Moi, le petit roi et la petite reine

Pierre Mertens,

Avant de me lancer dans l’écriture d’Une paix royale, un roman où j’évoque au moins autant les rois de la petite reine que ceux qui régnèrent sur la nation, il m’arriva de rencontrer certains d’entre eux que, dans l’enfance, j’avais particulièrement admirés. Plus tard, ils parurent avoir apprécié le livre, et participèrent même à son lancement au nord du pays et aux Pays-Bas alors que, dans sa version française, il était déjà poursuivi en justice.

Évoquant Baudouin qui était mort quelque temps pus tôt, je me rappelai Rik Van Looy — l’Empereur d’Herentals, le Tigre campinois, le Barbare —, me disant : « Il aimait bien les coureurs cyclistes. Je crois que nous lui rappelions que son pays existait… Il serait idiot de le couper en deux. Non ? Tu m’imagines champion du monde au nom des Flandres seulement ? Pourquoi pas de la Campine ? Ou de mon patelin ? Ou de ma femme et moi ? Autant casser en deux nos vélos aussi ! Une roue de chaque côté de la frontière linguistique… »

P. M.

Je me demandais, quand je voyais passer ces hommes ensauvagés par le rythme de la course, endoloris, abrutis, exaspérés par elle, mis hors d’eux par l’intensité de ses exigences, s’ils trouvaient, dans les moments d’accalmie, le temps de se parler de leurs histoires d’amour et de leurs drames de famille… Qui aura jamais une oreille pour ces conciliabules de chevaliers avec des voyous, ces complots de truands entraînant des seigneurs dans leur chute, ces apartés de manants avec de grands bourgeois ? Que se passe-t-il dans la tête du Fou Pédalant, de l’Aigle de Tolède, du Pieux de Bologne, du Blaireau, du Pédaleur de Charme, du Gitan, du Voleur de Vent, de l’Envoleur de Roues, du Rayonnant de Maastricht, du Doyen de Dieu, du Défoncé de Naissance, de Formule 1 sur Deux Roues, de Faux-Cul de Génie, de Stan Laurel Ockers, de l’Avaleur de Cols, de l’Ennemi des Montres, du Mangeur de Chronos, du Guidon d’Or III, du Pédalier Trempé, du Dérailleur des Autres, De Mister Course-en-Tête, de Lanterne Rouge d’Avance, de Vélo-sur-l’Épaule, de Périnée d’Acier, d’Hémorroïdes de Plomb, de Mord-Son-Guidon, de Brise-Son-Cadre, d’Arrache-Tripes-et-Boyaux-à-la-Mode-de-Caen, du Frisé des Apennins, du Rocher de Brighton, du Gentleman en Équilibre Instable, de Trompe-sa-Femme-avec-la-Mort, du Funambule des Basses-Alpes, du Giromancien, de Cinquante-Fois-Treize, de Cœur Fou, de Cervelle de Pigeon, Mollets de Cigale, Cuisses de Kangourou, Pharmacopée Ambulante, Os de Porcelaine, Buste-de-Momie, Coupeur de Vent, Mange-les-Mouches, Tendre Tueur, le Zigzagueur Chatoyant, J’abats-bien-les-chevaux ou Le Charles Quint des Kermesses ?

Oui, donc : qui sait quels orages désirés ou tant redoutés traversent la tronche de tous ces gens-là, d’une tempe à l’autre ?

Et puis aussi celle du Cosmonaute de Breeduyn, de l’Extravagant de Torre Molinos, du Régicide de Saint-Ouen, du Superman d’Erembodegem, du Magicien de Villacoublay, du Vieux de Rotterdam, du Suceur de Roues de Glasgow ? Et n’oublions pas l’Aigle Noir, Gino-le-Mariolâtre, Fausto-le-Diabolique, Je-pense-donc-je-roule, le Prédateur d’Adliswil, l’Étoile Filante des Abruzzes, Cinquante-et-une-fois-seize, l’Ordinateur de la Vallée du Pô, l’Ange de la Montagne, le Taille-Crayon de l’Aubisque, le Baroudeur de Valence, Chair-à-Biclo, Fesses-Quatre-Étoiles, le Colosse de Moortebeek-Centre, le Géant de Sarcelles, Cuisses-de-Fourmi, l’Albatros de Berchem-Anvers… ! Ne rêvent-ils pas tous de la boue ôtée comme un masque, d’urine immaculée, de cocaïne invisible pour les yeux, de chloroforme inodore pour les gencives, d’hormones de volcan non répertoriées pour testicules de bronze ?

Tous, oui, même l’Horloge Parlante de Bâle, l’Emphytéote de la Voiture-Balai, l’Infernal du Nord, le Seigneur des Six-Jours, Urine-de-Cadmium ou le Niveleur des Pavés des Flandres…

« Et puis, me dit Pierrot Lenoir, le masseur, l’expérience à la plupart n’apprend rien ; tous, à chaque course, redeviennent vierges. Vous savez ce que disait Confizius ? Que l’expérience est “une lanterne qu’on s’accroche dans le dos et qui n’éclaire que le chemin parcouru”. À croire qu’il avait fait dix fois le tour de Canton ou qu’il avait gravi en danseuse la muraille de Chine ! »

Extraits d’Une paix royale,

Paris, éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 1995.

Le roman les Éblouissements de Pierre Mertens vient de faire l’objet d’une réédition aux éditions du Seuil dans la collection où il avait paru en 1987, « Fiction & Cie ». L’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique publie un tiré à part des actes du Colloque des 20 et 21 octobre 2007, « Pierre Mertens : les Éblouissements, vingt ans après », actes également parus dans le Bulletin de l’Académie.

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