Chacun était prêt depuis longtemps à prendre un sommet d’assaut : il suffisait de choisir le plus haut. Lorsqu’une nouvelle secousse sismique ébranla la planète, les habitants bouleversés découvrirent enfin une montagne digne d’être escaladée.

Au pied de la paroi apparurent les premiers aventuriers, les uns à dos d’éléphant, les autres sur des chameaux ou des rennes, puis, lorsque les chemins furent aplanis, arrivèrent les cyclistes, suivis des automobilistes. Les arrivants installaient leurs colonies et leurs campements. Quelqu’un trouva un silex ; ils en tirèrent des étincelles, allumèrent un feu et firent cuire les éléphants, les chameaux et les rennes. Les propriétaires de vélos et de voitures, qui devaient se contenter de conserves, observaient avec envie le festin de ces bienheureux.

Déjà naissait l’hostilité, car certains voulaient dormir près du feu, tandis que d’autres exigeaient l’obscurité totale. Le jour non plus, ce n’était pas l’unanimité : fallait-il oui ou non entretenir le feu alors qu’il faisait clair ? Les premiers opposants à la fumée apparurent.

Seule l’escalade pouvait empêcher les affrontements. D’autant que de nouvelles équipes continuaient à affluer, qui ne trouvaient pas d’emplacement au pied de la montagne et tentaient d’en conquérir un par la bagarre. Face à l’escarpement, ce n’étaient que forces vives et équipements en tous genres. Un parc entier d’ordinateurs fut déployé. Les machines ignoraient où les poussaient leurs rusés programmeurs, qui avaient au préalable interrompu tout flux de données vers les cerveaux électroniques. On sait que l’énergie est directement liée à la masse, et c’est pour alléger ces machines douées de raison qu’on les avait privées d’énergie pendant leur transport.

Une fois sur place, on utilisa les torrents de la montagne pour construire des centrales électriques. On brancha les machines, et celles-ci se mirent à penser. Elles pensaient très lentement, de manière diffuse, car si elles recevaient de l’énergie, elles ne disposaient en revanche d’aucune information. Les programmeurs mirent en route les processus d’auto-apprentissage, puis s’élancèrent sur les pas des premiers grimpeurs en entraînant les autres à leur suite.

Entre-temps éclata au pied de la montagne une dispute incroyable, qui provoqua une nouvelle chute de pierres, et le sommet s’éleva encore. Beaucoup furent précipités des hauteurs qu’ils avaient atteintes, et le parc de machines s’enfonça sous terre, mais continua à s’instruire automatiquement dans l’obscurité complète. C’est de là que beaucoup plus tard l’on put extraire la sagesse populaire et la transformer en culture de masse.

Malgré tous ces événements, le siège de la montagne se poursuivait, se renforçait, et l’assaut était irrésistible. Les plus audacieux chutaient aux endroits dangereux, mais on les récupérait et on les poussait à nouveau en avant. On franchit ainsi tous les étages climatiques, on piétina les alpages en fleurs, puis on redouta l’approche de la toundra et de la zone glaciaire, mais l’entassement était tel que chacun étouffait malgré les congères.

Ce mouvement d’ascension revêtait une telle ampleur qu’on pouvait désormais l’observer depuis l’espace, ce que ne manquaient pas de faire les cosmonautes des stations habitées ainsi que les caméras des stations automatiques. Les instruments fixèrent la totalité du processus au ralenti, de sorte que lorsque la pellicule tomba ultérieurement dans les mains des archéologues et fut projetée à une vitesse normale, on put observer un spectacle étrange.

Une vague serrée et homogène d’assaillants se bousculait au pied de la montagne, atteignait le sommet, dévissait et roulait vers le bas par-dessus les rangs de ceux qui continuaient à grimper. Au cinéma, l’effet était d’une grande beauté.

En réalité, ceux qui parvenaient au sommet étaient écrasés par les suivants, perdaient tout appui et dégringolaient par-dessus la tête des autres en poussant des jurons. Et ceux sur la tête desquels ils glissaient se fâchaient à leur tour. Certains dévalaient la pente en s’agrippant à leur bâton de montagne ou à leur piolet, voire à leur calicot pour ceux qui en portaient. Et tous ces objets heurtaient douloureusement les têtes.

— Jusques à quand vont-ils ainsi nous marcher sur la tête ? se demandaient les victimes, et la protestation grondait au sein de leurs rangs serrés. Ceux qui dégringolaient essayaient en chutant d’expliquer la situation aux autres, prétendant que la dégringolade attendait tout le monde et que les assaillants étaient eux-mêmes responsables du fait qu’on leur marchait sur la tête. Mais la vitesse de la culbute rendait ces discours inaudibles. La situation s’améliora avec le développement d’une nouvelle science, la téléphonologie, qui permit de rétablir le contenu du discours à partir des bribes de mots. Mais, même alors, ils ne crurent pas les propos qui leur étaient tenus… jusqu’à ce qu’à leur tour ils fassent la culbute et se convainquent enfin de l’innocence de ceux qui dégringolaient.

Ainsi naquit la compréhension mutuelle, car chacun avait déjà escaladé la montagne à plusieurs reprises, et ce qui les attirait désormais était moins le désir d’atteindre le sommet que l’attente de la descente, bien plus agréable que la montée. En outre, ils apprirent à glisser plus correctement, sans cogner la tête des autres, et ceux-ci ne les attrapaient plus par les pieds.

C’est à ce stade que naquit chez Homère la figure de Némésis :

Fille de Zeus Tonnant, Vengeance aveugle,

Némésis redoutable ; doux sont ses pas, qui n’effleurent guère

la poussière du chemin ; elle glisse sur les têtes des humains…

On trouve un autre témoignage chez Platon, qui cite ces vers à propos de la douceur des pas, et ajoute : Sans doute Homère ne pouvait-il mieux démontrer sa douceur qu’en la montrant foulant non point le sol dur, mais un chemin sans aspérités.

Il s’agit là d’une remarque capitale, d’un témoin oculaire, qui prouve que chez ceux qui escaladent le sommet et en redescendent, non seulement les pieds se sont ramollis, mais aussi les têtes…

Cette époque, qui n’était pas sans mérites, vit notamment la suppression complète des disparités entre la ville et la campagne. C’était le temps de la vie rurale, sous la voûte des deux et au grand air, mais sans agriculture ni élevage, et sans les créations orales propres aux mœurs de la campagne. Mais on trouvait aussi des caractéristiques urbaines, comme l’entassement, l’agitation, les bavardages sur la nécessité du métro.

Du reste, le temps effaça peu à peu la différence entre la montagne et la plaine, tant le mécanisme était parfait. Et ce n’était qu’en revenant à la base que l’on retrouvait sa place.

Pourquoi ce mécanisme ne fonctionne-t-il plus de nos jours ?

Chaque science a sa réponse. L’explication la plus fréquente invoque une phase de repos nécessaire à la survie de l’espèce, à la constitution d’une cellule familiale stable, impossible dans une escalade permanente, à plus forte raison dans une dégringolade continuelle.

D’autres théories font appel à réchauffement de la terre sous les pieds des assaillants, dû à l’intensité du travail intellectuel des cerveaux électroniques inhumés. Lorsqu’on les ramena des ténèbres à la lumière, tous affichaient le même résultat : le savoir est lumière, l’ignorance est obscurité ; ou encore la variante suivante : le savoir est lumière, l’ignorance est un fait. Quant aux machines qui avaient été enfouies plus profondément, elles révélèrent les secrets suivants : la répétition est la mère du savoir, et, plus subtil encore, le savoir se bâtit sur les errements.

D’une manière ou d’une autre, les villes abandonnées et ensablées furent déblayées et réinvesties, les métiers réapparurent, et le folklore urbain se reconstitua, donnant lieu à des enregistrements sur magnétophone. Les villes furent occupées par ceux qui venaient de dégringoler, car leur vitesse était supérieure du fait de l’inertie de la glissade. Ceux qui les suivaient dans la côte errèrent longtemps et durent occuper des localités éloignées, débarrasser les fenêtres des isbas de leur calfeutrage, restaurer les clôtures des potagers.

Lorsqu’ils découvrirent la géologie de la planète, tous se réjouirent que la montagne ne soit pas un volcan pourvu d’un cratère.

Le reflux de la vague du pied de la montagne était parfaitement visible de l’espace, où il suscita un intérêt considérable.

Quant aux causes physiques qui ont mis un terme à l’ascension, n’importe quel écolier depuis l’invention de l’école sait que personne jamais n’a réussi à créer le moteur perpétuel.

Récit écrit en Union soviétique à la fin des années 70, publié à Moscou en mai 1998 dans la revue Tekhnika molodiojy, traduit du russe par André Delcourt

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