En 1990, pas un homme n’y échappa. Sur les écrans de télé, dans les cinémas, des dizaines de jeunes femmes en robe du soir ouvraient et refermaient les volets d’un hôtel de luxe (copie du Carlton de Cannes) en hurlant : ÉGOÏSTE !

Des blondes criaient « égoïstes ! », des brunes criaient « égoïstes ! », des rousses criaient « égoïstes ! ». Ces vagues de cris nous renvoyaient à ce que nous allions devenir pendant ces années-là, ces années fric, ces années de capitalisme triomphant après la chute de l’URSS, ces années de privatisations galopantes puis du développement d’Internet et du numérique, ces années d’hyper-individualité, ces années de création de milliers de start-up dopées à la testostérone et basées sur du vent.

Oui, c’était bien le début de nos années égoïstes et cocaïnées qui finiraient en l’an 2000, par l’explosion de la bulle Internet puis l’arrivée des jeux d’écritures comptables (et coupables) avec ses dissimulations financières… Bref, le début de la première crise du xxie siècle.

Pendant le tournage du spot de pub de quarante-cinq secondes conçu par Jean-Paul Goude pour le parfum masculin Égoïste de Chanel, moi, caché derrière mon Nikon, je me faisais insulter toute la journée par des top modèles de rêve avec le sentiment ambigu d’avoir déjà, à vingt-cinq ans, bien mérité ce qui m’arrivait !

Cannes 2013

J’ai toujours l’œil collé au viseur mais pas celui d’un appareil photo. J’observe la mer derrière une lunette d’approche 4-12X télescopique qui surplombe un fusil semi-automatique Dragunov HSVK, un engin de précision qui tire des cartouches 12,7 mm capables de percer des vitres blindées ou un mur en briques à plus de cinq cents mètres sans faire plus de bruit qu’un dernier soupir. Je l’ai acheté 50 000 roubles (seulement 1 238 €) à mon « ami » Serguei, ancien sniper des forces spéciales russes que j’avais rencontré pendant la guerre de Tchétchénie.

J’avais réalisé un reportage photo sur ce « tueur silencieux » (je l’avais baptisé ainsi pour Paris Match qui avait préféré « le Terminator de Grosny »), qui « neutralisait » les chefs tchétchènes (encore plus difficiles à trouver qu’à prononcer).

Serguei était froid comme un cobra et cynique comme un producteur de Hollywood mais il m’avait sauvé la vie alors que j’étais menacé par un groupe de mafieux qui avaient bloqué mon 4 x 4 sur un chemin verglacé. Résultat : quatre morts et un blessé léger au moral : moi.

On avait fêté ça le soir même au champagne soviétique millésimé 1989, accompagnés par quelques copines de Serguei venues de Moscou.

Depuis cette nuit-là nous étions devenus amis à la mode orthodoxe. Serguei m’avait confié que l’ultime qualité de son tir venait d’une petite icône de la Vierge Marie accrochée à son fusil (un Vychlop à silencieux intégré) et qu’il embrassait avant de presser la détente. Le bruit court que le grand écrivain Gabriel Matzneff fait de même pour se protéger du sida avant de faire l’amour à une lycéenne inconnue.

Malgré les nombreuses preuves de l’efficacité de la méthode Serguei-Gabriel, j’ai préféré télécharger sur mon iPhone l’application Bulletflight 4.0 (29,99 $), extrêmement user friendly, qui calcule le meilleur moment de tir en fonction des munitions, de la distance, de la pression barométrique et d’une trigonométrie subtile et imparable. Fixé sur le côté de mon arme, le Bulletflight 4.0 me donnera l’autorisation « d’engager l’ennemi » plus sûrement qu’un ministre de l’Intérieur.

Je suis à Cannes dans la suite « Sharon Stone » du Carlton (bizarrement aucun pic à glace dans le frigo ni dans l’office). Face à mon installation, le bipied du canon installé sur la table, la porte-fenêtre du salon est largement ouverte sur la baie. Au mouillage, à un kilomètre de la côte (un peu plus d’un demi-mille marin), un grand motor-yacht gris et noir. À bord se déroule la énième réunion de la dernière chance pour sauver l’euro et sortir de la crise.

En respirant le plus calmement possible, j’attends l’arrivée des personnalités politiques.

Pour avoir un alibi, j’ai emmené une fille dans la suite, une Ukrainienne, en hommage à Serguei qui a passé une semaine à m’entraîner au tir sur cibles mouvantes et enrageait de voir l’Ukraine indépendante alors que, d’après lui, les filles de Kiev étaient « les meilleurs coups de l’URSS ». Pour Serguei, l’URSS était l’époque bénie même quand il devait faire en cachette son signe de croix inversé et dissimuler sa main qui caressait la terre russe éternelle.

Xenia (c’était son nom de guerre) et moi avons bu du champagne Krug millésimé 2002 pour fêter ma mission dont elle ne savait rien. J’ai simplement dit : « À la santé de la plus belle fille de la Riviera ! » Elle a ajouté en riant : « Et la plus chère ! » J’ai pensé « un bon alibi n’a pas de prix », ce qui sonnait comme du Serge Gainsbourg pour enfant.

J’avais laissé fondre deux Temesta dans sa coupe… Nous avons commencé à baiser et elle s’est endormie, couchée sur le ventre, pendant que je la sodomisais. Je lui avais demandé la permission en lui précisant que c’était extrêmement important et elle m’avait répondu en souriant : « I am the perfect asshole. » Elle avait raison à tous points de vue.

Je suis allé préparer le matériel et m’allonger moi aussi derrière mon fusil. J’ai observé l’arrivée d’Angela Merkel et de François Hollande. Je compte leur mettre une balle dans la tête à chacun, mais cela n’aura strictement rien à voir avec un assassinat.

Bruxelles 2013, un mois auparavant

Sur l’écran plat géant passent les images Blu-ray en version director’s cut de Blade Runner, réalisé par Ridley Scott en 1982.

L’histoire se passe à Los Angeles en 2019, c’est-à-dire dans six ans, et rien ne ressemble à ce qu’on pourrait imaginer une seule seconde : l’homme a colonisé l’espace mais aucune trace d’un téléphone portable, d’une tablette numérique ou d’Internet, seulement un écran cubique d’ordinateur hors d’âge aux couleurs d’aquarium mais une commande vocale pour analyser des images volées, des voitures volantes, mais des armes de western, des androïdes ultra-réalistes (les répliquants) mais des coiffures et des costumes des années 1950. C’est pourtant ce côté improbable qui fait son charme et c’est la vingtième fois que je le regarde. La pluie qui n’arrête jamais, la nuit omniprésente me font penser à la Belgique où même les autoroutes sont éclairées parce que l’obscurité fait peur. Le Belge aime la lumière mais pas le plein jour révélateur des catastrophes architecturales et écologiques qui constellent un paysage toujours mi-urbain mi-terrain vague.

J’adore ce film, mais je le connais bien et je le regarde souvent en faisant autre chose. Ce soir j’ai décidé qu’une bonne baise serait le meilleur moyen d’apprécier ces images de science-fiction démodées.

Laure est une rousse à la peau aussi blanche que les hectolitres de lait que les paysans frustrés déversent tous les deux ans devant la Commission européenne. Pendant qu’elle me suce, son dos et sa croupe ressemblent à une piste d’atterrissage pour ovni. Quand elle me chevauche, de plus en plus vite, son corps luminescent, éclairé vingt-cinq fois par seconde, me fait penser à Casper le gentil fantôme qui bondit joyeusement dans le salon. Pourtant ses seins, impressionnants par rapport à sa taille fine, ne bougent presque pas. Miracle de la silicone ? Ma main caresse ses fesses et s’égare à la recherche de son petit trou du cul, elle la saisit et l’écarte : « Ah non, n’y pense même pas ! » J’ai compris, je ne pétrirai pas la farine immaculée de ses miches rebondies. Je n’y injecterai pas mon blanc monté en neige…

C’est vers la fin du film que je comprends tout, quand Rudger Hauer dit à Harrison Ford, qui s’obstine bêtement à escalader la façade du Bradbury building (oui, celui de The Artist) malgré deux doigts cassés : « C’est comme ça quand on est esclave ! » Cette scène me frappe comme une évidence : les répliquants, les androïdes parfaits, « plus humains que les humains », ces robots de l’avenir sont déjà parmi nous.

Tout nu, je raisonne à voix haute, prends ma partenaire à témoin :

— Laure, j’ai tout compris, ils sont là, ils nous dirigent mais ce ne sont pas des hommes ou des femmes comme nous, c’est impossible ! Quel « vrai » Premier ministre siégeant dans la capitale de l’Europe s’habillerait comme un marchand de ballons avec un nœud papillon ridicule ? Quel « vrai » président français aurait ces gestes maladroits, ces cheveux teints, passerait son temps sous la pluie, la chemise collée à la peau ? Quelle « vraie » chancelière d’Allemagne aurait cette raideur physique et morale, ce mauvais goût, indigne d’une femme de notre époque ?

Je poursuis mon monologue :

— Ce sont des fakes, des répliquants ; ils nous manipulent, ils prétendent agir mais ils se contentent de réagir, ils gèrent la situation mais pas la crise. Ils veulent relancer la sacro-sainte compétitivité mais cela veut dire revenir au nationalisme le plus obtus, le « je suis meilleur que mon voisin ». Tout le contraire de l’Europe unie, tout le contraire d’un monde nouveau, tout le contraire du respect de la nature. Ces répliquants ne jurent que par la notion de travail comme au xixe siècle, alors que le travail c’est l’esclavage. Et surtout, ils veulent nous faire croire que c’est notre propre choix. Laure, Rudger Hauer, ce grand con de Hollandais avait raison !

Laure me regarde de ses yeux vert « émeraude » (what else ?) et sourit en dévoilant des dents aussi blanches que sa peau.

— Arrête de délirer, viens plutôt t’occuper de moi, cette langue d’imprécateur a mieux à faire !

(Laure est diplômée de la Sorbonne, d’après son CV.) Elle attire ma tête entre ses cuisses d’ivoire et je n’y vois plus rien. Ses jambes enserrent mon cou et je ne peux plus respirer. Au loin j’entends sa voix :

— Crétin ! Tu as peut-être tout compris, mais tu vas crever comme un chat de gouttière sans même avoir le temps de miauler tes conneries !

(Laure adore la BD.) Je parviens à apercevoir ses yeux exorbités qui virent au rubis, sa bouche, adorable et boudeuse, déformée par l’effort qu’elle fait à présent pour m’étrangler.

J’aurais dû me méfier, elle était trop blanche, trop parfaite, les seins trop fermes et surtout cette bouche, sur mon sexe, trop experte pour être humaine. C’était trop parfait pour être réel, mais tout a changé. Avec le temps, les gorges profondes exceptionnelles des années 1970 sont devenues banales et, de nos jours, dans les films X comme dans la vie réelle, la plupart des filles avalent votre bite avec une dextérité étonnante comme si une mutation bizarre, une sélection naturelle avait permis aux meilleures fellatrices de survivre pour assurer la transmission d’une espèce aux mâles démotivés sinon désespérés. Je vais donc mourir à cause de la « pipe du siècle ».

Ma main tâtonne dans le vide, découvre un objet à sa portée, une statuette de Jeff Koons : un petit chien rouge vif, formé de ballons d’enfant, apparemment léger comme un souffle, en réalité fait de bronze poli métallisé aussi brillant qu’une Ferrari de collection. Je projette à bout de bras le Jeff Koons sur le crâne de Laure. Elle pousse un cri étouffé et s’écroule ; ses longues jambes se relâchent, je peux enfin reprendre mon souffle. Une œuvre d’art contemporain qui m’avait coûté la peau du cul vient d’empêcher mes couilles de me coûter la vie. Merci Jeff !

Laure ne bouge plus, ses yeux fixent l’infini, son beau corps livide est totalement inerte. La répliquante tueuse est déconnectée. C’est un « retirement » comme on dit dans Blade Runner, c’est-à-dire qu’elle est effacée, exécutée. J’ai une idée soudaine. Je la retourne. Les répliquants n’ont pas besoin de manger, ils n’évacuent rien non plus, il faut que je vérifie un détail. Elle n’a qu’un simulacre d’anus. Quelle ironie ! Les plus grands trous du cul n’en ont pas !

La fureur de la fausse Laure, son désir de tuer prouve que rien n’arrêtera leur rage de posséder le monde. Je décide brusquement de ne plus « vivre comme un esclave » et de me révolter : je vais neutraliser, retirer de la circulation les « répliquants humanoïdes » qui nous gouvernent, devenir, à mon tour, un blade runner réputé.

Pour cette mission complexe, je ne pourrai plus faire confiance à Jeff Koons, malgré tout ce que je lui dois (et que je lui avais prépayé, il y a cinq ans, dans une galerie de Soho). Je vais aller trouver mon ange gardien : Serguei.

Cannes 2013

Je suis toujours à l’affût derrière ma lunette de visée. Sur le pont du yacht je vois apparaître Hollande suivi de Merkel. Je vise, mais Hollande trébuche et se rattrape de justesse à une table dont le vase garni d’une gerbe de glaïeuls se fracasse sur le teck en aspergeant le président au passage. Merkel pouffe discrètement de rire en lissant sa jupe qui doit dater de feu l’Allemagne de l’Est.

Ils sont face à face dans le salon de pont, ils se découpent derrière les fenêtres profilées. Je jette un coup d’œil sur l’écran de mon iPhone, je respire un grand coup, je rejette un peu d’air, bloque ma respiration presse la détente, puis, très vite, une seconde fois sur la cible suivante. Les têtes des répliquants politiciens explosent, aspergeant leurs courtisans de faux sang et de fausse matière grise tellement bien imitée que le monde entier a cru pendant des années que ces cervelles artificielles pouvaient résoudre la crise la plus grave depuis 1929.

Partager