde et paisible de papa chantant Do-do, l’enfant do

dans le ciel il y a trois astres le premier est tout blanc le deuxième est tout rouge et le troisième c’est la lune toute jaune.

Elle voudrait bien bercer elle-même son fils de la sorte. Ce fils qu’elle n’a jamais eu.

Comme toujours, Thérèse inaugure son vendredi soir en allant ranger la nourriture dans l’arrière-cuisine et en se versant un verre de bière. Puis elle allume le feu dans la cheminée, approche le fauteuil à bascule et pose la bouteille de sherry sur la petite table basse, à côté de la photo de son papa. Avant de s’asseoir sur le fauteuil, elle s’assure que la lettre de Rébecca est toujours bien dans son sac. Elle n’y touche pas.

Le feu éclaire toute la pièce. Elle voit encore mieux la photo de papa. Il lui sourit, exactement comme la fois où elle était revenue de son exil de six mois chez maman, après le baccalauréat.

Thérèse lui rend son sourire. Elle veut montrer à papa qu’il est le bienvenu. Alors, il cligne de l’œil gauche, en direction de la cheminée. Il la met en garde. Et, en effet, Rébecca est là. Elle est assise, penchée en avant, sur son lit d’hôpital, à la lueur du feu. Sur le couvre-pied, devant elle, est posée une feuille de papier qui est aussi grande qu’elle-même. Ses cheveux blancs lui tombent sur le visage. Elle fait des efforts pour parler. Sa voix produit un bruit assez analogue à celui du papier de soie, mais Thérèse comprend tout ce qu’elle dit.

Et Thérèse lui répond :

Non, Rébecca. L’Italie ne m’intéresse pas. Vos voyages, d’une façon générale, ne m’intéressent pas. Votre Japon, votre Grèce, votre Italie. Je sais bien ce que c’est, en fait, ces voyages : des mensonges. Tu prends tes distances par le mensonge. Comme tu l’as toujours fait. À propos des six années qui se sont écoulées avant que papa ne se marie avec toi. À propos des visites de papa chez maman. À propos d’Alexandra.

Papa et moi avons également fait des voyages, Rébecca. Mais, à la différence des vôtres, c’étaient des vrais. Je peux te les montrer quand tu voudras. Les étaler sur cette table, devant la cheminée. Les toucher. Les écouter. Les goûter. Les sentir. Tu vas voir, ma chère belle-mère. Puisque tu as absolument voulu venir me rendre visite ici, je vais te les montrer. C’est enfin mon tour de te montrer quelque chose.

Regarde ce voyage-là, par exemple. Il n’est pas le moins du monde exotique. Pas comme votre Japon. Mais il possède une autre vertu, très précieuse : il existe.

Je vais te montrer une île. Si tu réfléchis un peu, tu comprendras que c’est nécessairement une île. Sur une île, on est entouré, on est prisonnier. L’eau coule tout autour de vous et on est allongé là, sur une plage bien chaude, entre deux mers. On a retrouvé le clapotis doux et apaisant du fœtus.

Vous n’êtes jamais allés dans une île. Même en Grèce, vous n’êtes pas allés plus loin que ce minable bistrot du port. Puis elle est arrivée, ta sœur.

Mais on peut attendre encore un moment pour parler d’Alexandra.

Notre île à nous est située en France, sur la côte atlantique. Sur mon étagère, j’ai un roman qui en parle : L’île des pas perdus.

Papa et moi n’aimons pas le nom que Jean Muno a donné à cette île. Sur notre île, rien n’est perdu. Quand nous y sommes arrivés, nous n’avons pas seulement gagné le monde. Nous avons aussi gagné notre âme. Je veux que tu remarques bien sur quel mot je mets l’accent, Rébecca : notre âme. Toi, tu n’as jamais pu dire ça. Toi et papa, vous n’avez jamais pu employer le mot notre de la même façon que lui et moi. Pas plus que le mot âme. Vos gènes sont étrangers les uns aux autres.

Tu la vois, cette île ? Tu sens le sable chaud couler entre nos doigts ? La chaleur pourpre du soleil venir nous frapper quand nous sortons de la mer en courant ? Tu sens cette odeur d’huîtres et de varech, de corps humains nus et bronzés ? Tu vois ces ruelles, ces maisons blanches aux volets couleur turquoise, bien clos pour ne pas laisser pénétrer la chaleur du soleil ? Tu entends le cri des mouettes autour des bateaux de pêche rentrant au port ?

Et le soir, tu vois ces plats débordant de fruits de mer, à l’auberge du port ? Tu sens la salive dans nos bouches ? Tu sens comme elle se prépare à affronter moules et crabes, homards et huîtres, crevettes roses et grises, étoiles de mer et langoustines ?

Papa et moi sommes restés dans la chambre que nous avions louée dans cette petite maison sur l’île. Pas dans la cave, Rébecca. Au premier étage, dans une chambre avec vue sur la mer. Il ne m’a pas abandonnée. Nous sommes restés jusqu’à ce que quelqu’un nous dise : « Si vous voulez regagner la terre ferme avant l’arrivée des tempêtes d’automne, il faut que vous preniez le prochain bateau. Ce sera le dernier avant longtemps. »

Nous n’avons pas souvenir d’avoir pris ce bateau.

Extrait du roman Din styvmor Rebecka (Rébecca, ta belle-mère), Wahlstrôm & Widstrand, Stockholm, 1987, inédit en français et traduit du suédois par Philippe Bouquet

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