Sur un quai de gare

Giuseppe Santoliquido,

Il s’était promis de reprendre la lecture du roman aussitôt installé dans le train. Il l’avait commencée la veille, peu après les informations sportives de vingt-trois heures, et en avait été bouleversé. Ces derniers temps, probablement en raison du surmenage que lui causaient ses nouvelles responsabilités professionnelles, il ne parvenait pas à lire plus de deux ou trois pages successives avant de sentir ses paupières s’alourdir. Il s’était pourtant laissé prendre par la densité des personnages, par leur parcours familial peu ordinaire. Mais le sommeil était un adversaire coriace et, cette fois encore, il n’avait pu faire autrement que de capituler. Il s’agissait d’un texte d’anticipation, dont la trame narrative était située dans une des nombreuses capitales européennes en proie aux troubles et aux agitations sociales. « Tu dois absolument le lire », lui avaient dit ses collègues. « Le monde est tombé sur sa tête. Nous devons nous réveiller. » L’auteur était un vieil intellectuel, une sorte d’autorité morale que chacun respectait pour ses prises de position tranchées, ses dénonciations franches et directes, sa volonté de secouer les consciences.

Bref, ce matin-là, il se leva comme chaque jour à sept heures moins le quart très précises, prit une douche, enfila son costume et déposa ses deux garçons à l’école. Puis il se rendit à la gare, où il stationna son véhicule dans le parking prépayé, et monta dans le train de sept heures quarante-huit à destination de Bruxelles. Lorsqu’il eut pris place dans son compartiment habituel, l’antépénultième, il transmit une série de messages à ses employés au départ de sa tablette électronique. Il aimait que le travail soit distribué avant leur arrivée au bureau. Ainsi, pensait-il, le temps presté sur place serait un temps parfaitement rentabilisé, entièrement consacré à l’action productive, comme il aimait à le rappeler lors des réunions hebdomadaires du lundi matin. Ensuite, il préleva de sa mallette de cuir noir l’oreiller cervical en forme de fer à cheval, le cala sous sa nuque et appuya sa tête sur le haut du siège pour éviter qu’elle ne tombât plus bas que le cou. Il était maintenant prêt à reprendre la lecture de son roman, et manipula sa tablette jusqu’à faire apparaître le marque-page électronique.

Très vite, il se laissa absorber par la destinée tragique des deux héros, un frère et une sœur impliqués dans la mort d’un policier. La succession des chapitres sur sa tablette le faisait entrer dans la fiction avec la force de la réalité. Les affrontements entre les forces de l’ordre et ces milliers de jeunes qui cherchaient à se forger un avenir à coups de pierres et de barres de fer mettaient la ville à feu et à sang. Il lui semblait que les gaz lacrymogènes irritaient ses narines, plissaient ses yeux. Le frère et la sœur étaient maintenant agenouillés sous la galerie de la Maison de l’Étoile. L’adolescente tentait d’arracher de la main de son frère la barre de fer qui venait de fendre le casque du policier. Mais le jeune homme fixait l’objet métallique d’un air tétanisé, comme s’il ignorait ce qu’il faisait entre ses doigts, incapable de desserrer sa prise. Bien qu’étant son aîné de deux ans, l’emprise exercée sur lui par sa sœur était évidente. À tel point que c’est elle qui avait insisté, deux semaines plus tôt, pour rejoindre les indignés. Elle cherchait un moyen de se venger d’une Histoire qui avait fait d’eux des laissés-pour-compte à la marge de la société, des pauvres bougres perdus dans la masse des humiliés. « On n’a plus rien à perdre, disait-elle. Que peuvent-ils encore nous faire ? Nous n’avons plus rien. Et puis, de toute façon, nous sommes perdus, les caméras de surveillance ont enregistré nos visages, cela ne fait aucun doute. Quoi que l’on fasse maintenant, s’ils nous arrêtent, nous passerons le restant de nos jours en prison, ou pire : ils nous exécuteront sans que personne n’en sache jamais rien. La seule manière de continuer à vivre est donc d’aller jusqu’au bout. Nous devons accomplir ce que nous avons prévu de faire. De cette manière au moins, on se souviendra de nous, de la valeur symbolique de notre geste. »

Hormis la mort accidentelle du policier, tout avait été préparé dans les moindres détails. Ils longèrent la galerie de la Maison de l’Étoile, traversèrent la foule hurlante pour s’engouffrer dans la rue des Éperonniers. Ensuite, ils remontèrent en courant la rue de l’Infante Isabelle. Nous étions en hiver et de petits nuages blancs s’échappaient de leurs bouches chaque fois qu’ils respiraient. Le jeune homme, dont les joues étaient zébrées par les larmes, tenait une main appuyée contre sa poitrine pour éviter que la pression du pistolet n’irritât sa peau. Arrivés sur le parvis de la gare, ils ralentirent le pas, se fondant dans la masse. Puis ils descendirent les marches de pierre blanche qui conduisaient au quai numéro trois. Un train venait de s’y arrêter. Un train rempli de fonctionnaires, ces serviteurs d’un État dont ils voulaient qu’un des siens subisse les foudres de leur indignation. Les portes s’ouvrirent dans un soupir de fatigue et, sans se regarder, ils montèrent dans un compartiment au hasard, l’antépénultième. Dans un premier temps, personne ne sembla les remarquer et le jeune homme se posta à l’entrée du compartiment pour éviter les allées et venues. Sous le métal froid du pistolet, son cœur battait au rythme de sa peur. Il était tétanisé. Il ne savait que faire, qui choisir. Devant lui se tenaient des femmes et des hommes dont il ignorait l’existence il y a encore une seconde. Il les considéra un à un. Tous ou presque étaient debout, en silence, ils enfilaient leurs pardessus, rangeaient des objets dans leurs mallettes. Le front du jeune homme était couvert de sueur. Il se retourna pour trouver une dose de courage dans le regard de sa sœur, dont la respiration agitée gonflait et dégonflait ostensiblement les ailes du nez. C’est alors que l’adolescente hurla un slogan révolutionnaire totalement incompréhensible, qui secoua le compartiment avec la force d’une déflagration. Les regards se figèrent, horrifiés, paralysés. Il y eut des cris et des hurlements, peut-être même des pleurs. Quelques-uns s’accroupirent, se couchèrent à plat ventre sur le sol. D’autres se protégèrent derrière leurs mallettes. Seule la tête de l’homme qui lisait un roman sur une tablette électronique demeura calée, malgré l’impact, dans une sorte d’oreiller en forme de fer à cheval.

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