Cela faisait trois jours que nous avions quitté ce petit port qui préférait regarder en face les eaux douces qui venaient se perdre dans l’océan salin. J’avais beau chercher, je ne parvenais pas à m’expliquer la raison profonde de ce voyage. La relecture de Conrad ou la énième vision du périple du capitaine Willard en vue de mettre fin au commandement du colonel Kurtz n’étaient que des prétextes littéraires fumeux.

Il y avait aussi ce voyage de jeunesse au Brésil où je m’étais imaginé en Lévi-Strauss. Je n’avais pas réussi à m’éloigner de Sao Paulo ! À septante-sept ans, l’achèvement de mes rêves de jeunesse m’avait toujours paru pathétique. Il devait certainement y avoir autre chose.

À mon arrivée, j’avais été étonné de voir à quel point le pays avait changé. Des centres-villes modernes. Comme si Brasilia était morte en donnant l’exemple aux autres. Des faubourgs regorgeant de pauvreté et d’énergie. La torpeur tropicale que m’avaient laissée mes souvenirs s’était muée en agitation industrieuse, en soif de reconnaissance et de consommation. Le titre mondial n’intéressait plus ce pays seulement sur les gazons des stades. La culpabilité de la richesse que j’avais vu croître chez nous était ici un sentiment inconnu comme pour tous les nouveaux conquérants.

Internet et petits businesses faisaient bon ménage. Je n’eus aucun mal à trouver ce capitaine et son petit rafiot pour remonter le cours de l’Amazone jusqu’à sa source andine. Caprice bobo, expédition scientifique, il s’en foutait du moment qu’il palpait les dollars qui bruissaient à ses oreilles tel le clapotis des eaux brunes chargées d’argile qui baignaient le delta. Elles étaient aussi opaques que mes motivations.

Si le mutisme de mon convoyeur me convenait, je m’interrogeais sur les choix qui le guidaient dans le dédale des bras du fleuve. Je me gardais de l’interpeller à ce sujet. Je le laissais faire, méditant sur les opportunités que j’avais saisies ou manquées au cours de mon existence et qui m’avaient mené en ce lieu de convergences.

Les mangroves succédaient aux mangroves. Les racines sortaient de l’eau et formaient des arches naturelles comme si les arbres qu’elles soutenaient n’osaient pas se mouiller. Nous naviguions sur une route sans berges. Sans repères. Tels des nourrissons dont les parents n’ont pas encore canalisé les gestes, les comportements. Une vie dans le flou. Sans limites.

Il n’y avait aucune distraction à bord. Nous étions seuls. Nous ne communiquions que par de vagues anglicismes. Le temps s’écoulait aussi lentement que lorsqu’enfant j’attendais la parution de mon hebdomadaire pour connaître la suite des histoires que j’avais dévorées. Sept jours. Une éternité. Les grains de sable qui tombent un à un, au ralenti, ne génèrent pas que de l’ennui. Ils stimulent l’impatience. Elle avait aussi fini par s’étioler. J’avais tout fait, tout connu. Qu’attendre encore ?

Le bateau avait enfin atteint la branche principale. Il était difficile de s’en rendre compte. La distance entre les rives variait de six à dix kilomètres. Parfois nous obliquions vers l’une ou l’autre pour nous ravitailler dans un hameau coincé entre la jungle et le reflet doré par le soleil couchant sur lequel nous tanguions paresseusement. Des bidons rouillés avaient esquissé un vague cimetière de tombes anonymes autour de la pompe à essence. Elle égrenait son débit capiteux dans le réservoir, au rythme de l’Amazone vers l’océan, masquant l’odeur de décomposition exhalée par la forêt.

Le silence de la nuit n’était troublé que par le mugissement ponctuel des sirènes des remorqueurs qui poussaient des bacs de minerais ou des cadavres de troncs d’une exploitation forestière. On ne devinait ces masses sombres que par le clignotement de leurs balises rouges au sommet de leur cheminée comme un espoir de réponse qui finissait par s’éloigner et se perdre.

Ces escales duraient parfois plusieurs jours lorsqu’on apprenait qu’une crue provoquée par le début de la saison des pluies s’amorçait en amont. Il fallait se mettre à l’abri d’un courant charriant à toute vitesse débris végétaux, animaux gonflés, les pattes tendues vers le ciel. Le spectacle de cette autoroute de la mort me rappelait douloureusement que, contrairement à l’illusion à laquelle nous aimons croire, notre volonté ne régule que peu de chose. L’impromptu est la loi. L’intention n’est que sa fille soumise qui ne s’exprime que dans les intervalles. L’économie brésilienne se le rappellera le moment venu.

J’étais fasciné. Tout allait si vite. Lorsque nous reprenions notre chemin sur une eau plus apaisée, nous trouvions des singes côtoyant des oiseaux réfugiés dans les hautes branches qui affleuraient à peine à la surface. Puis le bateau semblait transporté progressivement par une écluse invisible, plusieurs étages plus bas. Les rivages dévastés qui se dévoilaient enfin s’étendaient à perte de vue comme une passion éteinte.

Je me revois. J’avais vingt ans. Cette blonde aux seins laiteux m’avait brisé. Je ne pensais qu’à cette désolation inexplicable. J’avais appris depuis que les plaies les plus vives se cicatrisent grâce à la chaux du temps. La forêt aurait bientôt tout recouvert à nouveau. Le capitaine leva le bras, déplia les doigts de la main sauf le pouce. « Four kilometers. Manaus ! » Il le savait car devant nous, le fleuve se zébrait. À droite, les « eaux noires » du Rio Negro, au nord. À gauche, les « eaux blanches » plutôt ocres, qui viennent des montagnes invisibles. Loin. Très loin à l’ouest.

En aval du confluent, quatre kilomètres sont nécessaires pour que les eaux se mélangent enfin, comme si elles voulaient, tenaces, conserver encore un temps leur identité. Mais le nivellement de la température finit par les brasser, à l’image d’un Brésil dont le métissage qui paraît le fonder a nécessité, lui aussi, du temps.

Je me revois. J’avais trente ans. Je courais l’Afrique noire. J’étais leur cliché. Ils étaient les miens. Moi. Blanc. Riche. Puissant. Eux. Noirs. Joyeux. Indolents. Ils avaient raison. J’avais tort. Ils avaient tort. J’avais raison. Puis tout se confond. Se précise.

Manaus. Le ruban des fleuves devient asphalte. La canopée est en béton. Les chants de séduction de la faune ne trouvent plus leur place que dans les gorges des cantatrices de l’opéra du théâtre Amazonas, gros gâteau xixe importé brique par brique d’Europe.

Le capitaine me donna quartier libre pour vingt-quatre heures. Je déambulai dans ces rues où les Indiens viennent s’approvisionner et vendre des petits bouts de nature : manioc, poissons. Ils repartent avec fuel, outils, bric-à-brac électronique. La civilisation semble dévorer la nature. L’ordre, le chaos. Tout cela est temporaire. Manaus sera, un jour, engloutie morte ou vivante par sa voisine verte. Au fond, leurs dynamiques ne sont pas si différentes.

Je me revois. Quand mon vernis de culture a fait craquer celui de cette dame bien apprêtée ou a flatté tel futur obligé, n’est-ce pas pour me laisser guider vers la copulation la plus animale ou l’affirmation de ma position sociale dans mon groupe ? Toute cette dualité est vraiment artificielle. J’ai vu arriver les montres digitales, les ordinateurs, les portables, tous fabriqués ici à Manaus, au cœur de la jungle. Nous sommes une espèce comme les autres, inarrêtée, inarrêtable jusqu’à la rupture démographique. L’homme n’est pas sacré. La nature non plus. Tout naît, vit, bouge, disparaît.

La banlieue industrielle de Manaus n’était plus qu’un mince filet de fumée noire qui se perdait dans le ciel. Les jours passaient. Il nous fallait suivre les méandres parsemés d’îles qui nous ramenaient parfois, le soir, à quelques centaines de mètres de l’endroit où nous nous trouvions au matin.

Le crépuscule clignait de l’œil. Dans le feuillage déjà sombre, deux éclats jaunes sont apparus. Le bruit du moteur dérangea la silhouette à laquelle ils appartenaient. Elle se glissa, féline, le long de la branche où elle reposait. L’espace d’un instant où un dernier rayon de soleil filtrait sur l’orange-jaune de son pelage déjà tacheté de nuit, je vis le jaguar disparaître.

La rareté fait le prix. Ce moment venait s’ajouter à ma collection de bonheurs fugitifs et à jamais présents en moi. Une dernière chose. Avant de se fondre dans la mosaïque verte bruissante, il m’a fixé. Le temps d’un battement de cils. Comme pour me dire : « À bientôt. » Sa petite barbiche blanche sous ses deux canines infinies me renvoyait à ma tignasse désormais d’ivoire.

Trois femmes aux cheveux longs et noirs nous regardaient passer à travers leurs yeux bridés, presque clos. Elles étaient nues, les pieds cachés dans l’eau. Un petit ventre jouait le rôle de pagne. Les poitrines aplaties sentaient la résignation. Les amazones qui avaient tant effrayé les Espagnols me paraissaient aussi imaginaires que la Cité d’or sur laquelle Aguirre entendait régner. La guerre était perdue pour tout le monde.

Je me revois. L’amour succéda à la passion. L’habitude à l’amour. La lassitude à l’habitude. Avant de tenter de recommencer. Ces amazones atones définissaient, mieux que tout, mon appétence sexuelle. Pas une réaction devant ces tétons mornes. Pas plus que l’envie de soulever des jupons même les plus affriolants. Mon seul désir, ma seule tension, était la source de l’Amazone.

Nous arrivâmes à Tabatinga, aux confins du Brésil, de la Colombie et du Pérou. Je soldai le dû du capitaine qui me laissa sur le quai, trop occupé à la manœuvre et trop pressé de rentrer pour me saluer. Je me hâtai vers le poste frontière de la ville jumelle. Felicia. À partir d’ici, l’espagnol guttural reprenait ses droits sur le chuintement portugais. C’était aussi ici que mes planifications s’achevaient. Le sentier vers l’inconnu débutait.

Je pris un vapeur collectif pour Iquitos, plus en amont. Au Pérou. La douane n’est pas une mince affaire. Les bagages sont fouillés. Les interrogatoires vous déshabillent de questions administratives. Comme s’il fallait se justifier de changer de sol. Comme si tout mouvement était suspect. Même les cages à poules de mon voisin de pont furent inspectées. Les volatiles ne déclinèrent pas leur identité mais durent déployer des ailes qui ne servaient pas à franchir les frontières.

La promiscuité m’était vraiment pénible. Le voyage me rongeait peu à peu. Cela dut se voir. Mon marchand de volaille me conduisit à Iquitos chez le « pharmacien ». La boutique croulait sous les étagères ventrues de feuilles séchées, de poudres irisées, d’onguents poisseux. Le vieil homme qui se tenait bien raide derrière le comptoir m’examina, échangea quelques mots avec mon guide, grimpa sur une échelle branlante et en redescendit muni d’un petit sachet de poudre blanche qu’il plaça dans ma main avant de refermer mes doigts sur celui-ci. Je voulus payer. Il hocha la tête négativement et s’en retourna dans son arrière-boutique.

À Iquitos, l’Amazone perdait son nom mais aussi sa navigabilité. J’errais dans les rues dans l’espoir de trouver un vague pêcheur de dollars ou de poissons qui pourrait m’emmener vers les Andes en remontant le plus loin possible le Rio Marañon jusqu’à l’Ucayali. La majesté du fleuve allait être ravalée au rang d’un banal cours d’eau européen.

Dans un bar de la ville basse, un type mal rasé, vêtu d’un t-shirt noir à tête de mort, me fit monter dans son canot à moteur. Nous nous enfoncions dans la nuit. Derrière nous, les lumières d’Iquitos disparurent. Les rives resserrèrent leurs pinces. Nous entrions dans le Pongo de Manseriche. Ces gorges de trente mètres de large et six cents mètres de profondeur étaient la terreur des explorateurs et des indigènes. C’était là que les dieux s’affrontaient dans un combat sourd provoquant des tourbillons autour des rochers acérés. Mon guide semblait insensible aux remous. Je n’étais pas trop rassuré. Mais combien de fois avais-je frôlé la mort sans même le savoir ? En ouvrant mon frigo ou en traversant la rue ! Et pourtant, j’étais là. Dans l’utérus de l’Amazone.

Les dieux se calmèrent. Charon me déposa à l’embouchure de l’Ucayali. Je repris un transport collectif. Bruyant. Monotone dans sa vie à bord. Grandiose dans le paysage traversé. Nous longions la Cordillère. Inaccessible. Hautaine. Toisant la forêt brésilienne de l’autre côté de la frontière. Je croyais, dans un écho, l’entendre m’appeler. Une plainte envoûtante.

Je me rendis compte que la fièvre me rongeait. Je tremblais de froid. Mes dents, seuls prolongements visibles de mon squelette, claquaient. Je n’étais nulle part. Mon seul recours était la poudre blanche. Je rêvai longtemps. Ma blonde était à la tête d’une troupe de cavalières aux seins fiers et agités. Elles passèrent à côté de moi sans me voir. Elles traversèrent le Rio en riant. De l’autre côté, elles mirent pied à terre. Le jaguar sur sa branche se contenta de les fixer. Lorsque je regardai à nouveau vers elles, il n’y avait plus que de vieilles Indiennes édentées et souriantes, à la poitrine repliée sur le cœur.

Cette drogue m’avait fait un bien fou. À hauteur de l’Apurimac, je grimpai dans une pirogue. Puis, il fallut mettre pied à terre. Ce n’était plus qu’un torrent entre des versants abrupts. La zone était entièrement contrôlée par les trafiquants. Les champs de coca s’étageaient en jardins suspendus. L’argent n’intéressa pas les villageois mais ma poudre blanche convainquit un grand gamin tanné de m’emmener vers le Nevada Mismi, montagne qui couvre pudiquement les premières larmes du fleuve.

Pour la première fois de mon périple, l’air était frais. Pur. L’altitude cognait à l’intérieur de mon crâne. La végétation avait presque disparu. Je ne tenais que par la grâce de mon sucre fin. Le gosse tendit son index en direction d’une paroi rocheuse puis le croisa avec l’autre. Il prit congé sans un mot. Je le regardai s’éloigner puis scrutai les plaques de neige incapables de se rejoindre entre les blocs de pierre.

En fin d’après-midi, j’atteignis une croix blanche. Sans inscription. Je savais que c’était là. Je l’avais lu. Je m’adossai à elle. La tête vide. Seul.

Alors que le soleil se couchait, la fièvre me reprit. Plutôt que de la respirer, j’avalai ce qui restait du sachet. Cette fois, je ne rêvais pas. J’étais dans les ténèbres. Quand, soudain… Deux éclats jaunes… Le jaguar ! Le jaguar…

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