Steve, Stéphane et la bécasse

Huguette de Broqueville,

La toile a changé la face du monde, comme si cette face était criblée de nœuds, où s’accrochent les événements. Steve Jobs, génial interprète des neurones informatiques, a créé des nœuds de plus en plus petits, des machines de plus en plus légères. Steve n’a pas inventé Internet. Il est pionnier de la micro-informatique, cofondateur d’Apple, inventeur du Macintosh, le premier ordinateur grand public offrant les innovations de la souris et de l’interface graphique. Son slogan publicitaire « Think different » pourfend en 1984 la pensée unique. Au cours des ans, il lance et commercialise l’iMac, l’iPod, iTunes, l’iPhone, l’iPad ou des logiciels à destination des professionnels tels que Final Cut Pro et Logic Pro. Tout le monde a son iPad. La bibliothèque mondiale offerte sur écran-liseuse dans les bus, les métros…

Au cœur de la toile, l’araignée mystérieuse, qu’on ne voit pas mais qui voit tout, attend son heure, dévore les internautes trop avides de ses fils et nœuds.

La toile n’a plus de secret pour la bécasse. Elle y danse, elle assiste virtuellement à tous les événements, elle reste sans voix devant les atrocités et les hypocrisies des pays tyranniques. Le raz de marée des révolutions africaines, c’est Facebook et Twitter qui en sont le moteur. C’est la toile qui a tiré ses fils pizzicati furioso dans une symphonie de cymbales, de hurlements, de cordes vocales exaspérées.

Mais le fameux « indignez-vous ! » de Stephan Hessel, d’où vient-il ? De la toile créatrice d’événements ? Non. Il vient d’un homme qui va droit aux sentiments bannis de toutes les couches de la culture (mais qui triomphent dans le rap). Il exhume un mot oublié des apathiques, ce mot tout neuf « indignation ». Ce n’est pas les fils invisibles de la toile qui l’a mis à l’honneur, c’est un livre. Un petit livre mince, condensé, bourré d’explosifs. Quelques articles dans les journaux, le bouche-à-oreille ; 875 000 exemplaires vendus. Le papier est encore lucratif quand le contenu est de qualité. Si on ne connaît pas le leader des révolutions nord-africaines, ici on découvre un vieux monsieur, nonagénaire de surcroît, auteur du livre Indignez-vous !, qui ouvre aux blogueurs une porte d’espoir. Cette force confuse qui les anime de blog en blog, cette hargne parfois, se résument enfin en ces mots « indignez-vous ! » Contre quoi ? Peu importe, sur la toile, tout est prétexte à l’indignation. Plus d’enlisement, des actes ! Une traînée de poudre allume des « indignés » partout dans le monde : en Espagne, en Italie, en France, dans les foyers, tout le monde s’indigne. « Indignation » est à la mode, mais aucune petite culotte ne porte encore son nom.

La bécasse a lu Indignez-vous ! de Stéphane Hessel, ce jeune homme de 94 ans. Comme quoi, l’indignation, mère de la résistance, conserve les artères et le cœur. Stéphane Hessel, résistant de la guerre de 1940, comme la mère de la bécasse résistante en Belgique : même combat. Quand Lydia arpentait les rues de Mons, Stéphane entreprenait celles de Londres, puis de Paris. La bécasse veut rencontrer Stéphane, elle se sent sœur de ce jeune vieillard, elle qui a vécu dans sa conscience et sa plume dix ans de terrorisme, de guerres, de conflits, dix ans d’Histoire qui l’ont souvent hérissée. Stéphane Hessel pense comme elle, elle pense comme lui. Mais Stéphane va plus loin que la bécasse. Du sentiment d’indignation, il passe à l’acte de résistance. La bécasse se contente de constater l’objet de son indignation et d’en faire un papier.

Elle veut rencontrer Stéphane Hessel.

Elle forme l’unique numéro de téléphone inscrit au verso de la couverture, sous l’adresse postale de Montpellier, l’impasse Jules Guesde. Un répondeur lui répond : « Le numéro composé est momentanément dérangé. » Elle est dans l’impasse, le bec dans l’eau. Elle trépigne devant les difficultés prévisibles d’atteindre Stéphane Hessel à l’heure des communications interstellaires. Elle se sent si proche de lui qu’elle l’appelle déjà par son prénom, comme si l’indignation diffuse traversait les décennies pour se ravigoter dans un petit livre génial et dix ans d’articles au Sacré Peuple.

La bécasse rêve de ce jeune homme, résistant. Elle rêve de Lydia.

Que font Stéphane et Lydia en mars 1941 ? Stéphane rejoint la France libre du général de Gaulle, à Londres. Lydia est une femme ravissante, sans histoire, mère de famille, vivant en Belgique.

Et en 1943, que fait Stéphane Hessel ? Avec de Gaulle, à Londres, il prépare la libération de la France. Et Lydia ? Elle est en plein dans la guerre secrète contre l’ennemi. Elle rassemble ses cinq agents, les prépare, elle reçoit des ordres de Londres… tout savoir sur les V2, leurs rampes de lancement… elle communique les renseignements recueillis via son chef à Anvers qui lui avait refusé de lui donner un émetteur radio afin de préserver ses enfants.

Et en mars 1944 ? Stéphane est débarqué clandestinement en France sous le nom de code « greco », il a mission d’entrer en contact avec les différents réseaux parisiens, de trouver de nouveaux lieux d’émission radio pour faire passer à Londres les renseignements, en vue du débarquement allié.

Que fait Lydia en ce mois de mars 1944 ? Elle reçoit de son agent 7506 un renseignement qu’elle juge passionnant : le code secret à l’usage de deux espions allemands se trouvant en Angleterre. L’agent 7506 se propose d’obtenir des deux espions ce code secret. Tractations délicates : possibilité de l’avoir quelques heures afin de le photographier. En échange, les deux Allemands exigent un million et de pouvoir se mettre à l’abri à l’étranger. (Un peu plus tard, du même agent, il est question d’un œil magnétique.)

Et le 10 juillet 1944, que fait Lydia alors que Stéphane, à 400 km de là, à Paris, est arrêté par la Gestapo sur dénonciation ? « On ne poursuit pas quelqu’un qui a parlé sous la torture », écrit-il dans un livre de mémoires. Lydia pédale, infatigable pédaleuse, bravant le soleil ou la pluie, cherchant les messages de ses agents partout en Belgique afin de les porter à son chef, à Anvers. Elle est mitraillée, elle en réchappe.

Le 8 août 44, la Gestapo envoie Stéphane à Buchenwald, après l’avoir torturé. À la veille d’être pendu, il échange son nom contre celui d’un français mort du typhus, il est envoyé au camp de Rottleberode d’où il s’échappe. Repris, il est transféré au camp de Dora où l’on fabrique les V1 et V2.

À la même époque, en pleine chute sur la Belgique des V1 qui ont raté Londres, leur cible, Lydia pédale sur les routes de Mons, Charleroi, Anvers, porteuse de renseignements multiples dont ceux concernant les V1 et V2 et leurs fameuses rampes de lancement.

En France et en Belgique, la résistance s’organise. Les FFI (Front Français de l’Indépendance), les FI en Belgique se serrent les coudes (c’est l’international socialiste). Tous les partis politiques s’unissent contre l’oppresseur sauf les collabos. De part et d’autre de la frontière, Stéphane Hessel et Lydia en ont conscience. Cette solidarité internationale les porte en avant. Mais ils ne se connaissent pas. Ils ne peuvent mettre un nom sur ces milliers de résistants nés d’une indignation confuse contre l’occupant. Ils n’ont pas Internet, mais la radio leur apporte les messages secrets : la robe bleue est mauve, je répète, la robe bleue est mauve, trois fois.

Assez rêvassé, pense la bécasse qui tente toujours, mais en vain, d’atteindre Stéphane Hessel. Le numéro composé est momentanément dérangé.

Elle lui envoie un e-mail à l’adresse de Montpellier.

Elle téléphone, toujours en vain, jusqu’au jour où la maison d’édition décroche : « Allô ? Je vous écoute. — Je suis la bécasse, reporter au Sacré Peuple, je souhaite rencontrer Stéphane Hessel. — À quel propos ?
— À propos de son livre Indignez-vous ! Serait-il possible de l’interviewer ? — Monsieur Hessel ne donne plus d’interviews. — Pourriez-vous me communiquer son adresse courriel ? — Je n’y suis pas autorisé. — Pourrais-je parler au responsable de la maison d’édition ? — Il est sorti. — Alors la personne compétente qui le remplace ? — Vous permettez ? Je vais voir. » Long silence. « Je regrette infiniment, la personne est en réunion, téléphonez un peu plus tard. — Madame, s’il vous plaît, donnez-moi votre nom afin que je puisse vous appeler lors de mon prochain coup de téléphone. — Mon nom est Maria et c’est toujours moi qui décroche. »

On peut s’indigner de tout, mais aussi de cette force d’inertie qui pousse à dire « non », à mettre des bâtons dans les roues, à freiner les ardeurs. À être une excellente secrétaire qui remballe avec infiniment de tact les importuns.

La bécasse s’indigne contre cette force sournoise qui la prive de Stéphane. Elle envoie un courriel à la maison d’édition. Sans succès.

Plusieurs jours, elle rédige des mails à « l’attention de Monsieur Stéphane Hessel. » Elle téléphone encore et encore et soudain, on décroche « Allô ? — Je souhaite parler à Stéphane Hessel. — De la part de qui ? — La bécasse. » Un silence feutré, chuchotements, puis une voix d’homme : « C’est moi. »

La bécasse pense mourir de joie.

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