Devant nous, le déluge

Jacques De Decker,

Il y a deux mois, la mer s’agitant dans l’Océan indien au point de détruire des localités entières et d’emporter des centaines de milliers de victimes. On dit à présent que ce séisme, déjà, n’est plus « d’actualité ». Comprenez : il n’alimente plus les médias, les supports d’information ont trouvé d’autres grains (ceci était cependant un très gros grain) à moudre. La farine en question n’était pas facile à commenter : dame, à qui faire endosser la responsabilité du désastre ? Tout le jeu, de nos jours, ne consiste plus à déterminer à qui la faute, mais plutôt à cerner les responsables. Qui, une fois identifiés, pourront faire très précisément la distinction : responsables, oui, certes, mais coupables, ça non ! Le poids de la faute a cessé d’occuper les rayons des boutiques d’idées contemporaines. Il n’est plus de stock.

De toute manière, dans le cas des meurtrières inondations qui se sont produites durant la trêve des confiseurs occidentaux, la question de la responsabilité a fait long feu. À qui faire porter le chapeau d’un glissement de couches tectoniques dans les fonds marins ? Il fut un temps où le grand ordonnateur était désigné d’office : c’était Dieu, classé de toute manière hors catégorie. S’il en avait décidé ainsi, il était vain de faire son procès, puisqu’il était l’unique dépositaire absolu en matière de bien et de mal. On ne critique pas l’inventeur des règles du jeu. On peut crier vengeance à son endroit, on peu le maudire, tout en sachant qu’il a lui aussi la haute main sur le mécanisme de la malédiction.

La vraie dimension du cataclysme était de cet ordre, cependant. Et les allusions aux textes sacrés n’ont pas manqué, dans les commentaires « à chaud ». Yvon Toussaint, par exemple, en citant saint Jean, ne manqua pas de noter qu' »apocalyptique est l’adjectif qui exprime le mieux l’épouvante des catastrophes ». Pour autant, bien sûr, qu’on en ait une approche occidentale de tradition chrétienne. Or, le propre de l’événement est qu’il s’est produit dans une zone du monde où le bouddhisme, notamment, conditionne bien plus les esprits que le christianisme. Sans que cela n’ait empêché que parmi les très nombreuses victimes, il y avait une considérable proportion de chrétiens « de passage ». En cela, cet événement est d’un type véritablement neuf. Il ne se différencie pas de précédents séismes par son amplitude seulement. Que savons-nous de ce qui secoua notre planète en des temps immémoriaux ? Que savons-nous par exemple de ce qui inspira le mythe du déluge ?

La terre a sa mémoire, qui excède la nôtre, elle s’inscrit dans une durée à laquelle nous préférons ne pas trop penser, parce qu’elle souligne par trop la précarité de notre finitude. Et s’y sont produites de grandes mutations, du type des dérives des continents, qui datent d’un temps que l’espèce humaine n’a pas pu connaître. Ici, autour de l’épicentre indonésien de la grande secousse souterraine ; étaient rassemblés des humains de toutes les origines, de toutes les cultures, de toutes les convictions et de tous les scepticismes. Parce qu’en cette époque de l’année où la météo est incommode dans le Nord, des Occidentaux, d’un coup d’aile, viennent se payer un échantillon d’été dans ces contrées au climaté réputé paradisiaque. D’où l’inusité syncrétisme du tableau des victimes, l’émotion spontanée à l’autre bout de la planète, l’abondance des dons recueillis, la surenchère des secours, en un mot : la prise de conscience. Yvon Toussaint, dont l’éventail citationnel couvre tous les registres, a trouvé chez un grand poète trop négligé, Paul-Jean Toulet, une image qui résume avec une ironie éloquente ce qu’on a pu observer : « On dirait que la douleur donne à certaines âmes une espèce de conscience. C’est comme aux huître le citron. »

À grandes causes, petites effets. Des destructions massives, une hécatombe de victimes de toutes origines, mais principalement autochtones, insistons-y et, en guise de réaction, des envois parfois intempestifs de vivres, d’équipements, d’assistances; Mais quelles analyses ? Sur le décalage des niveaux de vue entre les populations locales et les touristes en quête d’évasions de tous ordres ? Sur le sous-équipement en termes d’information d’une région où se manufacture cependant une grande part de la technologie la plus sophistiquée utilisée dans la part privilégiée du monde ? Cette grande vague aurait pu balayer bien des ignorances et des hypocrisies. Les bonnes volontés se sont prodiguées de toute part, c’est indéniable. Mais une « grande » volonté s’est-elle vraiment manifestée, qui se serait donné pour but de réduire un tant soit peu des discriminations qui, sous l’effet de l’apocalypse, terme qui veut dire révélation, ont paru plus criantes que jamais ?

C’est pourquoi il était souhaitable que les écrivains proclament que le tsunami, puisque ce mot japonais a désormais enrichi notre vocabulaire, est toujours, quoi qu’on en dise, d’actualité. Et que ces morts de tous pays engloutis par un raz de marée dessiné mieux que personne par Hokusaï, Japonais lui aussi, ont, par leur solidarité forcée, proclamé le besoin d’une autre solidarité, foncière et à long terme, qui serait la face généreuse d’une mondialisation à sens unique.

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