Pas vu, pas pris

Kenan Görgün,

1

C’est beau, un cimetière, la nuit.

Les sépultures ont une grandeur d’éternité. Aucun pied ne foule les allées. Est-ce le clair de lune, est-ce l’obscurité, la température, ou une combinaison des trois ?

Toujours est-il qu’en ces lieux, la brume est chez elle, cette nuit encore.

Grise et ouateuse, elle lévite à ras du sol, enrobe les résidents à la manière d’un linceul collectif, s’enroule autour des branches, s’amasse autour des pierres. Dont celle-ci, marbre anthracite dépourvu de fioritures, veillant au repos d’un certain William Shakespeare, 1969 – 2014.

Pendant un moment, le brouillard stagne au-dessus de la tombe. Puis il s’emballe, se partage en son milieu, comme s’il reculait face à un coup de vent, ou comme si un corps venait de le traverser de part en part – ce qui est bien entendu impossible, puisque, répétons-le, nul vivant ne rompt cette nuit le sommeil des morts. Reste que la brume s’est bel et bien divisée devant la tombe de William Shakespeare.

2

Une maison à deux étages, avec perron et poutres apparentes, toit en chapeau de briques rouges, balcon à barreaux et jardin fleuri tout autour. Une maison qui plaît d’emblée, qui attire, donne envie de s’en approcher sans faire de bruit, en flottant au-dessus du sol. Comme une brume. De grimper les escaliers du perron, ou plutôt de glisser sur ses marches de bois avec la légèreté d’une ombre. Puis de coller son regard aux fenêtres du rez-de-chaussée pour scruter les pièces au-dedans.

Toutes meublées avec goût. Toutes plongées dans le noir.

Les propriétaires sont absents – une invitation à pousser la visite plus avant.

Aussi la brume, l’ombre – la Présence, quoi qu’elle puisse être, pénètre dans le vestibule, flotte vers le salon, s’approche et s’éloigne des meubles, de la cheminée, tourne autour du poste de télévision, autour de la table basse posée entre le poste et le divan à trois places, puis avise à nouveau la télévision – et celle-ci s’allume.

Des voix, une musique et une image occupent l’écran et diffusent une zone de lueurs papillotantes dans l’obscurité du salon. Un clip des Chemical Brothers avec un couple de squelettes forniquant dans une cabine de toilettes. Puis la chaîne change. Women in Prison de John McNaughton, un documentaire sur la vie pénitentiaire des femmes. Sur une autre chaîne encore, rediffusion d’un film policier en noir et blanc où un flic obèse en pardessus, arme au poing, approche lentement d’une voiture garée dans une rue déserte. Au volant, on devine une forme avachie. Lorsqu’il arrive à sa hauteur, l’expression ahurie de l’inspecteur se reflète dans les vitres. Cette forme au volant n’est autre que lui. La chaîne change à nouveau, et une neige statique envahit l’écran de ses millions de parasites gesticulants.

La télécommande est déposée par la Présence sur la table basse, et un instant plus tard, au canapé, le coussin du milieu se creuse sous le poids du vide – qui se laisse absorber par la contemplation hypnotique des parasites s’animant sur l’écran, tels des millions d’électrons autour d’un noyau qui n’existe plus.

3

Dehors, dans la nuit calme, ronronnement d’une voiture. Lueurs de phares qui s’immobilisent. Moteur qui s’éteint, portières qui claquent, éclats de voix : Jennifer McBeth et Frank Othello rentrent à la maison. A leur attitude enjouée, il semblerait que la soirée fut bien arrosée, et loin d’être finie. Othello ne sait pas surveiller ses mains, celles-ci se baladent sur les courbes de McBeth – dont les courbes appellent ce sentiment. Ce n’est pas qu’elle soit belle à damner les saints – les saints ne l’ont pas attendue pour s’exécuter – mais McBeth dégage un sex-appeal incomparable. Dans le vestibule, les amants n’attendent même pas d’ôter leurs manteaux pour se faire honneur. Jusqu’à ce que McBeth interrompe le flirt.

McBETH : J’entends du bruit.

OTHELLO : Quoi ?

McBETH : Je ne sais pas…

Elle s’éloigne. Othello, agacé, finit de se débarrasser en promenant autour de lui les yeux de celui qui pénètre un lieu pour la première fois. Il pend sa veste à un des crochets muraux et quitte le vestibule.

McBeth est déjà dans le salon, debout face à la télévision et aux parasites. Elle n’a pas allumée le lustre ; dans l’obscurité, son visage pâle est traversé par des ombres mouvantes. Elle se tourne vers Othello.

McBETH : La télévision était allumée.

Il la rejoint face à l’écran. Derrière eux, le divan est toujours creusé en son milieu, mais le peu de lumière ambiante rend le phénomène assez discret pour qu’ils n’y prêtent aucune attention, à plus forte raison qu’ils sont distraits par autre chose.

OTHELLO : C’est une chaîne de veille. Tu as dû oublier la télé en sortant…

McBeth l’interrompt sévèrement.

McBETH : Je n’oublie jamais d’éteindre en sortant. Ni le gaz, ni les lumières, encore moins la télé.

Othello se veut délicat.

Pour une raison inconnue, il n’est pas tout à fait à l’aise dans cette maison.

OTHELLO: Tu as peut-être oublié, chérie.

Cette fois, McBeth le fusille du regard.

McBETH : Je suis formelle.

OTHELLO : Tu penses que quelqu’un a pu venir ici ?

McBeth approche de l’homme, caresse d’un doigt la ligne de son menton.

McBETH : Nous allons vérifier…

Elle appose un baiser sur ses lèvres puis se détourne de lui.

OTHELLO (murmure) : Comme tu voudras, ma belle.

Ils ont à peine bougé que le centre du divan se regonfle en chuintant. McBeth fait demi-tour, imitée aussitôt par Othello. Leur expression est coït. La réaction de ceux qui ne savent précisément pas comment réagir. Secouant la tête, McBeth s’éloigne d’un pas vif, pressée de connaître les tenants et aboutissants des faits inexpliqués qui accueillent son retour chez elle. Othello ne bouge pas tout de suite.

McBETH : Tu viens ?

Othello consulte sa montre, puis jette un dernier coup d’œil au canapé.

Mécontent, il quitte le salon.

Dans l’émoi, aucun des deux n’a pris la peine d’éteindre la télévision ; et dans le carré lumineux, les parasites s’affolent toujours sur la toile électrique du néant.

4

McBeth est assise sur le rebord d’une baignoire aussi sèche et nette qu’un désert blanc. Pas la moindre goutte ne fuit du robinet au large goulot. Othello apparaît sur le seuil de la porte, les manches de sa chemise retroussées sur des avant-bras velus.

OTHELLO : Je n’ai rien trouvé d’anormal, chérie.

McBeth promène un regard circulaire sur la pièce carrelée, esquisse un sourire, l’air de penser qu’elle a été stupide de s’en faire, puis se lève en serpentant tandis que sa main caresse les cuisses de l’homme, couvre son sexe. L’homme souffle en arrondissant ses lèvres, parcouru de frissons aux zones les plus sensibles.

McBETH : Tu avais raison. C’est ma mémoire.

Elle lève sa cuisse contre la hanche d’Othello, qui en caresse le galbe et remonte sous la jupe étroite. McBeth ferme les yeux et savoure.

McBETH : Ta présence agit sur tous mes sens.

Encouragé, Othello empoigne à pleines mains les fesses de son amante et dévore la peau de son cou.

OTHELLO : La tienne me rend dingue…

Le couple paraît un moment devoir conclure sur place.

Pendant ce temps, le visiteur impromptu, la Présence, observe la scène en retrait – mais pas cachée, non, pas le moins du monde ; la Présence aurait même tendance à s’approcher de la salle de bain où s’illustrent les deux amants, ne s’arrêtant que lorsque Othello passe un bras sous les jambes de McBeth et la soulève – il est un soupirant hardi ; elle, une conquête heureuse.

OTHELLO : J’te propose de garder ce décor pour la fin, ma belle…

McBETH : Oh, dans ce cas, n’y compte pas avant l’aube…

OTHELLO : Je vois que nous sommes sur la même longueur d’ondes…

McBETH : Tu n’as encore rien vu, mon chou ! Cette nuit, tu vas comprendre qu’il y a femmes et femmes, je te le promets !

Enivrés par ces réparties grivoises, les amants quittent la salle de bain et passent à moins d’un mètre de la Présence, sans jamais la remarquer.

Avant qu’ils ne s’engagent dans les escaliers, toutefois, McBeth met pieds à terre.

McBETH : Chauffe la place, je vais nous chercher du champagne.

OTHELLO : Excellente idée ! Rejoins-moi vite.

Ils se séparent. Othello monte. McBeth fait un crochet par la télé pour l’éteindre ; les crachotements parasites s’évanouissent.

Devant la salle de bain, le vide n’est pas tout à fait vide.

Déjà, sa respiration est trop forte pour être inoffensive.

5

McBeth referme l’armoire au-dessus de la gazinière. Deux verres à long pied dans une main, elle ouvre le réfrigérateur et en sort une bouteille de champagne givrée. Soupirant, les paupières closes, elle balade la surface froide de la bouteille contre sa peau moite, sur son cou, plus bas dans le décolleté de ses seins.

Puis elle ouvre les yeux et arrête de jouer avec la bouteille. Pendant une seconde, c’est comme si un souvenir désagréable était venu rompre son plaisir. Ou bien a-t-elle été traversée par la sensation confuse d’une présence. Elle vérifie prudemment par-dessus son épaule et ne voit évidemment personne.

6

Dans la chambre, devant le lit à baldaquin tendus de voiles bordeaux et dorés, Othello se déhanche. Dos à la porte, genoux fléchis, il fait jouer son bassin d’avant en arrière, accomplit des mouvements de cerceau, se dégourdit en produisant une rythmique approximative à la bouche. Presque sans transition, il sursaute, libère un cri de frayeur et virevolte, sur la défensive.

McBeth est là, qui le dévisage avec amusement.

Othello a besoin d’un instant pour s’en remettre et parvenir à sourire. Il y a en lui un manque de confiance, qui n’échappe pas à McBeth et la rend vulnérable.

McBETH : Tu me crois encore coupable, c’est ça…

Frank Othello prend la bouteille de champagne des mains de Jennifer McBeth et en fait sauter le bouchon avec une longue habitude des bouchons ; tandis que la mousse déborde, il penche la bouteille au-dessus de son amante et celle-ci se laisse recouvrir les lèvres et le menton de mousse de champagne.

OTHELLO : Ptêt bien que ça m’excite…

McBeth suit de son ongle carmin la ligne des pectoraux de son amant, puis pince un de ses tétons. Othello couine, guilleret ; elle sourit, feinteuse.

Au milieu d’une mer de draps, Othello, la tête rejetée, le front perlant, les yeux bridés par l’effort, s’agite dans l’étau des jambes de McBeth, qui fait aller et venir ses mollets sur les fesses à nu de l’homme, galvanisée par cette houle. Lorsque la Présence se penche sur elle et la dévisage, ce qu’elle voit, ce plaisir si décomplexé, cette impudeur, ces jambes qui ceignent la taille d’Othello, et ces ongles qui griffent le dos d’Othello puis descendent sur ses fesses pour qu’il augmente la cadence, tout cela, c’en est trop ! La Présence se détourne de l’honteux spectacle de cette femme qui se livre sans retenue, s’élance dans le couloir et dévale les escaliers, poursuivie par les gémissements orgiaques du couple…

Meurtrie, la Présence revient dans le salon et y avise un dressoir de chêne.

Fendant l’espace en direction du meuble, elle fauche une plante haute qui bascule sur le parquet – mais à l’étage, l’accouplement qui se poursuit couvre le fracas du pot de céramique brisé. Du dressoir de chêne, le premier tiroir s’ouvre.

Un écrin à stylo est repoussé dans un coin, un agenda de cuir est relégué dans le fond ; enfin la Présence, dont la vue se trouble de plus en plus, cesse de fouiller car elle a trouvé ce qu’elle cherche : une paire de ciseaux aux branches chromées.

En se redressant, la Présence, malgré elle, s’attarde sur des cadres-photos posés en ligne devant le miroir biseauté qui surmonte le dressoir. Sur l’une de ces photos, Jennifer McBeth pose tous sourires aux côtés d’un homme, qui n’entretient aucun air de famille avec Frank Othello. Autant dire qu’il s’agit d’un autre homme ; et qu’il sourit, lui aussi, le bras passé autour des épaules de McBeth, qui a glissé une main sur son torse pileux par l’échancrure de sa chemise hawaïenne déboutonnée. Ils ne sont pas frère et sœur, c’est évident. Confrontée à cette photo, la Présence respire plus vite. Elle relève la tête pour se regarder dans la glace – et n’y voir reflété que le salon derrière. Sa vue s’embue davantage. Bientôt, une goutte de liquide lacrymal éclate sur la surface vernie du dressoir, devant le cadre du couple heureux.

La Présence se tourne lentement vers la cage d’escaliers.

Sa vue se précise à nouveau. 

7

McBeth et Othello. Leur royale nudité. Leurs peaux rouges de chaleur. Les mains de McBeth sont cramponnées aux montants du lit, elle tremble. Et Othello ! Son visage disparaît sous un masque d’extase. Tous deux sont haletants. C’est alors que les ciseaux aux longues branches de chrome font leur apparition sur l’oreiller de McBeth, à quelques centimètres à peine de son bras, plus près encore de l’endroit où la main d’Othello s’enfonce dans le matelas.

Pendant quelques instants, la paire de ciseaux ballotte au gré des corps. Epousant les va-et-vient de son amant, McBeth sinue du bassin pour aiguiser son plaisir. Et quand elle sent l’orgasme vibrer dans ses cuisses et entre ses lèvres, elle lâche un des montants du lit et plonge sa main entre son ventre et celui d’Othello pour se stimuler. Quand, un moment plus tard, elle rejette sa main sur l’oreiller, ses doigts perlés entrent en contact avec les ciseaux. McBeth ouvre les yeux et voit les lames d’acier – et voit la main d’Othello, si près de l’objet. Entre effroi et perplexité, elle s’empare de l’arme de chrome chatoyant.

McBETH : Frank ?!!

OTHELLO (en pleine transe) : JENNIFER !

La Présence choisit cet instant pour ouvrir bruyamment le tiroir de l’armoire de chevet. Bruits qui, par leur incongruité, font ouvrir les yeux d’Othello. Othello qui surprend et le tiroir ouvert et les ciseaux dans la main de son amante. Dans un accès de panique, il jette ses mains à l’assaut de l’arme blanche avec l’énergie de celui qui tente de contrer une mort imminente et imprévue.

OTHELLO : NOM DE DIEU !

A comprendre ce qui est sur le point de se produire, un éclat lunaire passe dans les yeux de McBeth. Un Othello déboussolé retourne l’arme vers son sternum.

OTHELLO : T’as cru que tu pouvais me baiser, salope ?!

McBETH : NON !

L’instant d’après, le cri de McBeth devient un borborygme.

Elle régurgite un bouillon de sang en réponse à l’assaut des ciseaux de chrome.

OTHELLO : T’as cru que tu pouvais me baiser comme t’as baisé ton jules ?!!

Pleurs, râles, rires nerveux, Othello exprime la fureur et la jouissance de celui qui s’en est tiré de justesse, et répète ces mots, tel un mantra.

OTHELLO : T’as crû que tu pouvais me baiser ?! T’as crû que tu pouvais me baiser ?! (Il hurle à la figure inerte de McBeth.) J’ai toujours su que c’était TOI ! TOI ! TOI !

Même au salon en bas, on entend les « TOI » geignards d’Othello.

Au téléphone décroché, la Présence enfonce quelques touches.

Trois tonalités résonnent. Puis une voix répond.

UNE VOIX : Standard de la police, je vous écoute…

8

De la salle, les applaudissements s’élèvent sans prévenir ; par vagues, ils grondent de la fosse d’orchestre jusqu’aux derniers rangs, et la marée de leurs échos emplit les cintres du Théâtre du Globe. Devant ce public réduit à l’invisibilité par l’absence de lumière, public qui pourrait être là comme il pourrait ne pas l’être, la Présence rayonne d’immatérialité ; et cependant que le rideau rouge tombe sur la scène telle une cascade de sang, elle songe que c’est toujours un triomphe de ne pas décevoir dans le rôle de quelqu’un qui n’existe pas et n’a peut-être jamais existé.

9

C’est beau, un cimetière, la nuit.

Le marbre anthracite veille sur le repos de William Shakespeare.

Les sépultures ont une grandeur d’éternité. Aucun pied ne foule les allées. Est-ce le clair de lune, est-ce l’obscurité, la température, ou une combinaison des trois ?

Toujours est-il qu’en ces lieux, la brume est chez elle, cette nuit encore.

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