Othello, Lear, Macbeth : quatre siècles en scène

Jacques De Decker,

En cet automne 1604, l’auteur nommé Shakespeare est la coqueluche de Londres. Il n’a pas quarante ans, mais il a déjà quelques exploits à son actif. Ses pièces ont fait des tabacs, dans tous les genres. Ses comédies ont diverti, ses pièces historiques ont rafraîchi les mémoires, et puis surtout deux tragédies ont fait courir les foules vers le théâtre en forme de tour de bois dont il est le principal pourvoyeur en textes, sur la rive sud de la Tamise. L’une, « Roméo et Juliette », a touché jeunes et vieux, il n’y a pas plus captivant qu’une belle histoire d’amour et de mort, et les spectateurs ont été émus aux larmes par cette histoire de deux tendrons qui s’adorent alors que leurs clans se honnissent. Il suffit alors d’en rajouter dans le registre des hasards contraires, et le public se pâme. Shakespeare n’a pas toujours une vision aussi fervente de l’amour, mais avec ces jouvenceaux de Vérone, il en a remis dans le registre de la passion absolue, et c’était visiblement ce que le public attendait.

Avec « Hamlet », il les a secoués d’une autre façon. Il y a de l’amour aussi dans cette histoire, mais il est plus trivial. Claudius et Gertrude sont allés jusqu’au crime pour assouvir leur attirance physique, et cela crève les yeux d’Hamlet, éperdu d’attachement œdipien pour sa mère : il en déduit que les femmes sont frivoles, toutes, y compris sa petite fiancée Ophélie, qu’il traite de traînée, et qui finira par se noyer de désespoir. Dans cette tragédie-là, il s’est investi pleinement, jusqu’à accepter, lui qui n’aime pas trop apparaître sur scène, de jouer le spectre du père vengeur. Il est vrai qu’il était dissimulé sous une armure, ce qui permettait, de plus, de rendre sa voix méconnaissable…

Ces succès l’ont confirmé dans l’idée que deux filons valaient la peine d’être explorés. Les chroniques italiennes, d’une part, si riches en intrigues romanesques, propices en développements dramatiques de toutes natures. Et, de l’autre, les sombres annales nordiques, dont les histoires se perdent dans la nuit des temps septentrionaux. Pour Shakespeare, le grand Nord commence déjà dans les Low Lands écossais, au bord de la rivière Tay, par exemple, le long de laquelle la forêt de Birnam escalade les collines. Dans ce paysage inquiétant, il va situer la sombre histoire des époux Macbeth, autre couple fusionnel que le meurtre lie autant que la passion. Mais avant cela, en cette fin de l’été 1604, il s’est plongé dans l’écriture d' »Othello », parce qu’il tenait là un formidable argument de grand spectacle. Il y a de quoi faire rêve, en effet : Venise, la guerre navale contre les Turcs, et au centre de ce grand déploiement de vaisseaux, de canons et d’oriflammes, une tragique histoire de malentendu amoureux.

Souvent, partant d’un matériau existant, et ici c’est la dérive meurtrière d’un grand général qui, arrivé au comble des honneurs, assassine celle qu’il aime, Shakespeare se donne la liberté de raffiner le scénario. Il est amené ainsi à profiler un personnage de manipulateur diabolique en la figure de Iago. Comme l’écrit Daniel Sibony, « la tragédie d’Othello est d’avoir trouvé son vrai double ; son ombre ou son symptôme ne peut être qu’un Iago : un soulèvement de haine, une éruption de rouerie. Cela existe, d’avoir pour symptôme… un autre, un être réel qui concentre en lui tout ce que vous refoulez. » Iago est le pivot de la tragédie, en fonction de ce génie que Shakespeare a développé mieux que personne, ce lui de tresser dans la même pièce une pluralité de destins agissant les uns sur les autres…

Le plus surprenant est qu’il ne s’en soit pas tenu là. À peine « Othello » avait-il foulé les planches qu’il proposait, début 1605, une autre tragédie, peut-être la plus amère de toutes, « Le roi Lear », celle dont Jan Kott verrait combien elle ouvrait une voie où Beckett, trois siècles et demi plus tard, saurait s’engouffrer. « Lear » parle d’une déréliction qui n’a pas d’âge, Sibony, une fois encore, la définit bien : « c’est la tragédie grotesque du dessaisissement poussé à bout ; tragédie de l’ingratitude universelle ». Il a trouvé la forme, le langage, la métaphore scénique de ça. Après les ors et les beaux uniformes d’Othello », voici tout autre chose. Après la chute par désir de l’appropriation totale de l’autre, voici celle que provoque la dépropriété.

Là encore, on aurait pu croire qu’un tel accomplissement l’épuiserait, ne fût-ce qu’un temps. C’était mal le connaître : le même semestre, il donne sa pièce la plus noire, celle qui reste la plus jouée, qui a été d’innombrables fois adaptée, y compris à l’écran. Welles s’y est attaqué, Kurosawa, Polanski aussi. Comme si les deux premières avaient servi de rampe de lancement à celle-ci, plus outrancière, plus borderline. Il n’y a pas moyen de choisir entre ces trois œuvres. Elles sont poussées à un tel degré d’incandescence qu’elles se disputent au sommet d’un massif dramaturgique sans équivalent dans la culture occidentale. Le plus extraordinaire, c’est qu’elles aient jailli ainsi, dans la foulée l’une de l’autre, il y a quatre siècles, en quelques mois, dans le cerveau du même homme.

Cette créativité suractivée, unique dans les annales, où en moins d’un an un même auteur donne trois œuvres que l’on retient naturellement parmi les dix pièces qui s’imposent bien évidemment au sommet du répertoire mondial, il fallait la saluer. Rien ne pouvait mieux l’illustrer que la démonstration qu’elles pouvaient encore susciter des prolongements aujourd’hui. Othello, Lear, Macbeth ne sont d’aucune façon devenus des pièces de musée. Ils sont plus que jamais des provocateurs, ils mettent en branle la fantaisie et l’humeur créatrice. Les textes réunis ici trouvent dans la référence à leur ombre portée une formidable énergie. Shakespeare demeure un entraîneur de première force, comme s’il était parmi nous, fort de son charisme et de sa charge émotionnelle. Du coup, chacun se sens dopé par son magistère, e-on le constate à la lecture de cet ensemble de variations autour de trois mythes qui nous habitent visiblement plus que jamais. Paul Valéry avait raison de dire un jour que « Lhomme de génie est celui qui m’en donne. »

Partager