L’année dernière à Saint-Idesbald

Jean Jauniaux,

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours haï les dimanches qui s’éternisaient dans la grisaille de mon enfance. Était-ce de voir livrés à leur ennui les surveillants dont je ne comprenais pas le désœuvrement paresseux ? Les enfants dont me désespéraient l’agressivité et l’accablement ? Les parents distraits et pressés dont me désolait la hâte qu’ils montraient à écourter la visite hebdomadaire à leur garçon sale, violent et boutonneux ? Aujourd’hui, je sais que cette dernière hypothèse est la bonne. Ces parents-là ne ressemblaient en rien à ceux que nous, orphelins, inventions dans nos rêves et qu’ils saccageaient à chacun de leurs départs précipités.

Dans ce qu’on appelait alors une « maison de redressement » on aurait pu imaginer que le dimanche accorderait un peu d’espace à la rêverie et de liberté à la fantaisie des enfants. Il n’en était rien. Livrés à nous-mêmes, nous continuions de nous déchirer en deux clans : les agresseurs et les réfugiés, les prédateurs et le gibier. Les premiers rôdaient dans la cour, dans le préau, dans les couloirs. Les seconds se dissimulaient dans les cages d’escalier, les w.-c. ou les vestiaires. Les surveillants fumaient leurs cigarettes en se désintéressant du champ de bataille dont ils avaient la garde. Eux non plus n’aimaient pas les dimanches.

Les seuls jours dont je conserve un souvenir heureux se situaient pendant les vacances de Pâques. La trêve de printemps nous emmenait, surveillants et enfants, au bord de la mer du Nord, dans une petite station balnéaire au nom médiéval : Saint-Idesbald.

Deux ou trois semaines avant la date du départ, « Lundi on part à la mer » devenait une phrase incantatoire que nous échangions à voix basse dans le dortoir dès que les chahuts et les bagarres avaient cessé de nous tenir en alerte. Les combats se faisaient plus rares. Chacun d’entre nous savait que la punition serait de nous consigner à Essinnes si nous étions pris en flagrant délit de désordre. C’était, et les gardiens le savaient, la seule sanction qui nous dissuadait de nous cogner dessus. Pour celui qui était puni, adieu les dunes, la digue, les gaufres, les babeluttes qui, sous notre carapace de brutes, nous émouvaient autant que le rêve secret d’avoir des parents aimants. « Lundi on part à la mer » nous aidait à traverser les nuits qui nous séparaient du départ. Une autre phrase nous réunissait dans de longs palabres qui nous aidaient à éviter les chahuts : « L’année dernière à Saint-Idesbald… » Dès que l’un d’entre nous prononçait ces mots, le silence se faisait dans le cercle que nous ne tardions pas à former. Celui qui avait lancé la phrase magique se lançait dans l’évocation du souvenir qu’il partageait avec le ravissement gourmand d’un chiot flairant une sucrerie interdite ou anticipant un jeu turbulent.

Dès qu’il en avait terminé, un autre prenait le relais, puis un autre encore. Nous pouvions passer ainsi des heures dans la nostalgie des dunes et du vent salé, dans le roulement des vagues et le roucoulement des tourterelles, dans le parfum des pâtes à gaufre et des tartines à la confiture de fraises qu’il fallait protéger des envols de sable fin. Chaque évocation débutait inévitablement par « L’année dernière à Saint-Idesbald… »

Le temps a passé. Je ne suis plus retourné à Saint-Idesbald. Quarante ans plus tard, dans la rue, j’ai retrouvé la ligne de fracture entre les clans. J’appartiens toujours à celui des réfugiés et des bras cassés. Je continue vaille que vaille à éviter les prédateurs. Les bons jours sont ceux où je récolte assez d’argent pour mes bières et mon tabac. Les bons jours sont ceux où je ne me les fais pas voler au détour d’un quai de gare ou d’une entrée de métro. En écrivant ceci, je me rends bien compte que je suis injuste avec Marie-Angèle dont je ne peux écrire sans émotion le double prénom d’ange et de mère : les bons jours sont aussi ceux que je passe dans la salle de lecture de la bibliothèque des Riches Claires. J’y suis entré une première fois pour me réchauffer. Je n’avais pas trop bu et je pouvais encore faire illusion : ressembler à un des visiteurs habituels du lieu. Je voulais simplement me mettre à l’abri du froid. Les prédateurs avaient déjà investi les meilleurs refuges : souffleries de métro, entrée de la gare, quais souterrains. Je me suis risqué dans l’entrée de la bibliothèque. La double porte automatique s’est ouverte. Un souffle d’air chaud comme un nuage m’a enveloppé. Comme je restais immobile, la porte s’est refermée. Puis rouverte dès que j’ai levé le bras. Marie-Angèle est apparue à ce moment-là, m’invitant à entrer « pour éviter de refroidir tout le monde ».

« Je vous recommande la salle de lecture, a-t-elle souri. Suivez-moi. Vous verrez vous y serez confortablement installé. »

Je la suivis. À l’entrée de la salle de lecture, elle dit quelques mots que je n’entendis pas à l’employé qui se tenait derrière le comptoir. Ce dernier me tendit une carte plastifiée. « Voilà ! Les horaires d’ouverture sont indiqués sur votre carte de lecteur. »

Marie-Angèle me fit visiter les lieux : livres de référence, romans, essais, livres scolaires, bandes dessinées. « Vous voyez, vous pouvez vous installer ici pour lire. Chaque jour nous recevons les journaux belges et le Monde. Ah ! Et ici : les ordinateurs sont à votre disposition… avec accès à Internet, bien sûr… Revenez demain : Jacques, notre formateur, sera là et vous enseignera les rudiments… Vous verrez, rien de plus simple : moi-même j’y suis arrivée ! »

Sur www.meteo.be, j’appris que tous les records de froid avaient été battus cet hiver-là. On mit en place des plans d’urgence pour les clochards parmi lesquels on commença à déplorer les premiers décès. Chaque jour, dès l’ouverture de la bibliothèque, je m’installais devant « mon » écran d’ordinateur. Jacques, l’informaticien, m’en avait appris assez pour que je puisse naviguer sur la toile. « Tu es le nouveau Steve Jobs, ma parole ! » s’exclama-t-il lorsque je lui montrai la première page de mon blog. Au moment de le créer, j’ai longuement hésité sur le titre : « Ma vie de clochard », « Les fracturés », « Les naufragés » (Jacques me dit que ce titre-là avait déjà été utilisé1). « Pourquoi ne pas choisir un nom plus souriant ? Tu auras davantage de visiteurs », ajouta-t-il.

Me revint en mémoire la phrase qui nous réunissait naguère : « L’année dernière à Saint-Idesbald ».

« Eh bien voilà ! s’exclama Jacques. Au moins un titre original ! Et puis, regarde : il y a un site Saint-Idesbald2. Tu pourras faire des liens… »

C’est ainsi qu’est né ce blog dont j’écris ici la première page.

Ce soir, Gare centrale, dans le couloir je pourrai communiquer l’adresse de mon blog3 à Edmond. C’est lui qui fait patienter la cohue des clochards pour que la distribution se déroule sans bagarre. Chaque semaine je lui parle de mes passages à la bibliothèque des Riches Claires, de Marie-Angèle et de Jacques, de l’avancement de mon blog. Il m’a dit que je devrais raconter mon histoire : je suis tout de même un cas ! Le premier SDF blogueur. Lui aussi connaît Saint-Idesbald. Il va apprécier le titre ! Il avait promis de m’emmener un jour. En attendant, chaque lundi, nous échangeons des souvenirs : les brise-lames, l’envol des mouettes, Mieke Hill, le Mouton Noir, les chars à voile… Il me dit que tout a bien changé depuis notre enfance (nous avons le même âge). J’espère qu’il choisira un dimanche pour m’emmener en pèlerinage comme il dit.

Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours haï le dimanche, jour de fermeture de la bibliothèque. Un dimanche à Saint-Idesbald me fera peut-être oublier toute cette haine ?

1 Patrick Declerck, les Naufragés, Plon.

2 www.st-idesbald.be/FR/fiche.asp?CustNr=209&ItemNr=13238.

3 www.lanneederniere_a_saintidesbald.be.

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