¡ Silencio !

Kenan Görgün,

1

Nous sommes en 2054 et il ne me reste plus grand-chose à perdre ; ni de temps ni d’argent. La planète n’a pas sombré dans une guerre nucléaire ; un météore n’a pas fait disparaître l’humanité ; nous n’avons pas colonisé d’étoile lointaine où recycler notre civilisation ; les catastrophes naturelles se sont succédé ces trente dernières années mais aucune n’a pu effacer notre espèce. Il y a encore des vallées, vertes et brumeuses, des fleuves (bien qu’ils rugissent rarement) et certains sites préservés qui font monter les larmes au souvenir d’une Terre qui fut si belle. La population mondiale a été revue à la baisse grâce à quelques pandémies bien jugulées, mais nous sommes encore quatre milliards au bas mot et les ressources ne sont même pas épuisées ; nous allons pouvoir subsister encore longtemps.

Pourtant, nous sommes bel et bien au seuil de la disparition et de l’effacement.

Mon projet, soutenu par la grande majorité de mes interlocuteurs, a si bien fonctionné que j’en éprouve moi-même de l’effroi. C’est de cela que je voudrais parler, mais peu, et brièvement. Juste deux ou trois choses que j’ai sur le cœur avant d’être réduit au silence. Après moi, il ne restera plus personne dans le monde visible, et le bilan de ma race sera achevé, triste bilan qu’on aura tout loisir de méditer au calme — un calme insoutenable, croyez-moi. Le plus dur, pour moi, est d’avoir été l’initiateur de ce système ; quelle ironie que je sois aussi le dernier à parler, à y être autorisé — à avoir les moyens d’acheter une dernière « émission vocale », comme le qualifie le vocabulaire inventé par ce système.

2

C’est la saturation qui a provoqué le chaos.

La saturation de films, de livres, de chansons à textes, d’infos, d’échanges peer-to-peer, de chat-chat-chat comme des rafales de Kalach sur les social networks. La saturation de cafés et de clubs où se réunissent les classes moyennes, de maisons du peuple peuplées de faire-valoir d’une certaine coolitude aussi vide quand tu frappes dessus que les boîtes de conserve que tu accrochais à ton vélo quand tu étais enfant (si tu as eu la chance d’en être un) ; tous ces lieux publics qui incitent à la réunion, à la convergence, les dilettantes, les artistes en herbe et porteurs de projets qui voient dans la socialisation à outrance un exutoire à tout ce que leur talent limité ne leur permet pas d’accomplir quand ils sont seuls avec eux-mêmes et que cette solitude du miroir leur devient trop impitoyable. La saturation des envies de faire, des envies d’être, des envies de se montrer, des envies de prendre des verres pour un oui, pour un non. La saturation de partage de futilités qu’on aurait mieux fait de taire, des portables qu’on dégaine à tout bout de champ pour y enregistrer le numéro d’un inconnu dont on ne sera plus capable, quelques semaines plus tard, d’expliquer la présence dans nos contacts, étendant aux rencontres physiques cette mentalité d’ajout d’amis compulsif.

La saturation d’être dans le monde, d’en faire partie, d’en tenir pour preuve le nombre de sorties, de verres et de clopes consommées, de petites séductions embrayées au détour d’une affinité quelconque, de discussions passionnantes qu’on jure avoir tenues l’autre soir, et le soir d’avant, et la semaine passée, jamais rassasié de soi-même, de son importance pour les autres, du plaisir que notre compagnie représente et de la vie exaltante que tout cela décrit ! Et que cela se sache, que cela s’estime, s’apprécie, se congratule, se statufie, se poke, se j’aime et se commente, s’auto-édifie en un modèle de citoyenneté terminale : tous sociaux, tous curieux, de tout et de tous. Saturation d’être de son temps, ne plus en avoir, du temps ! À vouloir être de tous les temps, de tous les fuseaux horaires, nuit et jour, Skypique, Facebookique, Twittique synchroniques qui nous assurent de toujours trouver quelqu’un qui sera connecté, à n’importe quelle heure, dans notre rue ou à l’autre bout du monde : communiquer pour communiquer, pour emplir, faire bourdonner, fusionner, cramer la rétine, chauffer les tympans, détruire la ligne claire, embrouiller le monde en espérant que cela masquera l’embrouille de nos pensées. Essayer vaille que vaille de prendre le dessus sur un univers qu’on sait être toujours plus vaste que nos babils, nous créatures périssables que ce savoir terrorise. Même cette terreur, nous n’avons pas eu la pudeur d’en faire quelque chose de beau. Mais que vaut la pudeur, asséchée, dans un monde gras de toutes ses saturations ?

C’est la saturation qui a provoqué l’injustice.

L’injustice de n’avoir reçu aucune instruction, de ne savoir ni lire ni écrire alors que partout disparaissent les arpents de terre que l’on aurait pu étreindre, aimer, et qui n’ont que faire de l’alphabet ni de la beauté d’une langue ! Injustice qui n’aurait pas empêché autrefois l’analphabète d’être un homme, un vrai, brave, vaillant, admiré, contribuant à la vie. Dans le Monde de la Saturation, un tel homme, si mal équipé, n’est plus qu’un minable sans feu ni lieu et sans honneur. Cette injustice, toujours amplifiée, de n’avoir pas les moyens d’être dans ce grand jeu social du citoyen new age qui voit le monde se minéraliser, se diluer, se désintégrer, et qui a la bêtise d’appeler cela synergie universelle, nouvelle donne pour une nouvelle ère, où les mérites personnels d’un être humain valent moins que ceux de son iPad.

Ce n’est plus en qualité d’être humain que tu enfiles tes chaussons pour entrer dans la danse, mais en tant qu’entité-signal brouillé, brouillon, caché derrière un pseudo ou un avatar, soumis à un mot de passe qui compartimente, et te voilà metteur en scène du viol que tu vas subir — comment pourrais-tu encore te révolter contre le fichage puisque tu es le premier à te ficher et à en tirer la gloire d’être dans l’Ici-Maintenant quitte à y être à poil et souillé comme une catin ? Injustice faite aux tapins, d’ailleurs, puisqu’elles offrent un présent à l’homme en manque ou en détresse, et gagnent de l’argent en contrepartie, alors que sur n’importe quelle page de n’importe quel blog, la moindre girl next door à peine pubère se webcame jusqu’à l’overdose pour pas un balle ? Ta branlette rapide sous la table a alors plus de chance que toi de laisser une empreinte sur cette Terre.

L’injustice, bardée de cynisme, qui fait croire aux plus démunis que le Monde de la Saturation ne les laissera plus hors-jeu, que toute cette lourde graisse des sensations, des désirs, des possibilités et des échanges, que cette avalanche de graisse puante débordera forcément dans leurs camps, là où on les a réfugiés malgré eux, et qu’ils n’ont plus qu’à tendre la main pour prendre leur dû : tirer des câbles dans la Bande à Gazer pour que tout le quartier puisse avoir la télé grâce à une seule parabole bon marché ; dégainer ton portable, que tout le monde peut s’en payer un, sois pas de mauvaise foi, et prendre une photo, et envoyer au reste du monde ce cliché de tout ce que tu n’as pas les mots pour dire ni les bons canaux pour transmettre — et croire que si suffisamment de clichés sont jetés à la face de tes semblables comme autant de bouteilles à la mer des illusions, le printemps finira par faire bourgeonner les fleurs du renouveau sur toutes les places du monde. Ceux qui te fourguent cette drogue de l’espoir sont les mêmes qui tolèrent tes petits piratages de nécessiteux : à toi la parabole, à lui le satellite.

À toi la liberté de piétiner tes frères en brandissant le poing et d’appeler cela la plus grande manifestation populaire du monde émergent, à lui celle de fermer les yeux, encore oui : par un simple clic de déconnexion, réflexe d’effacement, censure radicale et silencieuse, fermer les yeux des multitudes qui n’ont aucun intérêt à connaître la vérité et encore moins la tienne, celle qui dit que le big boss en a après ton pétrole mais pas seulement — il veut ton pétrole, c’est un fait, il en a besoin, son pays va mal, ses habitudes sont courbatues et se plaignent. Il pourrait se contenter de sécuriser tes puits ? Le calcul serait alors incomplet. Il va aussi détruire tes infrastructures, tes bureaux, tes hôpitaux, tes universités, tes stations de radio, tes chaînes de télévision, tes supermarchés, non pas parce qu’elles sont dangereuses ou au service du régime, comme il le prétend, mais justement parce qu’elles ne sont pas dangereuses ; elles sont simplement nécessaires et le boss le sait ; comme il sait qu’ainsi viendra, après les bombardements, le moment de reconstruire le pays, au sens propre du terme, en s’arrangeant pour que les contrats tombent dans l’escarcelle des bonnes entreprises.

Rien de plus simple que la logique des affaires, pour qui veut bien cesser de se faire des idées sur la complexité des hommes, et admettre que sa vraie nature n’a pratiquement pas changé depuis son apparition sur cette planète.

3

Et puis, sans que personne, nulle part dans le monde, les yeux saturés de merdes, ne s’en rende compte, c’est encore la saturation qui a provoqué la précarité.

Instauration d’un système de rationnement — mondialisé, il va sans dire.

Rationnement qui n’a rien à voir, cette fois, avec le socialisme, la pénurie, les périodes spéciales des îles téméraires, croyant dur comme fer en David et Goliath, rien à voir avec la conscience d’un destin collectif où chacun doit prendre sur soi pour la survie du groupe, rien à voir avec la bravoure qu’il peut y avoir à partager un tel destin en rognant sur ses gourmandises, rien à voir avec l’homme lui-même ; mais plutôt avec sa négation.

Rationnement dont les principes furent édictés alors que le monde, interconnecté pour le meilleur et pour le pire, était pris dans une farandole de peur panique où la raison jette l’éponge. C’était à prévoir : ce furent d’abord les technologies de la communication qui en firent les frais. L’Internet libre était inadmissible. La téléphonie accessible à tous était inadmissible. Les tablettes, les contenus téléchargeables, les messageries instantanées, toutes ces inventions même qui avaient créé la Saturation, menaçaient tôt ou tard les plus grands bénéficiaires de cette Saturation, alors il fallait mettre un terme à cette espèce d’anarchie libérale avec laquelle ces technologies s’étaient répandues au monde entier ! Tout le monde savait donc qu’un tel couperet allait tomber : Internet sous contrôle absolu des gouvernements. On le savait mais qu’avait-on fait de ce savoir ?

Rien de plus que ce qu’on avait fait de nos peurs, à part les anesthésier.

Le monde finit par s’habituer à cette communication-là.

Mythique, graalesque, suscitant plus que jamais la convoitise et la spéculation.

En d’autres mots, l’aboutissement naturel d’un processus connu : n’était-il pas logique qu’un jour ou l’autre, la denrée la plus précieuse de notre ère, la communication, reçoive le traitement réservé à toutes les denrées de valeur ? Voyait-on rouler des pierres de diamants dans les caniveaux ? On n’avait jamais vu non plus pousser des lingots dans les arbres. C’était pareil pour tout ce qui valait : la rareté, tôt ou tard, s’imposait. Or, qu’est-ce qui valait plus que la communication ? C’est à l’aune de cette valeur suprême que la sévérité du rationnement se mesura.

Mesuré, le mot le moins adapté aux restrictions les plus violentes que la société ait eu à subir de mémoire récente. La communication qui était devenue vitale au même titre que l’eau jeta les pays et leurs populations dans le plus sombre désarroi. Entre ceux qui avaient les moyens de payer leurs crédits de communication, et les autres, tous les autres, les infinités d’autres qui avaient plutôt tendance à vivre à crédit, la cassure, si elle fut un gouffre comme dit le langage populaire, fut alors la Mère de Tous les Gouffres.

Les grosses fortunes se replièrent, se donnèrent en spectacle lors de foires d’empoigne à qui s’approprieraient les plus grosses réserves de crédits d’accès aux téléphones, aux réseaux, aux sites de téléchargement et d’échange. Ceux qui n’avaient pas de quoi payer étaient interdits d’accès à ce réseau mondial et virtuel qui avait fini par se substituer au monde réel. À partir d’un certain point, les riches ne communiquèrent vraiment plus qu’avec les riches, puisqu’ils étaient les seuls à pouvoir se le permettre ! D’aucuns dirent que cette ère de rationnement faisait apparaître chaque réalité nue : les riches avaient-ils jamais communiqué autrement qu’entre eux ? On dit aussi qu’on avait atteint l’oxymore de la civilisation moderne, le point au-delà duquel on ne saurait aller sans être en contradiction avec les principes même de sa propre existence… Or, qu’enseignait l’Histoire sur les hommes et leur fausse complexité, et à l’inverse sur la limpidité des affaires ? Tant qu’il y a moyen d’en faire, on continue. Une fois placé dans cette logique, la seule à faire autorité, on voyait qu’il y avait encore bien des affaires à dealer dans cette ère de rationnement !

De fait, on en poussa les principes plus loin. Si loin que l’horreur gela les âmes encore sensibles. On observa alors ce masque emblématique de la stupeur : pour un instant, d’incrédulité suspendue, les hommes de bon sens restèrent sans voix. Et ce fut comme si, dans notre nature même et dans celle de nos réactions ancestrales (rester bouche bée), se lisait l’anticipation de ce qui nous attendait tous : le silence.

Car c’est la saturation qui a provoqué le silence.

Le rationnement de la communication atteignit les strates les plus anciennes de ce qui faisait la société des hommes : le pouvoir de parler, de s’exprimer, de dire ce qu’on ressent, ce qu’on pense. De l’écrire. De le mettre en mythes et en allégories. Par la parole et par l’écriture, l’homme avait construit son histoire. Il avait, par la parole et l’écriture, connu des conquêtes. D’aucuns dirent : tout comme les communications modernes ont créé la Saturation, qui a créé le rationnement de ces mêmes moyens de communication, l’on voit à nouveau le serpent se mordre la queue ; la parole et l’écriture, ces premiers instruments du pouvoir des hommes, sont immolées sur ce retour de flammes par elles rendu possible…

Le crédit d’accès à Internet, au téléphone, au technologique, devint le crédit d’accès à l’expression. Qui en avait les moyens pouvait acheter son droit de parole. On put alors vérifier une nouvelle fois que cette ère de rationnement mettait effectivement chaque réalité à nu : la liberté de parole, la liberté d’expression, sous prétexte de démocratie et de don fait à tous, avait de tout temps appartenu à ceux qui avaient les moyens de faire et de défaire les opinions. Désormais, on pouvait le voir à l’œuvre, sans artifice.

Ceux qui en avaient les moyens s’exprimèrent donc ! tant que ça leur était possible ! dans un babil insensé ! en une réminiscence de saturation ! dilapidant leurs fortunes pour pouvoir dire à voix haute tout ce qui leur passait par la tête ! et écrire, en écriture presque automatique, tous les mots qui mordaient à leur plume !

Les autres s’étaient déjà tus, avaient cessé d’écrire. Rejetés dans les limbes silencieux, en zone de non-droit, ils devenaient invisibles. N’ayant plus assez d’argent pour parler, écrire, dire ce qu’ils étaient, dire qu’ils étaient, ils étaient de moins en moins, et puis plus rien ; évidés par une forme pernicieuse d’effacement social.

Pour nous autres, Héritiers du Monde de la Saturation, le spectre du silence était la plus effroyable de toutes les menaces, pire que les guerres, que les bombes, que les attentats, toutes ces choses qui avaient rempli notre monde de Bruit et souvent de Fureur.

En lieu et place s’étendait à présent cette immense pureté du silence.

Indifférent à notre précarité, le silence est insondable, il ne se livre pas, ne se raconte pas, et cela nous rend misérables, nous qui sommes si avides de nous raconter, de nous livrer, en tous lieux, en pâture, à nos semblables, sociaux et curieux, de tout et de tous.

4

J’étais l’homme le plus riche du monde.

Ma fortune m’a permis de tenir jusqu’ici puis a fait de moi l’homme le plus pauvre car le plus seul : le dernier de mes frères humains s’est tu il y a une heure à peine. Continuer à m’exprimer, ce serait prêcher dans un désert aux dimensions de la planète.

Pas assez profond pour comprendre comment nous avons pu disparaître, être en vie et néanmoins mourir, ce témoignage, rapide car le temps et l’argent me sont comptés, sera l’ultime convulsion de ce qui fut un jour l’âge d’or du parlant ! (Politesse du désespoir.)

À la fin, tout ce que nous pouvons entendre, tout ce qui reste pour nourrir nos sens et nous souvenir que nous étions des hommes, c’est cette musique qui est source de toutes les musiques sans en être une, celle qu’on ne sait ni retranscrire en partition, ni jouer, ni remixer, ni pirater, celle qui est sans être, et en cela, nous ressemble tant aujourd’hui : le chant des planètes. La musique des sphères, obsédante.

L’entendez-vous, ce silence qui chante ?

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