Ma chambre donnait sur le lac Léman. Elle était très vaste et très ensoleillée, elle sentait bon le muguet. C’était, me suis-je dit, un excellent présage avant mon entrevue, dès le lendemain matin, avec les dirigeants du Groupe pharmaceutique Fourcade. Je suis probablement de la vieille école, mais je soutiens que dans les affaires les pressentiments et les prémonitions comptent beaucoup. Pas besoin d’un horoscope ni d’une pythonisse pour en avoir, presque chaque jour, la confirmation. On subodore les choses ou on ne les subodore pas. Le flair en somme. Ce sixième sens que tout le monde possède plus ou moins, mais auquel les gens dits raisonnables ne se fient guère.

J’ai défait ma valise et je suis allé prendre une douche à la salle de bains. Puis je me suis étendu tout nu sur le lit et j’ai commencé à somnoler. Des tas d’images se sont bousculées dans ma tête. À la fin, seule est restée celle de Sarah, ma nouvelle secrétaire. Décidément, Sarah m’obsédait. Avec elle, j’avais l’impression d’être, ces dernières semaines, un adolescent amoureux — amoureux fou — pour la toute première fois de sa vie. Est-ce que j’avais jamais eu à ce point une femme dans la peau ?

Vers sept heures et demie, je suis descendu au restaurant de l’hôtel. Je me suis installé à une table d’angle d’où je pouvais voir le lac et quelques-uns des bâtiments voisins. J’ai opté pour le menu : du saumon d’Écosse, des côtes d’agneau braisées accompagnées de pommes de terre au four, une assiette de fromages du Valais. Après avoir longuement consulté la carte des vins, j’ai ensuite commandé deux demi-bouteilles, une de dézaley et une de dôle.

La salle était à moitié remplie. Visiblement, il n’y avait ici que des vacanciers et des touristes étrangers de passage. À ma droite, à deux ou trois mètres, se tenait un jeune couple de Hollandais qui parlaient à haute voix et qui n’arrêtaient pas de s’esclaffer. J’aurais juré qu’ils se racontaient des blagues salaces. La fille était plutôt jolie. Chaque fois qu’elle riait, elle sautillait sur sa chaise comme une gamine espiègle.

J’ai mangé de bon appétit. Le dézaley de 2002 avait un arrière-goût d’amande grillée qui m’a plu, et je me suis promis d’en acheter une bouteille, demain après mon rendez-vous au Groupe pharmaceutique Fourcade, pour la boire à Paris avec Sarah. Le dôle, en revanche, était trop âpre.

Il était à peine huit heures et demie quand j’ai quitté le restaurant et que je suis sorti de l’hôtel. Je me suis dirigé à petits pas vers le centre de la ville. Il faisait doux et l’air embaumait un agréable parfum de pin. J’ai marché cinq ou six cents mètres et je suis arrivé sur une place au milieu de laquelle s’élevait une fontaine de granit éclairée. Des gens traînaient autour. En m’en approchant, j’ai été surpris de reconnaître parmi eux les deux jeunes Hollandais qui avaient dîné à mes côtés à l’hôtel. Et ils étaient toujours en train de rire, à croire que leur stock d’histoires drôles et salaces était inépuisable. Je les ai observés un moment, puis j’ai vu qu’ils se dirigeaient, en bordure du lac, vers un grand bâtiment de pierre taillée épousant la forme d’une rotonde. C’était le casino.

Je n’ai pas tergiversé : j’ai suivi le couple qui y entrait. Puis, quelques instants plus tard, je me suis retrouvé dans la salle des roulettes.

Était-ce le hasard si mes pas m’avaient conduit à cet endroit ? Ce qui était sûr, c’est que tout me réussissait à merveille ces derniers temps : il y avait Sarah dont j’étais amoureux, il y avait ma boîte de publicité à Paris qui était de plus en plus prospère et il y aurait sans doute demain, en fin de matinée, un formidable contrat d’exclusivité avec le Groupe pharmaceutique Fourcade. De quoi voir venir. Et damer le pion à la plupart de mes concurrents jaloux de mes succès.

Je me suis rendu à la caisse pour me procurer dix plaques de cent francs suisses et je me suis mis à circuler dans la salle, à la recherche de mes deux jeunes Hollandais, me disant qu’ils me porteraient chance. Ils avaient pris place à une table du fond, une de celles où se pressait le plus de monde.

Le 17 venait de sortir et les croupiers étaient en grande discussion avec deux joueurs qui revendiquaient chacun leur dû : une vieille femme toute ratatinée, chaussée d’immenses lunettes noires, et un type au crâne rasé devant avoir la trentaine et vêtu d’un horrible costume bleu ciel. Sur le tapis, à la case 17, s’entassait une pile de jetons et de plaques multicolores. Le coup, de toute évidence, allait rapporter gros. Mais quant à savoir si ce serait à la vieille ou à son opposant… Lui, en tout cas, il n’était pas près de céder : il prétendait haut et fort qu’il avait misé trois mille francs sur le 17 et il prenait à témoin les autres joueurs. C’était, disait-il, un vrai scandale, une honte impardonnable, inadmissible. Et, pour appuyer sur ces mots, il fusillait des yeux la vieille, les traits couverts de transpiration, les lèvres tremblantes et pleines de salive.

Le croupier en chef a fini par trancher. Il a distribué les gains à parts égales entre les deux contestataires et il a annoncé la partie suivante. J’ai eu le sentiment que le type au crâne rasé était ravi.

J’ai misé cent francs sur le 29. La bille a roulé, a grondé quelques secondes puis, après avoir zigzagué de gauche à droite, elle est allée se loger dans l’alvéole portant le numéro 13.

La jolie Hollandaise avait gagné et elle rayonnait de contentement. Je me suis demandé si je ne devais pas comme elle jouer le 13. Au lieu de quoi, j’ai replacé une plaque de cent francs sur le 29, mais c’est le 13 qui est ressorti. Cette fois, la jeune Hollandaise a poussé un cri aigu, sous le regard sombre du type au crâne rasé qui, lui, jouait toujours le 17.

Au bout d’une dizaine de minutes, je n’avais plus aucune plaque et je suis retourné à la caisse pour en acheter d’autres. L’idée m’est venue de changer de table, mais je ne l’ai pas fait. J’ai laissé passer quelques tours puis je me suis décidé à miser sur le 27, la date de naissance de Sarah. La bille blanche s’est immobilisée sur le 12. Puis, successivement, elle est allée sur le 2, sur le 30 et sur le 9.

J’ai alors décidé de jouer le 32 avec mes deux toutes dernières plaques de cent francs. Et j’ai fermé les yeux pour ne pas voir rouler la bille. J’ai seulement entendu qu’elle dansait avec le bruit étrange d’une locomotive miniature glissant sur ses rails. La voix du croupier annonçant le 32 m’a arraché un sursaut. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.

C’est à ce moment que la vieille aux lunettes noires a levé la main en direction d’un des croupiers et lui a fait signe qu’elle avait gagné. Je ne me suis pas occupé d’elle. J’ai dit au croupier que cette dame se trompait et que j’avais bien, parole d’honneur, misé sur le 32, que les deux plaques de cent francs posées sur le tapis vert au numéro en question étaient les miennes.

La vieille a protesté. Elle a affirmé qu’elle savait parfaitement ce qu’elle avait fait et qu’il ne fallait surtout pas la traiter de tricheuse ni de menteuse. D’ailleurs, a-t-elle ajouté, aux trois coups précédents elle avait déjà joué le 32, selon sa martingale. Et, là-dessus, elle s’est tournée vers le type au crâne rasé avec lequel, dix minutes plus tôt, elle se disputait encore. À mon grand étonnement, le type lui a donné raison. Il a soutenu qu’il avait lui-même voulu miser sur le 32, mais qu’il s’était ravisé en constatant qu’elle était en train, elle, de placer deux plaques de cent francs sur ce numéro.

Je n’en ai pas cru mes oreilles. J’ai répété que j’étais sûr de mon fait, que je n’étais pas du genre à réclamer un gain indu.

L’assistance entière me considérait en silence. La jeune Hollandaise et son compagnon avaient l’air de se moquer de moi et, à présent, de me réserver leurs rires. J’ai senti que je rougissais. C’était idiot, mais j’ai eu la nette impression que tout le monde, autant les joueurs que les croupiers, me suspectait. Cela m’a toutefois encouragé à ne pas lâcher prise.

La vieille a alors exigé qu’on fasse appel au superviseur. J’ai bientôt vu arriver un homme de petite taille qui ressemblait presque à s’y méprendre à Louis de Funès. Pourtant à la façon dont il m’a fixé, j’ai tout de suite compris qu’il n’avait rien d’un comique. Il m’a écouté sans broncher, puis il a écouté la vieille aux lunettes noires et enfin les croupiers officiant à la table.

Après des hochements de la tête et une série de vilaines mimiques, il s’est prononcé d’une voix ferme en faveur de la vieille et, sans ajouter un mot, il a pivoté sur ses talons et a disparu.

Mon cœur s’est soulevé. J’ai dit que je tombais réellement des nues et qu’en aucun cas, je ne pouvais accepter ce verdict injuste. Mais mes récriminations ont tourné court. Déjà le jeu se poursuivait et plus personne ne s’intéressait à mon sort.

Furieux, j’ai injurié la vieille.

Elle est restée impassible. Elle a avancé quelques plaques sur le tapis vert et elle a croisé les bras, tandis que le croupier qui avait lancé la bille sur la roulette prononçait la phrase rituelle : « Rien ne va plus. »

En effet, rien n’allait plus. Quelque chose me faisait penser que j’avais été la victime d’une manipulation savamment organisée et que la vieille chaussée de ses lunettes noires, le type au crâne rasé, les croupiers et le superviseur étaient de mèche. Et je me suis laissé dire qu’avec ma seule bonne foi, il m’aurait été impossible d’obtenir gain de cause.

J’ai quitté le casino, la mort dans l’âme. Au lieu de bien dormir comme je l’avais espéré et de profiter de ma chambre d’hôtel, je n’ai pas cessé de remuer toute cette lamentable histoire une grande partie de la nuit.

Je me suis réveillé vers huit heures et quart. J’ai pris un bain chaud, je me suis rasé et je suis ensuite descendu au restaurant. Le jeune couple de Hollandais m’y avait précédé. En me voyant gagner la table que j’avais occupée la veille, tout près de la leur, ils ont échangé des sourires de connivence qui m’ont fait mal. Un instant, j’ai failli aller leur adresser la parole et leur expliquer que je n’étais pas en tort, mais je m’en suis abstenu. Une fois que je me suis assis, je me suis rendu compte que je n’avais pas faim, que je me sentais incapable de manger quoi que ce soit. J’ai rapidement bu une tasse de café, puis je suis remonté dans ma chambre afin de préparer ma valise.

Après avoir payé ma note, j’ai demandé au concierge de l’hôtel où se trouvait l’avenue du Beau-Site. Il m’a remis un plan de la ville et m’a indiqué la route à suivre.

Cinq minutes plus tard, au volant de la Lexus que j’avais louée à l’aéroport de Genève, je grimpais une côte assez raide, derrière un autobus qui, à chaque virage, penchait fortement tantôt à gauche, tantôt à droite. J’ai levé le pied. De toute manière, j’étais en avance à mon rendez-vous.

Au sommet de la côte, je me suis engagé sur une route asphaltée tracée le long d’un bois de pins. C’était l’avenue du Beau-Site. J’ai eu l’impression qu’elle ne conduisait nulle part, sinon au cœur de la montagne. En tout cas, aussi loin que je pouvais voir, je n’ai distingué aucune construction.

J’étais en train de me dire que je m’étais peut-être trompé d’itinéraire lorsque les bâtiments du Groupe pharmaceutique Fourcade se sont soudain dressés devant moi. Ils formaient un vaste pentagone de béton et de verre teinté scintillant sous le soleil. Si jamais j’en avais douté, j’avais sous les yeux la preuve patente que le Groupe était tout-puissant.

J’ai garé la Lexus dans un parking réservé aux visiteurs et je suis entré dans un hall d’accueil où trônait un gigantesque Dubuffet et où une hôtesse eurasienne, assise derrière un petit bureau métallique, m’a lancé un aimable sourire. J’ai remarqué çà et là au moins une demi-douzaine de caméras vidéo. Pour un peu, je me serais cru dans une banque. J’ai décliné mon nom à l’hôtesse et je lui ai dit que j’avais rendez-vous avec Monsieur Chappaz, le directeur de la promotion.

J’aimais bien Chappaz. Au cours de nos divers entretiens, en tête à tête à Paris ou par téléphone, il m’avait toujours paru se comporter comme un interlocuteur loyal. Il était beau garçon, genre Robert Redford dans Gatsby le magnifique. Son seul défaut était son accent : même chez les imitateurs, je n’en avais jamais entendu un qui fût si proche de la caricature.

Il m’a reçu avec chaleur. Nous avons d’abord parlé de tout et de rien, des charmes tranquilles de la Suisse, de Paris, de l’opéra qui était la passion de sa vie. Puis il m’a dit que les contrats qui devaient nous lier, le Groupe pharmaceutique Fourcade et ma firme, avaient été examinés par ses services juridiques et que certains points de détail avaient subi de minimes modifications. Si je le souhaitais, je pouvais tout de suite en prendre connaissance. Il a ajouté qu’un bureau était à ma disposition. J’avais tout le temps. Après quoi, il m’emmènerait déjeuner.

Il m’a alors introduit dans une pièce qui jouxtait celle où nous avions bavardé. Elle était spacieuse. Des dessins encadrés de Hans Erni étaient accrochés sur les murs peints en gris perle. Dans un coin, posée sur un socle de marbre noir, il y avait une statuette de Giacometti. Elle semblait représenter une femme en prière.

Chappaz m’a tendu une chemise rouge. Il m’a dit qu’il ne bougerait pas de son bureau, que je ne devais surtout pas hésiter à le déranger au cas où j’aurais besoin d’un renseignement. Puis il m’a souhaité bon travail et il s’est éclipsé, après avoir fermé la porte derrière lui.

Les modifications apportées aux contrats étaient effectivement légères. Je les ai néanmoins examinées avec attention, de peur de laisser passer des mentions qui risquaient, un jour ou l’autre, d’être mal interprétées.

Un quart d’heure à peine s’était peut-être écoulé quand Chappaz est revenu. En observant les traits de son visage, j’ai deviné que quelque chose le tracassait. Il s’est mis à marcher de long en large dans le bureau et il a fini par s’immobiliser près de la statuette de Giacometti. Puis, avec son accent si singulier, il m’a avoué qu’un problème de dernière minute était apparu et que celui-ci remettait tous nos accords en question.

C’était comme si, à l’aide d’un gourdin, il m’assénait un violent coup sur la tête. J’ai dit que je ne comprenais pas, que je ne voyais vraiment pas de quel problème il pouvait s’agir. Et je l’ai prié de s’expliquer.

Il ne l’a pas fait. Il m’a seulement répété que nos accords ne tenaient plus. J’ai insisté. J’ai même élevé la voix pour lui réclamer des éclaircissements, en lui faisant observer que j’y avais droit, que c’était là, compte tenu des circonstances, la moindre des choses, qu’en vingt ans de métier dans le monde international des affaires, personne ne m’avait jamais éconduit de la sorte.

Chappaz n’a pas bronché. Il était à l’image du Groupe pharmaceutique Fourcade : hautain, solide et inébranlable.

Bien entendu, il n’était plus question d’aller déjeuner avec lui ni de parler d’opéra. J’en rageais. J’étais à la fois furieux et démuni, exactement comme je l’avais été au casino. Sauf que, dans cette affaire, mon manque à gagner atteignait au moins un million d’euros.

Chappaz m’a escorté en silence jusqu’au hall d’accueil. Comme nous allions nous séparer, je l’ai brusquement saisi par le bras. Je lui ai redemandé ce qui s’était passé au juste pour que le Groupe pharmaceutique Fourcade décide d’un coup et d’une manière aussi inattendue, aussi brutale, de rompre nos accords, après de longs mois de négociations fructueuses.

Un sourire ironique a surgi sur ses lèvres. Ses regards sont partis vers le Dubuffet puis vers la porte de verre s’ouvrant à l’extérieur sur le parking. J’ai pensé qu’il me l’indiquait, comme pour m’enjoindre de quitter les lieux au plus vite. J’ai soupiré. En haussant les épaules, il m’a soudain répondu qu’il ignorait absolument pourquoi cette décision avait été prise. Elle venait, m’a-t-il assuré, de la présidence du Groupe. C’est tout ce qu’il savait. Et il était de son devoir, au rang qu’il occupait, de ne pas poser de questions.

Le soir même, j’étais de retour à Paris. J’avais, m’a-t-il semblé, vécu les deux journées les plus pénibles de ma carrière. Par bonheur, Sarah m’a réconforté. Et l’ardeur qu’elle a mise à faire l’amour m’a fait presque oublier mes déboires et mes déconvenues.

C’est tout à fait par hasard, au bout de trois mois, que j’ai eu l’explication de ma pénible aventure helvétique. J’étais dans la salle d’attente de mon dentiste et je feuilletais négligemment les magazines étalés sous mes yeux, sur une table basse. Un reportage de Paris Match m’a fait soudain tressaillir. Il était consacré aux fiançailles de Jean-Philippe Fourcade, l’héritier richissime du Groupe pharmaceutique Fourcade, avec une princesse italienne, une descendante d’une très ancienne famille de Vérone.

Quatre photos en couleurs illustraient ce reportage. Sur l’une d’entre elles, Jean-Philippe Fourcade se tenait aux côtés de sa mère, la présidente du Groupe.

Je n’ai éprouvé aucune peine à les reconnaître : Jean-Philippe Fourcade était le type au crâne rasé du casino, et sa mère la vieille chaussée de lunettes noires.

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