Et si le Tour de France était la huitième merveille du monde ? Un monument, certes, mais vivant, mobile (ô combien), une installation — pour user du jargon esthétique contemporain — qui convoque un pays, le plus légendaire qui soit, et le met à contribution comme décor et protagoniste d’une épopée sans pareille ?
Il y a des tours dans d’autres contrées, souvent inspirés de ce prototype, comme il y a des Académies, des Comédies sur le modèle hexagonal, mais il n’y a qu’un Tour, que l’on a traduit dans d’autres langues, qui est devenu Giro, Vuelta, Ronde, mais qu’il suffit de nommer pour qu’on sache qu’il ne peut être que de France, d’une France conquérante, qui passe les frontières, enjambe les mers, annexera peut-être un jour d’autres continents, des planètes pourquoi pas, en demeurant pour autant le Tour, à savoir une promenade pédalante par les routes de France et de Navarre.
Il est peu d’événements qui s’inscrivent dans nos mémoires comme autant de repères de nos vies très personnelles. Que faisiez-vous lors de l’attentat de Dallas, de la chute du Mur, de l’effondrement des tours (dans la version féminine du mot, bien sûr) ? Nous le savons tous : je perdais un amour, je déménageais, j’étais à l’hôpital. Avec le Tour, le souvenir doit se doter d’un millésime : cette année-là, j’obtenais mon diplôme, celle-là, j’enterrais un ami, cette autre encore je me retrouvais papa. Les Tours sont comme des crus, ils marquent nos âges, même si l’on feint de ne pas s’y intéresser.
Il est même des cas où le Tour peut occulter, pour certains, un événement qui fait basculer notre vision de l’univers. C’est ainsi que la victoire d’Eddy Merckx, en 1969, a, aux yeux de bien de Belges (comme l’a mémorablement illustré le spectacle Belgavox, que Patrick Roegiers tira de la coïncidence), davantage importé que les premiers pas de l’homme sur la Lune. Il faut dire que comme Tintin avait arpenté le sable lunaire avant Armstrong, le Belge ne pouvait avoir, devant les images en noir et blanc des bibendums casqués, qu’une impression de déjà-vu. Tandis qu’Eddy sur la plus haute marche du podium, c’était du jamais vu, et la réparation d’une injustice subie depuis les victoires des frères Maes, avant la guerre, autant dire dans la préhistoire. En d’autres termes, le Tour a beau se dérouler principalement en France, il est en fait un événement belge, qui fascine autant au nord qu’au sud du pays. D’ailleurs, ses participants noir-jaune-rouge ont pour la plupart des noms en « Van », les Wallons, tout francophones qu’ils soient, se retrouvant, comme si souvent, bien que brillants, minoritaires.
Merckx étant, une fois encore, le produit métissé par excellence, pratiquant les deux langues et les dotant d’une même mélodie qui lui est propre, une diction bien à lui, modérément précipitée, hachée à sa manière, ponctuée de haltes phatiques (« Écoutez, euh… ») reconnaissables entre toutes. Baron, docteur honoris causa (pourquoi les deux universités bruxelloises ne l’ont-elles pas honoré ensemble ?), et même, consécration suprême, désignant de son vivant une station de métro, on peut compter sur lui, il en donna d’ailleurs quelques signes avant-coureurs (le contraire eût étonné de sa part), pour mettre fin, si le péril s’aggravait encore, à toute tendance fatale au délitement du pays. Le merckxisme, idéologie salutaire du Belge ?
Il ne doit pas cela seulement à son talent, mais à sa monture. Le vélo est au Belge ce que le cheval est au cow-boy. Les frères Dardenne l’ont bien compris, dont les personnages ont abandonné le scooter pour la petite reine. le Gamin au vélo est le deuxième film majeur à se doter d’une bicyclette comme emblème. Il y eut le Voleur de bicyclette, où l’engin était surtout, au pays de la Fiat miniature et de l’imminente Vespa, signe de dénuement au lendemain de la tourmente et de la défaite. Il y a maintenant, filant au bord de l’eau sous un soleil éclatant, le couple héroïque de la jeune femme combattante et de son protégé. Rien d’étonnant à ce que ces images aient valu à leurs concepteurs, une fois de plus, les lauriers cannois : il n’est rien de plus tonique, par nos temps inquiets et désenchantés, que ce tandem qui va même, signe supplémentaire de sa gémellité, jusqu’à faire l’échange, belle illustration de l’égalité des sexes, de ses vélocipèdes.
Pour ce qui est des lettres belges, le cycle y fit sa joueuse entrée dans le roman Une paix royale, ce livre fondateur qui valut à Pierre Mertens des démêlés notoires avec la famille Cobourg-Gotha. Au point que la lecture du livre en fut tronquée. Certes, la figure de Léopold III y occupait une place centrale, mais la bicyclette y est au moins aussi présente. Car quel incident biographique avait conduit l’écrivain — qui aime à rappeler qu’il fut coureur cycliste amateur — à traiter du sujet ? Une chute de vélo, consécutive à une collision avec une voiture occupée par le prince héritier ! Du coup, ce heurt avec le représentant de la monarchie constitutionnelle le conduisit à se pencher sur d’autres personnages titrés, les rois de la montagne, voire un empereur d’Herentals, bref les champions de ce qu’il est plaisant en l’occurrence de dénommer la petite reine. C’est pourquoi l’on ne pouvait ouvrir ce numéro sans y faire figurer, à titre d’épigraphe, un extrait d’un livre aussi étroitement inscrit dans le thème choisi, ce que Pierre nous a autorisé très amicalement à faire.
Et si les sportifs étaient devenus les héros de notre temps ? Les militaires paraissant suspects plus souvent qu’à leur tour, les politiques ayant depuis longtemps chu de leur piédestal, les savants n’étant plus de grands pionniers inspirés mais au mieux des chefs d’équipe, les artistes ne déplaçant les foules qu’à condition de s’être soumis aux goûts du public et non de l’avoir précédé, il reste les virtuoses des stades, des courts et des piscines. Mais avant tout peut-être ceux que Charles Plisnier, comme notre chère Viviane Ayguesparse nous le confiait récemment, appelait « les géants de la route ».
Certes, le sport cycliste n’échappe pas aux leurres et aux trafics qui empestent notre monde de la spéculation omniprésente, et des vainqueurs du Tour ont dû être découronnés parce qu’ils avaient eu recours à des excitants nocifs et trompeurs, conduite que l’on ne reproche pas aux stars du rock, de la politique et même de l’écriture. De quels chefs-d’œuvre aurions-nous dû nous priver sans paradis artificiels ? Les coureurs, même dopés, surtout dopés, ne se brûlent pas moins que les autres. Ils accélèrent leur trépas pour quelques secondes au classement général. Ce ne sont pas des tricheurs, ce sont des martyrs. Et le Tour est comme un grand cirque où les gladiateurs s’affrontent. Et ils le font sur le plus écologique des véhicules, sur le plus démocratique aussi, celui que les Chinois abandonnent en masse et qui envahit de plus en plus nos villes, renversement de conjoncture oblige. Car ce n’est pas que le vélo revienne en force, c’est qu’il est éternel, la plus élémentaire conquête de l’homme, la meilleure idée depuis l’invention de la roue.