À l’heure où s’écrivent ces lignes, à la veille de Pâques 2020, cette année dont la numérotation est figurée par deux cygnes que l’on a envie d’orthographier signes, on ne sait rien encore, en nos contrées, pas plus qu’ailleurs sur la croûte terrestre, de quoi notre avenir sera fait. L’humanité n’a cependant jamais été aussi bien informée, comme on dit.

Même dans une habitation précaire de Centrafrique, un écran reflète, avec une puissance omnisciente, des images du reste du monde. Et nulle part, pour une fois, ces reflets de l’ailleurs ne sont de nature à susciter la fascination ou l’envie, le soulagement ou l’angoisse que « la vraie vie est ailleurs », puisque partout elle est frappée d’inquiétude ou de désolation. Lorsque, jadis, de grands désastres ravageaient des régions du monde, l’information n’en parvenait qu’avec retard ailleurs sur la planète. Cette fois, l’astre, par le désastre, s’est ravageusement rétréci. Lorsque, il y a bientôt vingt ans, deux vaisseaux de l’air se sont fracassés sur des menhirs géants et habités à New York, on a, vaguement, pensé tous que la fiction était sortie de ses gonds et avait intensifié son réalisme. Cette fois, plus personne n’est spectateur, tout le monde est acteur, bien malgré lui bien sûr, de la tragédie hyper-présente. On n’est plus dans son fauteuil, mais sur la chaise électrique, avec ceci de particulier d’être investi du pouvoir d’en réchapper, à condition de se priver des gestes les plus fraternels de l’humanité : le baiser, la poignée de mains, l’étreinte, la réparation de la scission des sexes, de l’étrangeté à l’autre. Lire la suite


Greta Thunberg a un grain, c’est l’évidence, mais un grain qui donne de quoi moudre. Son apparition dans la mythologie médiatique récente demeurera dans les mémoires. Ella a donné un visage, une silhouette, une allure à l’interrogation primordiale de ce début de troisième millénaire.
Une époque ne s’achève pas avec elle, pas plus qu’une nouvelle ne s’inaugure sous son signe. Mais un message a été émis, qui n’avait rien de réellement neuf, mais qui, une fois assumé par elle, a trouvé son incarnation. Une incarnation en croissance, puisque Greta s’est manifestée à l’aube de l’adolescence, ce qui illustre superbement les promesses qu’elle personnifie.
Elle n’a pas, comme ç’aurait été banal, entamé une grève de la faim. Elle a trouvé mieux, et plus manifeste, elle a refusé d’en apprendre plus sur le monde où elle a été jetée, tant que ce monde, à ses yeux, lui paraissait courir à sa perte. Comme d’innombrables jeunes le ressentaient confusément, au point de ne pas s’engager dans le renouvellement de l’espèce humaine, elle a déclaré forfait. À l’heure où elle était censée s’accouder à un pupitre, son cahier ou son ordinateur sous la main, et ingurgiter l’autocélébration, fût-elle critique, d’un cadre de vie emporté à ses yeux dans une course insensée, elle a décidé qu’à l’instar de Bartleby, créature du génial Herman Melville, elle préférait en rester là. Ce comportement, providentiellement répercuté par les médias, a fait mouche. Il était simple, aisément lisible, et facile à reproduire. Il s’est multiplié d’innombrables fois, sous de multiples latitudes. Il a spéculé sur son innocuité, sur sa paisible innocence, sur la tolérance avertie d’une société qui s’était promis de ne plus se ridiculiser en sanctionnant arbitrairement une citoyenne juvénile, désarmée, tranquillement opiniâtre et porteuse d’un message que la démocratie aurait eu tort de sanctionner, trop consciente qu’une sévérité déplacée n’aurait que grossi les rangs de rebelles arborant paisiblement leur pacifisme.
Car les répliques de Greta se sont multipliées. Féminines pour la plupart. Et l’on sait que, dans l’histoire, depuis Aristophane, les révoltes féminines portent leurs fruits. Parce qu’elles sont assumées par celles qui, très longtemps, ont dû subir la loi du plus fort. Leur courage paraît d’autant plus indéniable, et leur détermination plus coriace. Ne sont-elles pas celles qui, plutôt que la grève de la faim, peuvent pratiquer celle de l’alimentation, peuvent aussi enrayer la prolongation de l’espèce, dont elles assurent la plus lourde part, faire parler le silence, porteur quelquefois de plus d’éloquence que les hauts cris ?
L’audience de Greta, son fabuleux rayonnement, a bénéficié de la vérification de ses dires par les éléments naturels : incendies, marées menaçantes, inondations, chutes ou hausses de température lui ont fourni de spectaculaires confirmations de ses dires. Des experts avaient beau nuancer les constats, rappeler que des désastres comparables avaient, au fil du temps, sévi avec une ampleur comparable, il se fait qu’aujourd’hui, on ne s’informe plus de catastrophes lointaines par ouï-dire, puisqu’on est immédiatement informé des actuelles par des images simultanées que chacun peut consulter en temps continu, au moyen d’informateurs domestiques auxquels rien ni personne n’échappe. On a la possibilité de s’entretenir en simultané avec un parent écopant sa cave ou un cousin voyant son bosquet voisin s’enflammer. Le foyer, l’oikos n’est plus réservé à ceux qui l’habitent, c’est une vaste maison commune dont nous sommes tous locataires et dont on voit se profiler avec horreur l’inhabitabilité prochaine.
Le tout est de savoir si cette dérive est criminellement programmée. Là, on entre dans la problématique de la prévisibilité de l’histoire. Sur ce plan, la réflexion humaine a beaucoup progressé, en théorie du moins. Il y a belle lurette que la lecture de l’avenir dans l’observation des astres ou l’examen du marc de café a fait son temps, même si ces pratiques demeurent folkloriquement vivaces et fidélisent, dans le cas de l’horoscope, les lecteurs de périodiques. Les stupéfiantes sophistications de la futurologie, les performances surhumaines des machines à penser, la fièvre sondagière et l’éloquence de quelques augures qui peuvent avoir une audience planétaire grâce aux réseaux sociaux ont fait des pauvres humains que nous sommes des adeptes forcenés des pronostics. Nul n’est plus supposé ignorer les lois que les progrès de l’investigation ont décelées dans l’avenir.
Et cependant, la controverse demeure. Le pays prétendument le plus développé au monde – qui est aussi celui où les écarts de ressources sont les plus exorbitants – affiche sans vergogne sa tranquille indifférence aux mises en garde climatiques. Et sans encourir pour autant une contestation suffisamment énergique pour qu’il soit forcé de revoir sa position. L’attitude chinoise n’est guère plus rassurante : elle se fonde sur le droit qu’elle a de regagner un retard économique qui lui aurait été trop longtemps refusé. On le voit : le principal argument invoqué est de même nature, et se fonde sur le critère exclusif de la domination financière, qu’elle soit ou non préoccupée par un plus juste partage des richesses. C’est à Alain Badiou, une fois encore, que l’on doit l’analyse la moins réfutable : si la planète crève, c’est que sa survie ne peut pas se payer au prix d’une rationalisation morale du capitalisme.
C’est là qu’on en revient à la dimension héroïque de Greta. Elle n’est pas suspecte de servir une autre cause que celle qu’elle incarne avec une éclatante évidence aux yeux de tous, et en particulier des générations futures, à moins qu’on ne soit déjà résigné à l’inévitable extinction de notre espèce. Cette dernière hypothèse est au demeurant déjà illustrée par une attitude largement répandue parmi les derniers hominidés arrivants : ils ne sont guère, pour un nombre croissant d’entre eux, disposés à assurer une quelconque descendance. Certes, ces irréductibles se recrutent parmi les plus éduqués, informés et structurés mentalement. On conviendra que c’est d’autant plus grave. L’attitude des populations averties met en doute qu’une issue soit encore envisageable, raison de plus pour les autres de mettre les bouchées doubles…
Dans ce climat pour le moins angoissant, un nouveau terme barbare a germé, que l’on a désigné sous le vocable de collapsologie, comme si le mot très français de catastrophisme n’avait pas été forgé depuis belle lurette. L’usage du néologisme anglophone pourrait être inspiré par prudence : son choix se justifierait par sa vertu euphémistique. Passons sur cette délicatesse superflue. Et revenons à cette demoiselle qui a l’air taillée pour le rôle et répond à tous les critères qu’impose la lecture efficace des signes : elle est aussi stylisée que Mickey ou Milou, même des graphistes débutants peuvent l’esquisser à gros traits. Elle répond à tous les critères de la lisibilité immédiate. Même son élocution est conforme à ce rôle qui a cette particularité de ne pas en être un. C’est en cela qu’elle s’est imposée à une époque qui exige la sobriété sans ambiguïté de l’émoji. Il se trouve qu’en plus, elle est vivante, donc infiniment plus vibrante qu’un robot. Oui, Greta a un grain, c’est-à-dire, dans son cas, un concentré compact de génie, cet ingrédient éminemment humain. Lire la suite


Les jeux sont faits, les dés sont jetés. Ces élections européennes vont certainement, dans les années qui viennent, si cette discipline appelée la science politique est encore pratiquée, susciter des commentaires de tous ordres, donner lieu à des interprétations multiples et, bien entendu, contradictoires. Il est même probable que la multiplicité des points de vue risque de l’emporter sur leur convergence. L’Europe, en effet, est un écheveau d’enjeux, d’intérêts, de stratégies, et n’apparaît plus, on est en droit de le déplorer, quoi que l’on proclame ici et là, comme une ambition partagée. Ce constat, il faut se résigner à le faire, quoi qu’il en coûte. L’Europe, qui fut brandie il y a trois quarts de siècle comme la grande riposte au cauchemar qui avait ravagé le continent et exigé le sacrifice de millions de vies humaines, a perdu de son pouvoir salvateur de conjurer les risques de conflit. C’est le triste constat que l’on doit déduire des discours que sa gestion politique suscite : elle n’est plus concevable comme une grande synthèse, mais plutôt comme l’addition d’une batterie d’antithèses. Lire la suite


Marx penseur, Marx agitateur, Marx provocateur ? Il n’est pas de philosophe qui ait mieux échappé que lui à la fixation dans la posture figée de jalon de la réflexion humaine. Il reste controversé, et l’est même de plus en plus avec le temps.
À l’heure où s’écrivent ces lignes, un aspirant dictateur sud-américain proclame son hostilité sans nuance à son apport. Par ailleurs, la puissance mondiale la plus susceptible de s’emparer avant longtemps d’une position de domination de la planète ne dissimule nullement, bien au contraire, sa dette à son égard. Plus localement, en Belgique, on voit augmenter l’audience d’une formation politique qui, s’émancipant de la controverse communautaire, proclame haut et fort la priorité qu’elle accorde à ses préceptes. En d’autres termes, Marx est loin d’avoir dit son dernier mot, qu’on le vomisse ou qu’on le vénère. Lire la suite


C’est entendu : la mort de Johnny, célébrée par tout un peuple, adhérents de la dernière heure, panurgiens et opportunistes compris, s’est enlisée dans la plus saumâtre des affaires de famille, où la règle du capitalisme triomphant camouflée dans une idylle de fin de vie et une adoption tiers-mondiste (selon l’expression désormais mal portée) d’avant-dernière heure, a déployé son infâme loi avec un cynisme immonde.

Au point que notre choix du thème, à peine diffusé, s’est trouvé remis en question, ce qui explique le retard de cette parution que Jean Jauniaux et moi avons maintenue en raison de la qualité des contributions qui avaient reflété – avant que le veau d’or n’intervienne – l’émotion éprouvée lors de la disparition du chanteur français le plus illustre de sa génération. Lire la suite


Assistons-nous à la projection d’un remake de « La grande Illusion » ? Admettons qu’un tiers d’année depuis son élection, le président français nous en fait voir de toutes les couleurs. Ce n’est sans doute pas étranger à ses intentions, de la part d’un penseur acquis au simultanéisme, dont le syntagme favori est « en même temps », et qui devient du fait de ce brouillage involontaire aussi insaisissable que le furet. La politique, on le sait, ne fait pas dans la dentelle, et les mailles tour à tour à l’endroit et à l’envers du nouveau capitaine de la France ne s’accommodent pas de la dictature du tweet que pratique son confrère yankee qu’il a diverti récemment en l’invitant à un régal à sa mesure : un défilé de soldatesque.

Avec son collègue de l’autre camp de ce qu’on appelait la « guerre froide », il a adopté un style différent. Le hasard a bien fait les choses : une évocation de Pierre le Grand occupant le palais de Versailles, il y a promené Vladimir Poutine. Cette façon finement ourdie de pratiquer une diplomatie à grand spectacle et aux registres contrastés lui a valu, dans un premier temps, un état de grâce qui, pour être plus court que d’ordinaire, transgressa les frontières de l’hexagone. La France n’aime rien tant que voir redoré son blason et elle en avait bien besoin, provoquée par la stupidité du Brexit et les démonstrations discrètes mais fermes d’Angela Merkel. Lire la suite


Il vient de faire sa rentrée fracassante dans le grand rapport social. On le croyait dissous dans une indéfinissable masse qui n’avait d’autre droit que d’être consultée, à intervalles variés selon les calendriers institutionnels, par un système qui ne se référait à lui que par convention. Aussi longtemps qu’il s’est conformé à ce rituel selon les règles lentement ajustées au fil du temps, en respectant des pointillés implicites qui avaient cherché avec prudence à ne bousculer l’ordre convenu qu’en ne débordant pas les limites prévues, ce mécanisme a donné satisfaction. Le peuple, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a accompagné de la sorte un demi-siècle de tranquillité relative dans la partie du monde qui avait maté la majorité des territoires qui lui étaient extérieurs avec un procédé d’annexion qui avait pour logique celle du colonialisme. Lire la suite


Il est des moments où l’histoire fait le dos rond. Tout va si mal, les enjeux sont si opaques, les perspectives semblent sans issue. Un sentiment diffus nous envahit peu à peu, une nostalgie si prégnante que l’on aimerait autant que le temps s’arrête, et même qu’il reparte en arrière. Une nostalgie s’impose, dispose comme d’un pouvoir aimanté, nous attire vers le passé, parce que vu dans le rétroviseur, il semble comblé de tous les dons. Étrange sensation, à rebours des règles même du devenir, qui suppose qu’on s’y abandonne, puisqu’il n’est pas de marche arrière possible. Lire la suite


Heureuse Europe, fière de ses accomplissements. Vous vous êtes rassemblée, trop soucieuse d’abolir les conflits qui vous avaient tant tourmentée. Vous vous êtes dotée de ces institutions que les hommes ont conçues pour formaliser les différends, atténuer les différences, rassembler les énergies pour mieux marcher de front.

Vous avez, peu à peu, aggloméré les bonnes volontés et même converti les brebis égarées, ou plutôt confisquées par l’ours tyrannique qui avait, il est vrai, contribué à éliminer les loups qui vous avaient terrorisée. Vous ne cessiez d’afficher votre volonté de serrer les rangs, de justifier votre étendard étoilé et l’hymne à la joie choisi comme chant de ralliement. Pourquoi s’étonner que vous suscitiez les envies, les appétits, les ambitions ? Lire la suite