Bruxelles, Brésil

Alain Dartevelle,

On s’envole et on s’invente

Des millions de gens qui chantent

Dans nos têtes

Oh quelle fête

On se lance dans la danse

Qui balance entre la vie et l’amour

Claude François, Je vais à Rio

J’étais en retard, mais pas de plus d’un bon quart d’heure : ce que justifiaient amplement les embouteillages d’Ixelles à midi et la difficulté de se garer au long de la satanée chaussée d’Austerlitz… Et j’avais miraculeusement fini par dégoter l’emplacement rêvé : juste en face de chez Max ! Lui qui, m’attendant à deux pas de là, devait avoir laissé seuls au gîte ses chats Clifton et Maldoror.

Un moment, j’ai détaillé le domicile du maître et de sa petite famille, Marie-Chantal en tête. Une maison bruxelloise à deux étages et un entresol, de surcroît le siège historique des méconnues Telstar Productions. Une demeure dont Max, en dessinateur ludique et conséquent, avait agrémenté la façade de boiseries aux volumes chantournés et aux couleurs primaires dans le plus pur style atome. De quoi la démarquer, façon châtaigne en pleine poire, de la grisaille et de la banalité des bâtisses alentour…

Allons, j’étais en pays de connaissance, et bien près déjà de me raconter des histoires, malgré l’insistance que le réel mettait à se rappeler à moi. C’est que le vacarme était à son comble quand je me suis extrait de l’Audi : avec pour point d’orgue, sirène tonitruante, une ambulance jaune citron tentant de se frayer d’autorité un chemin dans la cohue.

Arrêt sur image, j’ai alors eu la nette impression de vivre une scène familière et récurrente. À croire que cette même ambulance est là, chaque fois que je viens ici ! Qu’elle passerait devant moi à chacun des rendez-vous que Max et moi nous donnons alternativement, soit au Bamboo Club, soit en ce Don Javier qui est le choix du jour…

Ensuite le monde s’est remis à tourner, et je marchais, je louvoyais entre les carrosseries, je traversais tant bien que mal la chaussée puis m’échappais de la mêlée pour m’introduire d’un pas vif dans le couloir, peint en jaune ambulance, de ce restaurant où de nouveau, tout basculait.

Puisque, comme le clame si bien la publicité du lieu : « Entrez au Don Javier, et vous êtes au Brésil ! »

*

De l’entrée de la salle à manger, je contemplais une portion de l’incommensurable Brésil, avec son bar oblong tapissé de rotin, ses hélices d’un autre âge brassant poussivement l’air, sa vingtaine de tables aux nappes multicolores et sa batterie d’écrans plats et géants, disposés çà et là comme autant de fenêtres virtuelles où passaient, en boucle et en silence, merveilles exponentielles, des vues plongeantes sur les plages de Rio de Janeiro et sur l’agitation des rues de Sao Paulo, les champs du Mato Grosso de Sul, les affluents boueux du fleuve Amazone zigzaguant dans la jungle, les hordes de milliers de bêtes à cornes suant sous le soleil…

Un clip touristique sans le son, dévidant ses clichés par-dessus un espace curieusement désert à cette heure. Désert ou à peu près puisque Max est bien là ! À notre table attitrée et sous une affiche où une négresse en fichu fume goulûment un cigare de la marque Alonso Menendez, je le surprends à gribouiller dieu sait quoi au verso d’un sous-bock.

*

À chacune de nos rencontres, pas question d’omettre ce rituel qui semble faire un lointain clin d’œil aux congratulations du capitaine Haddock et de son ami le capitaine Chester, à un détour de page de l’Étoile mystérieuse.

Moi, l’air faussement soucieux :

— Max ! Serein ? !

Et lui, épanoui :

— Serein ! ? Un max !

Après quoi je m’installe face à lui. Tout en croisant le regard de ses yeux clairs et en lui renvoyant son sourire en coin, je me dis que cet éternel jeune homme, de son état créateur de bande dessinée doublé d’un enseignant de la même discipline au célèbre Institut Saint-Glück de Bruxelles, n’a pas volé son nom de Serein, affichant comme il le fait en toutes circonstances un calme olympien, doublé de cette inoxydable affabilité qu’on dirait tout droit sortie des histoires en images de la fin des années cinquante !

Rien d’étonnant, dès lors, si quand je vais chez lui et que passé sa collection de mannequins, de viscères baignant dans le formol, d’écorchés et de bestioles naturalisées, c’est dans un salon qui pourrait être celui de Modeste et Pompon — sièges de jonc, table de formica rouge vif, lampadaire tubulaire — que nous remettons le monde en perspective sur le mode ludique…

*

Maxime m’entretient du présent en feignant d’examiner un menu qu’en vieil habitué, il connaît à peu près par cœur. Son présent et son futur très proche, soit ses sempiternels jurys de fin d’année et puis une expo en préparation, dédiée au regretté Bara, où je suppute qu’il se mettra en scène sous les traits de Max l’Explorateur, soit un de ses homonymes…

De sorte qu’en tartinant largement un quignon de pain de fromage à l’ail, blanc comme le corps de ma chérie et faisant office de zakouski pour les convives du Don Javier, j’en suis à me demander quand ce ne seront plus les personnages de ses BD qui ressembleront à Max, mais lui, avec cette ingénuité qui n’appartient qu’à lui, qui paraîtra s’être échappé d’un de ses propres albums.

*

J’ai fait mon choix parmi une série de lunchs typiques et je suis sur le point d’entretenir Max de l’histoire en chantier quand par-dessus sa tête, les images qui défilent sur un des écrans sont soudain celles du défilé du grand carnaval de Rio, avec sa kyrielle de bandas et de blocos, de fanfares populaires ouvrant la voie à une théorie de chars chargés d’énergumènes bariolés et de filles à peu près nues sous leur tiare emplumée, qui progressent en gesticulant au long du sambodrome : gouttes de couleurs, rires gourmands, fureur des corps qui me donnent le vertige, ressuscitant à l’instant même l’image de ma Vénus…

Quand c’est une madone exotique qui vient de m’adresser la parole, et du même coup, me clouer le bec : une des époustouflantes négresses qui officient au Don Javier, celle-ci nous servant déjà deux cocktails maison, des caïpirinhas — cachaça, sucre de canne et citron vert — bien faits pour réduire les distances entre ici et là-bas. Là-bas où les néons font miroiter les corps dans la nuit moite, ici où j’étouffe à midi sans plus savoir ce que j’ai fait, ce que je vais faire…

Devinant mon trouble, Maxime passe commande à ma place.

*

Au fait, qu’est-ce qui m’avait pris de nous croire, Max et moi, seuls en ce monde ? Alors que je m’extrayais de certains fantasmes de chair et de sang, c’est tout un brouhaha qui m’investit, comme si le décor tanguant où je m’agrippe à la table était celui d’un avion en chute libre, qui me ferait tinter les oreilles en crevant les nuages… Et si je risque un regard circulaire, c’est pour constater que le Don Javier fait salle comble, toutes les places étant prises, d’assaut ou peu s’en faut, par une faune variée d’employés besogneux, d’étudiants intellos et de bobos dont les conversations croisées composent un bruit de fond propre à me tournebouler les sens.

Avec, pour m’achever, le regard malicieux de la beauté de service lorsqu’elle dépose un carpaccio de bœuf Argentina devant Maxime, et devant moi des raviolis de légumes Pernambuco : de ces spécialités que mon alter ego arrose à la bière, de la Palma Louca, tandis que je biberonne du Vila Francioni, soit un rosé sec, ultrafrais et aux effets remarquablement pervers.

Puisqu’en sifflant ce vin s’impose l’idée que je boirais du sang : mon propre sang et le tien, chérie, nos sangs mêlés et coupés d’eau.

*

Il y a eu, émergeant du brouillard, le bref passage de Tomas auprès de notre table, question de voir si tout allait bien. Tomas, vieille connaissance de son voisin Maxime Serein. Tomas Cardoso, patron de cet établissement qui — les grands lecteurs l’auront deviné d’emblée — doit son nom à Don Javier et ses trois maîtresses, le plus connu des romans de Georges Amado… Et sans doute est-ce par antiphrase que Tomas a choisi cette référence, lui qui se fait un point d’honneur d’épouser l’une après l’autre ses maîtresses préférées, la liste en approchant doucement la dizaine : ce qui risque de bientôt faire de lui le Brésilien le plus divorcé de Bruxelles !

Or, de quoi en suis-je à sourire, moi dont l’unique divorce avec la chair de ma chair est, je le redoute, irrémédiable ?

*

Les entrées expédiées, Maxime a étalé sur la table plusieurs de ses croquis de notre fiction commune, de ce projet éternellement en cours où il donne corps et âme aux personnages sortis de mon cerveau fébrile. Dont des êtres mi-humains et mi-plantes que je nomme les zoungours et que nous asservissons aux préceptes de cette Grande Béance qui serait la religion de leurs envahisseurs. Au point que notre futur livre, avec son dispositif d’images cruelles et de textes ultraviolents sous leurs allures doucereuses, pourrait fort bien passer pour quelque catéchisme du Mal absolu !

Et en ce moment de parfaite symbiose esthétique, j’en suis à parcourir les images incarnant à loisir le lent étiolement d’une femme-fleur, qu’un grand diable de prédicateur garde entravée à son poteau de tortures amoureuses, quand c’est une autre agonisante qui m’implore du regard avant le coup fatal : cette fille au visage en sueur à laquelle je répugne à donner un prénom, ses traits que la terreur déforme et qu’aussitôt remplacent, sur l’écran qui me fait face, les corps se déhanchant de sombres et luisantes pépées, vraies blondes en corolles de plumes, métisses aux seins haut dressés et callipyges africaines réinventant la samba en une sarabande d’images dont je suis le jouet, pendant que de l’autre côté de la table, en sa suprême placidité de bel indifférent, Max parsème de décors végétaux un coin de la nappe et les serviettes en papier, et les feuilles de son bloc à dessin, tout ce qu’il trouve à noircir, de sorte que de cette table débordent des monceaux de croquis qui volettent et prolifèrent, emplissant d’une jungle de papier et même d’une Amazonie d’encre l’espace où tout est bon pour refouler en moi la version expirante de ma femme-fleur à moi, ma fille des rues perso, zonarde ou oserais-je, amazonarde nue, elle dont les dents de lait se font carnassières à ma vue, tigresse tropicale qui me saute au visage et me dépècerait bien vivant, et que je repousse d’un geste comme on conjure un sort…

Or me revient en mémoire, succession d’images fixes, cette légende des Indiens guarani où il se fait qu’une fille-mère séduit puis épouse le vieux chef d’un village et le fait mourir d’extase, avant de le voir revenir à l’état de fantôme dans sa vie de jeune veuve, pour la changer en lierre : cette plante dont le vert profond confère aux arbres vieillissants l’illusion de la jeunesse, tout en les étouffant irrémédiablement.

Vérité saisissante dont je m’emploie à nier l’évidence en invoquant une chanson futile, à l’instant où l’on dépose un strogonoff Gaucho devant Maxime, et devant moi un tilapia façon Amor Infini : une chanson dont l’interprète n’est autre que Dario Moreno, lui qui serine à ma seule attention une recommandation miraculeuse à l’en croire, et qui a eu son heure de gloire :

Si tu vas à Rio

N’oublie pas de monter là-haut

Dans un petit village

Caché sous les fleurs sauvages

Sur le versant d’un coteau…

Des paroles, une ambiance d’un kitsch achevé qui a tout pour me plaire, moi qui en suis à me demander ce que je fais ici, et qui, subitement, comprends. Pourquoi ce rendez-vous ? Pour que j’y meure, sans doute ! Pour clamser en douceur et en toute amitié à défaut de passion… C’est ça ! Mourir sans plus de passion, tandis que me revient ce rêve familier, fait des années durant, où je passais l’arme à gauche dans un pays qui, j’en avais l’intime conviction, se situait au cœur de l’Amérique latine. Au point de repousser farouchement, de rejeter loin de moi l’idée d’y voyager…

C’est à Madureira

Tu verras les Cariocas

Sortir des maisonnettes

Pour s’en aller à la fête

À la fête des sambas.

Décéder là-bas, où je refusais de me rendre ? Ou bien ici, dans un Brésil de pacotille qui serait venu à moi jusqu’au cœur de Bruxelles ? Du Brésil à Bruxelles et de Bruxelles au Brésil, quelle que soit la formule, tout me ramène ici : dans cette chambre mortuaire parée pour la fête où passent les plus belles filles du monde et au centre de laquelle, je ne m’étonne plus de rien, se présente à moi la porte coulissante d’un téléphérique où, n’en déplaise à Max qui fera bien sans moi, je me glisse vite fait pour me tirer bien fait, appel du plein air et appel du soleil qui me font bientôt survoler un panorama de première où se côtoient le centre-ville, le Pain de Sucre, le lac Rodrigo de Freitas, l’infinie marqueterie des favelas aux couleurs vives, et plusieurs plages splendides, dont celle d’Ipanema, tandis qu’au gré du doux roulis de ma nacelle de fer-blanc, c’est au sommet du Corcovado que me conduit l’ascension : là où se dresse l’immense et majestueuse statue du Christ Rédempteur, laquelle m’ouvre les bras comme pour m’y étouffer d’amour, et où je veux mourir comme je mourais en toi quand tu m’ouvrais tes bras, toi dont je substitue la tête à celle de l’homme-dieu pour mieux te transfigurer : te faire ressusciter dans toute ta gloire, en ce moment fatidique où renvoyant dans les limbes la ritournelle de Dario Moreno, tout comme le vague souvenir d’une bossa-nova signée Carlos Jobim, c’est le tempo du très actuel Hypnotize U, hit imparable du groupe N.E.R.D., qui me fait frôler l’orgasme avec ces paroles que je traduis d’instinct et qui ont le don d’inverser les rôles du bourreau et de sa victime :

Ferme juste les yeux, laisse-moi t’hypnotiser

Je peux transmuer ta tempête en ciel bleu

Fille qui sait que si tu te perds, je te trouverai…

*

En cette phase chaotique où, ayant déserté le Don Javier sans prendre de dessert, j’ai traversé les cercles concentriques de mon enfer personnel sur cet air hypnotique, j’ai je le crains brièvement revu Maxime en son domicile, penché sur sa table à dessin, devant une étagère où je n’étais pas surpris de constater qu’au fond d’un jéroboam, c’était ma tête hirsute, pièce de collection, qui marinait dans le formol ! Fantaisie littéraire, coquetterie graphique qui ne m’empêche nullement de visionner en boucle ce clip où une dizaine de filles inoubliablement sensuelles et comme rescapées du grandiose carnaval extérieur, se retrouvent ici, à bout de forces et de désir, dans cet appartement où elles se voient livrées à la sidération de leur hypnotiseur en chef, ce chanteur dont la voix ondulante les terrasse définitivement, soulevant leurs poitrines de spasmes irrépressibles :

Si je ne suis pas près de toi, je suis en toi

Je suis ton docteur, tu es la thérapie

Ton argent ne compte pas, t’occuper de moi suffit…

Et c’est durant cette lente et obsédante incantation que, le plus intensément du monde, je me suis senti comme au Brésil : dans mon Brésil, veux-je dire, dans ce Brésil mental, ce Brésil de Bruxelles où les genres se mélangent en jouant du il et en jouant du elle. Et pour le reste…

Du reste, serais-je encore à bord du téléphérique ? Ou bien, catastrophe pour un homme seul, serait-ce que ce funiculaire où je m’étais quitté — ce téléféerique, comme j’aime à le nommer —, aurait tout à coup dévissé, m’expédiant dans le décor et m’y laissant pour mort ? Ce que je suis bien près de croire, d’autant que le ciel, les voûtes de mon nouvel univers ont viré au jaune vif, comme pourrait l’être l’habitacle du véhicule grondant où je me découvre allongé, sur le flanc tout à fait, saignant et souffrant, avec pour plafonnier les pales d’une hélice qui brassent mollement l’air glauque que j’inhale, que j’ingère puis rejette ainsi que les bulles d’une BD où des onomatopées mimeraient les piaulements d’une sirène d’ambulance et mes plaintes étranglées sur fond de samba graveleuse. Tandis que j’en suis à me disputer sur le point de savoir quelle identité me conviendrait le mieux. Celle d’un écrivain qui boit plus que de raison ? D’un bluffeur intégral ? D’un suicidaire chronique, assorti d’un chauffard ayant choisi la chaussée d’Austerlitz pour cadre historique de sa disparition ?

Tout cela à la fois, probablement. Sans oublier, plus prosaïquement, ma déclinaison en sexagénaire que l’amour du sexe requiert au point de lui faire perdre le contrôle de lui-même, comme de ses sentiments. Au point de rendre l’âme, en suis-je à décider alors que les stridences de la sirène, autre rêve récurrent devenu réalité, s’éteignent graduellement. Avant, comme tout le reste, de se fondre dans la nuit : ultime séquence, je crois, d’un de mes petits numéros d’artiste, façon saut périlleux, avec pour bande-son la voix de Pharrell Williams, au plus fort de son Hypnotize U confinant à l’extase, qui m’accompagne ou bien m’entraîne au fond de ce gouffre personnel, ce Copacabana intime où m’attendent ton cadavre et le mien, me faisant toucher le fond en même temps que je te rejoins :

Touch a girl, touch a girl, touch a girl (ahhh)

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Touch a girl

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