Potage électrique

Jean-Marc Rigaux,

— Papa, pourquoi c’est la fourmi qui gagne à la fin ?

Lorsque mon fils me posa cette question, je ne sus que lui dire. Le champ des réponses était trop vaste. Toutes se valaient.

— Elle a eu raison de ne pas lui faire confiance.

— Elle n’a gagné que provisoirement. La chance tourne. Son stock de nourriture peut pourrir.

— Elle n’est pas heureuse avec toute cette boustifaille.

— Elle pense à ses enfants, si tant est qu’elle puisse en avoir.

Je n’étais pas certain que le gamin décrypterait tout ça. Je risquais de le laisser sur sa faim. Je ne mentis pas et tentai de fermer la porte à d’autres interrogations.

— C’est parce que l’hiver fut rude cette année-là.

Il me prit quand même de court.

— Papa, et cet hiver-ci, il sera dur ?

— Je ne sais pas. Dors bien maintenant.

Il m’embrassa, prit sa position fœtale habituelle, plissa les yeux. Il me croyait. Comme tous les gens croient ceux qui devinent ce qu’ils désirent. La peur de perdre et l’envie insatiable ne sont que les deux faces d’une même pièce… plaquée or.

Je descendis au bureau. J’avais l’intention d’aller y chercher mon marteau pour clouer quelques planches supplémentaires aux fenêtres donnant sur le jardin. On ne sait jamais…

En fouillant dans un tiroir, je mis par hasard la main sur le carnet — à présent sans intérêt — où j’avais noté mes codes d’accès bancaires. Rien ne m’énervait plus que de faire l’effort de retenir ces séries de chiffres, sésames pour d’autres chiffres, ceux de mon argent virtuel. La polysémie génère parfois de ces ironies.

Je fixai l’écran noir de mon PC, couvert de poussière, privé de jus. Le pays était sans électricité depuis déjà trois mois. On s’était habitué à la bougie comme on se passait de billets.

Comment cela s’était-il produit ? J’y réfléchissais depuis ce jour où je m’étais rendu au travail pour la dernière fois. Les bus et les trams avaient cessé de rouler quelques semaines auparavant. Les chauffeurs qui n’étaient plus payés les avaient ramenés au dépôt. Ils n’étaient pas en grève ou furieux de s’épuiser pour rien. Ils auraient même été plutôt contents de continuer au lieu de se tourner les pouces mais l’approvisionnement en essence s’était tari. Ils avaient été parmi les derniers à en bénéficier.

J’étais donc parti très tôt, à vélo. Je ne cherchais pas à éviter les embouteillages. Il n’y en avait plus.

Nous étions tous conscients, dans la war room du ministère des Finances, que la fin était proche. La fin de ce que nous avions toujours connu. Nous regardions l’abîme, fascinés par ce gouffre que nous ne voulions pas comprendre et qui nous engloutissait. Incapables de prévoir ou d’agir.

Les scénarios que nous avions imaginés se référaient tous à ce qui était déjà arrivé. Le pire n’était pas du nombre.

Il n’y eut pas de panique aux guichets comme en 1929. Tout s’était arrêté simplement. Presque sans heurts. Les quelques émeutes que l’on aurait pu craindre s’étaient éteintes d’elles-mêmes, faute de combustible. Sans policiers pour les réprimer. Sans biens à casser ou à piller. Les voitures ne servaient plus à rien. Les magasins étaient vides. Les trublions boxèrent dans le vide et se lassèrent vite. Les gens restèrent chez eux, prostrés dans une morne résignation.

Circuler restait néanmoins hasardeux. Mon vélo était devenu un objet de convoitise extrême depuis qu’il pouvait servir à confectionner une dynamo. C’est à l’aube que je l’enfourchais pour limiter le danger d’une mauvaise rencontre. Cette confrontation quotidienne aux périls me surprenait d’autant plus que, comme les chauffeurs de bus, les fonctionnaires du service public n’étaient plus rémunérés. Les conducteurs, au moins, se rendaient utiles en transportant ce qui pouvait l’être alors que nous n’avions plus qu’à nous balancer sur nos chaises pour nous donner l’impression que la houle de l’économie soufflait encore sur nos bureaux échoués.

Certains s’affairaient. Faisant comme si… Convaincus de l’efficacité d’une stratégie nouvelle qui remettrait tout en place. Ils se battaient contre des moulins à vent au ventre creux.

D’autres niaient que la bataille avait été perdue, tentaient de trouver l’erreur qu’il n’aurait pas fallu commettre. Comme des Napoléon de Sainte-Hélène qui réinventaient Waterloo cent fois.

Quelques-uns philosophaient. Il y en a aussi qui dormaient. C’étaient peut-être les seuls qui n’avaient pas changé d’activité.

Quant à moi, je bavardais par intervalles avec Bernard, un de mes collègues avec qui j’avais toujours pu deviser — décidément, cette polysémie devenait agaçante — en toute confiance.

Là se trouvait précisément l’enjeu. Les gouvernements n’avaient plus fait confiance aux banques qui, après avoir joué au casino, s’étaient essayées aux dominos. Chaque faillite en entraînant une autre. Les États étaient de toute façon dans le même « état ». À sec.

Où étaient passés ces impôts, ces taxes, ces redevances, ces successions, ces actions, ces obligations, ces warrants, ces gages, ces « sûretés », ces immeubles, ces stocks, ces assignats, ces pièces d’un cent ?

Pas d’évaporation ! Pas de siphonage ! Tout était là mais ne valait plus rien.

Bernard et moi arrivions à la même conclusion. Il n’y avait plus de créanciers ou de débiteurs. Ils s’étaient fondus les uns dans les autres. On ne les distinguait plus. Quand les débiteurs renoncent, les créanciers deviennent aussi pauvres qu’eux.

Bernard faisait semblant de rêver que le travail sans contrepartie recréerait l’abondance. Il savait comme moi que ceux qui sont prêts à se mettre à l’ouvrage gagnent à leur cause ceux qui maîtrisent les ressources utiles. Quand personne ne croit plus personne, personne ne fait quoi que ce soit. On en était là !

Bernard tira le premier sur les « spéculateurs ». Je lui répondis sans compromis que nous en étions tous. Même si nous jouions « petit bras ». Mais beaucoup de « petits bras » font un grand levier.

N’avons-nous jamais comparé deux paquets de café à l’épicerie du coin ou au supermarché ? Détenons-nous plus la morale que les traders aux dents les plus longues ? Bernard en convint.

— Et les tricheurs ? me lança-t-il.

Ils avaient toujours existé. À tous niveaux. Un ouvrier qui ramasse un colis tombé du camion. Un autre qui arrive plus tard, prend une pause plus longue. Un boss qui passe n’importe quoi en frais. Un initié qui a louché sur la donne avant le boursicoteur naïf. Des gouvernants qui boivent nos impôts dans des coupes ciselées à leur gloire. Des dirigeants du CAC 40 qui assèchent les gosiers de leurs actionnaires, de leurs salariés et qui, bedons tendus, avalent des bonus trop riches en indifférence et en suffisance.

La liste était infinie. Nous dûmes admettre que les tricheurs n’y étaient pour rien. Parfois, ils pullulaient. Parfois, ils étaient décimés. Ils dépeçaient un arbre ou l’autre. Quelques clairières tout au plus. Ils n’avaient pas les moyens de tout déboiser.

Au milieu de la ruche de notre ministère, vidée de sa reine et de ses bourdons, nous avions compris que le seul feu qui dévorait l’âme humaine et incinérait l’activité, c’était l’espoir.

L’espoir d’être remboursé de son capital au centuple.

L’espoir d’un emprunt qui sauve ou pose les fondations des rêves les plus échevelés.

L’espoir de garder son boulot ou ses clients… pour toujours.

Comme en amour, plus le risque est élevé, plus l’espoir se paie cher. Et quand le risque est démesuré, il n’y a plus d’espoir. Il n’y a plus rien. Il n’y a plus que des perdants. Amers.

Les banques, les entreprises, les pouvoirs publics, les gens ne sont plus qu’un agglomérat de créances et de dettes à somme nulle.

Les comptes en négatif ne pouvaient plus escompter la moindre avance. Ceux en positif ne voyaient plus leur épargne ronronner mais avaient retrouvé le sens du « zéro ».

Bernard avait fini par ne plus venir. Encore maintenant, j’ignore quelle force d’inertie me poussait jusque-là.

Arriva ce matin où, après avoir traversé le parc Royal, sans autre bruit que celui de mon dérailleur et des feuilles mortes qui craquaient sous mes roues, j’entrai dans le temple exhumé de sa foi et de ses fidèles. Je découvris des salles qui m’étaient inconnues, là où les employés enrôlaient probablement les déclarations des contribuables. J’errai dans les corridors, d’étage en étage.

Ce n’était qu’un tube digestif sans matière, un tunnel sans lumière ni issue.

Dans le cerveau qu’était la war room dans laquelle les plus hauts fonctionnaires avaient, incrédules et impuissants, vu l’espoir érodé par la méfiance, je ne m’agenouillai pas pour ramasser les notes de service périmées répandues en désordre sur le parquet. Au fond de moi, je savais que tout cela ne serait que temporaire, qu’un jour, les paroissiens rempliraient à nouveau leur église. J’ignorais cependant si je serais encore vivant lors de cette communion.

Je rentrai avant la tombée de la nuit. Noyé d’appréhension. À chaque carrefour, je craignais plus qu’il ne vint aucun véhicule plutôt qu’il en surgisse un.

Les journées suivantes, je végétai dans l’apathie, obsédé par l’étagère où étaient alignées les conserves. J’étais prêt à affronter la faim comme une épreuve mystique mais je ne pouvais me résoudre à la pénurie pour mon fils.

Un matin, je sursautai lorsqu’on frappa à mains nues sur la porte d’entrée. La sonnette électrique était évidemment aphone. Je connaissais ce voisin de vue. Nos relations s’étaient jusque-là limitées à un salut poli. Je savais qu’il était commercial et vendait « je ne sais quoi ».

Il me sollicita pour venir garder, la nuit, un potager communautaire que les habitants avaient commencé à développer dans les jardins du lotissement. Je déclinai au motif que je devais veiller sur mon fils. En réalité, je n’avais pas envie d’entrer dans une organisation contraignante, même si elle pouvait me rapporter quelque avantage. Je pensais cultiver des salades par moi-même mais je m’en racontais. Mon instinct ne me trompait pas.

Sans insister, il s’en alla, quelque peu déconfit. Le lendemain, les coups qui résonnèrent se firent plus lourds. J’hésitai à aller ouvrir. Une autre personne à la nuque rasée s’identifia très cérémonieusement comme l’adjudant-chef Van Innis. Il était encadré par deux malabars, peu engageants, au regard bleu acier.

L’entretien fut beaucoup plus bref. Il venait me remettre mon ordre de mission. Je lus le document. J’étais prié de me présenter au coin de l’allée des Glaïeuls, ce soir à vingt heures.

Je n’osai me dérober. C’est ainsi que je passai ma première nuit debout, comme un épouvantail, au milieu de la pelouse labourée d’une villa de la banlieue de Bruxelles.

L’ennui n’était perturbé que par l’angoisse de voir bondir quelqu’un de l’ombre. Qu’aurais-je fait de la fourche que l’on m’avait confiée ? Son usage changeait au coucher du soleil. À deux heures, je fus relevé et rentrai dans la noirceur, sous l’œil éteint des réverbères du quartier.

Au fil des semaines, les choses s’organisèrent. Un ancien DRH me visita, évalua mes compétences, remplit des fiches sur son ordinateur monté sur le guidon de sa bicyclette. La scène était assez cocasse. Au milieu de mon salon, le gaillard assis sur sa selle pédalait par intermittence pour relancer son PC et compléter ses formulaires virtuels.

Je fus affecté à la comptabilité. L’adjudant-chef était repassé avec ses acolytes pour confisquer toutes mes réserves. Elles furent conduites dans un hangar improvisé et placées sous haute surveillance. J’y avais accès avec un badge confectionné au moyen d’un couvercle de conserve. Loufoque !

Puis, je m’y fis.

Je dressais des inventaires. J’établissais des statistiques en fonction des besoins. Je distribuais les boîtes aux maisonnées des dix rues. Je m’étais vite rendu compte que l’offre ne correspondait pas à la demande. Certaines denrées manquaient, d’autres étaient pléthoriques.

En outre, il fallait viser des critères de répartition entre les familles. Certaines tentèrent de s’insurger contre les premières mesures décidées par une sorte de comité de salut public. Les barbouzes veillaient au grain — au sens littéral.

Des élections très locales eurent lieu. Le comité fut reconduit mais le programme présenté subit de rapides adaptations. On était loin des plans quinquennaux.

Quant à l’utopie de l’autogestion, nous étions en plein dedans et elle se rapprochait furieusement d’un despotisme plus ou moins éclairé. J’y participais par nécessité, sans enthousiasme, comme tous.

Vers la fin l’hiver, il y eut du neuf. Une délégation du lotissement voisin se présenta. Elle proposa l’échange d’électricité contre des vivres. Ils avaient aménagé une salle de sport avec des centaines de vélos dans laquelle chacun était prié de « se dépenser » deux heures par jour. L’« usine » tournait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils cherchaient maintenant à vendre leur excédent.

Notre pénurie d’électricité les motivait à tirer le prix de nos carottes vers le bas. Un directeur d’agence de ma rue eut alors l’idée géniale de leur réserver une partie de la production de fruits et légumes à venir. L’électricité serait payée en plusieurs « tranches » de concombres ou de potirons, au fur et à mesure des récoltes.

Les électriciens voulurent évidemment un dédommagement en raison de l’attente pour la livraison. La taille et le poids des cageots supplémentaires furent âprement négociés. Nous pûmes bénéficier d’un peu de lumière, une heure par soir, ce qui n’était pas un luxe inutile.

Cela aboutit à la modification de mes horaires. J’eus aussi le privilège de disposer d’un PC comme le DRH. Les conditions restaient dures mais les quelques améliorations tangibles, autant que la poigne de l’adjudant-chef, firent taire les critiques.

Je n’oublierai jamais le jour où un type en uniforme bleu ciel se présenta à mon bureau, dans le hangar délabré. Même s’il avait l’air d’un officier d’opérette, je sus tout de suite que quelque chose avait changé.

Un embryon d’autorité. Un soupçon de régulation. Un zeste de confiance. Une pincée d’espoir.

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