Le jeu des cosmétiques

Philippe Jones,

— Bonjour, Monsieur le directeur, que la journée soit bonne !

— Merci, Frédéric.

Il se redresse. Ne pas se laisser aller. La cinquantaine déjà. Chaque matin, devant la glace, il s’observe de haut en bas avant de se raser. Les cheveux grisonnent-ils encore ? Oui, un rinçage est nécessaire. Les poches sous les yeux se sont-elles stabilisées ? La crème au collagène est efficace. Les rides faciales doivent être observées, le double menton se relâche légèrement. Il devrait prendre rendez-vous pour un massage. Il gonfle la poitrine, mobilise ses hanches. Le sexe ? Il ressent une certaine fatigue ces derniers temps. Trop de tennis, trop de déjeuners ? Et puis Jenny, sa nouvelle amie, est à la fois pleine de séduction et d’exigences…

— Monsieur Vanberg a téléphoné il y a un quart d’heure, il a demandé que vous l’appeliez dès votre arrivée.

— Le ministre ? Formez son numéro et passez-le moi… Mon cher ministre, vous m’avez appelé ?

— Mon cher directeur général, merci de me contacter si vite, je voudrais vous voir au plus tôt, je souhaite votre avis sur une question confidentielle et importante.

— Voyons… Je jette un coup d’œil sur mon agenda… Voulez-vous tout de suite ?

— Ce serait parfait.

Dix minutes plus tard, il est à la porte du cabinet ministériel, sonne, un déclic se fait entendre, la porte s’ouvre automatiquement et il se trouve devant un huissier.

— Je suis Gérald de Formieux, je suis attendu par le ministre.

— En effet, veuillez me suivre.

Une voix féminine et claire venant de la droite lui répond et une jeune femme lui sourit. Une jolie silhouette le précède, frappe à une double porte et s’efface.

— Ah, cher ami, comme c’est gentil à vous de répondre à mon appel. Asseyons-nous là, près de la fenêtre. Je pousse sur le bouton rouge pour ne pas être dérangé, ni par le téléphone ni par un collaborateur intempestif, et pour couper tout enregistrement possible. J’irai droit au but, car vous êtes un homme toujours sur le pont avec toutes vos charges !

— Mais toujours disponible pour les amis tels que vous !

— Merci, j’y suis très sensible. Voici : vous connaissez évidemment la firme Frabeco, dont l’État possède trente pour cent des parts, elle ne peut donc prendre de décision sans notre aval. Son directeur Jacques Legrain est venu me voir pour m’informer qu’il souhaitait racheter Fondneuve. Je comprends le problème et je vois l’intérêt d’une fusion, mais le prix est très élevé et il me semble que si l’on attendait quelques mois la somme pourrait se réduire d’un quart. Par ailleurs, Legrain éveille en moi un malaise. Il n’est pas des nôtres, on le dit de gauche, je ne veux pas être piégé. J’étais, avant d’être ici, vous le savez, à la Défense, puis aux Travaux publics. Je suis jeune dans la finance et me sais observé. J’ai tenté de me renseigner discrètement, mais je n’ai rien pu glaner de sérieux. En parler ouvertement, même à mon entourage, c’était ouvrir la boîte de Pandore. Il ne reste que vous à qui je puis me confier.

— Merci très sincèrement de ce choix qui m’honore. Vous avez raison, le prix aujourd’hui est élevé, mais Legrain vous a-t-il tout expliqué ? Si nous ne bougeons pas maintenant, le risque d’une OPA de Simpson Brothers est une réelle menace. Je me suis laissé dire qu’ils attendaient une chute de dix points pour se mobiliser et, si cela réussit, ils deviennent les premiers sur le marché, et Legrain dira : j’avais prévenu le ministre.

— Vous estimez donc qu’il faut acheter maintenant ?

— Selon moi le plus tôt possible pour prendre les éventuels prétendants de vitesse. Si la note est un peu salée, vous avez l’argument de l’urgence. Vous pouvez d’ailleurs faciliter l’acquisition en ouvrant un crédit à hauteur de vos parts dans Frabeco. De plus, l’achat de Fondneuve ne représente que quelques indemnités au niveau directorial. Il n’y a guère de double emploi, donc peu de licenciements. Vous aurez les syndicats avec vous. J’y vois un succès économique et une victoire politique à laquelle Legrain n’a pas songé, confit qu’il est dans l’opposition.

— Cher ami, vous m’avez convaincu. Je risquais de passer à côté d’une belle occasion de m’illustrer, je courais au contraire à la mésaventure. La décision sera prise dès demain. Si je puis m’acquitter auprès de vous…

— Il n’en est pas question. Si on ne vous dit pas la vérité, l’entière vérité, comment prendre une décision ? Vous avez donc pris l’initiative de chercher plus loin. Puisque vous décidez d’acheter Fondneuve, je serai moi-même acquéreur de quelques actions de Frabeco qui ne peut, maintenant, que mieux se porter grâce à vous. Vous avez d’ailleurs une belle rosette à la boutonnière, d’un rouge intense, vous la méritez et je vous l’envie. Toutes mes félicitations, je vais devoir vous quitter, si vous le permettez, un conseil d’administration m’attend.

— Merci encore du temps que vous m’avez donné. Comptez sur moi si je puis vous être utile. Mes hommages à votre femme qui est en bonne santé j’espère.

— Jenny… je veux dire Hélène se porte bien, merci, toujours requise par ses œuvres, la mode et le bridge… À propos, j’ai été accueilli ce matin par votre secrétaire qui me paraît extrêmement sympathique !

Le regard du ministre passe de l’amusement à la surprise.

— Oui, en effet, une très bonne tête et, par ailleurs, bien des charmes.

Quinze partout, se dit Formieux, qui ajoute :

— À bientôt donc, et pensez à ma rosette.

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