Impétueuse Ninou

Aurelia Jane Lee,

I’ll let you see me

I’ll covet your regard

I’ll invade your demeanor

And you’ll yield to me

Like a scent in the breeze

And you’ll wonder what it is about me

Fiona Apple, Slow like honey

J’étais en train de parcourir la liste des enfants inscrits pour le camp, le jour du départ. Il faisait plein soleil sur la place où attendait le car et Marine, à côté de moi, était déjà occupée à accueillir les premiers arrivants.

— Putain, c’est quoi pour un prénom, ça, Inouance ! m’exclamai-je à son adresse. Y a des parents qui sont dingues, pour donner un nom pareil à leur gosse. Tu t’imagines ? Inouance, quoi, j’ai jamais entendu ça !

— Tu peux parler, avec ton prénom à toi. C’est pas courant non plus, Dorsan.

— C’est peut-être pas courant mais ça existe. Je suis pas le seul.

— Eh bien, peut-être qu’il y a des gens qui ont envie de marquer à quel point leur enfant est unique, en lui donnant un prénom peu commun…

— En lui en inventant un, tu veux dire.

— Peut-être… Tu n’en sais rien, Do, ça pourrait être un prénom étranger.

— Je me demande bien d’où. Avec ces prénoms débiles, t’es même plus sûr de savoir s’il s’agit d’un mec ou d’une fille.

— C’est une fille, c’est marqué, là, dans la colonne.

— Ouais, juste. Eh ben, je suis curieux de la voir.

Quand on parle du loup, on voit le bout de sa queue. La gamine venait d’arriver, sa mère filait droit sur Marine. Pas l’air étranger du tout.

— Inouance, tu viens te présenter à tes moniteurs ?

La demande fut exaucée avec désinvolture. J’eus tout de suite l’impression que, même si ça n’avait pas été le cas, on n’aurait pas tardé à connaître la dénommée Inouance.

— Tu dis bonjour ?

Elle leva un œil, clignant l’autre dans une moue comique à cause du soleil.

— Bonjour.

— Voilà, ce sont tes moniteurs : la responsable, Marine, et (il y eut une pause, le temps qu’elle déchiffre) Dorsan ; regarde, il y a une étiquette avec son prénom, c’est facile.

— Oui, et d’ailleurs tu vas en avoir une aussi, ajoutai-je en décapuchonnant mon feutre bleu. Inouance, c’est toi, je me trompe pas ?

— Mets Ninou.

Gonflée, la demoiselle, elle me causait déjà à l’impératif.

— Tu préfères que je mette Ninou ?

— C’est plus court.

À ça, il n’y avait rien à dire, et puis quand bien même, qu’est-ce que ça changeait, Ninou ou Inouance, c’était débile de toute façon. Je lui plaquai l’étiquette sur le T-shirt en m’accroupissant. Elle releva les mèches éparses qui lui tombaient sur le visage, d’un geste puéril du plat de la main, et prit la poudre d’escampette. Sur quoi, sa mère s’assura d’une ou deux choses auprès de Marine et partit également, sans doute soulagée de nous confier sa môme pour une semaine. J’échangeai un coup d’œil avec Marine, elle semblait penser la même chose que moi. D’autres enfants arrivèrent alors, ainsi que Ben et Caro, et j’oubliai la gamine pour un temps.

*

Un seul malade, sur tout le trajet en car, c’était plutôt un record, on pouvait dire que ça s’était bien passé. Débarquement en pagaille, comme d’habitude. En deux heures de trajet, ces gosses avaient déjà formé des groupes, des paires, les rapports de force étaient déjà établis. On avait vite fait de repérer les caïds, les autistes et les commères. Je remarquai au passage Inouance, Ninou pardon, qu’une blonde un peu fade, qui répondait au nom de Mégane si j’ai bonne mémoire, ne lâchait déjà plus d’une semelle. Puis je dus aller séparer un groupe de garçons qui commençaient à se battre pour une histoire d’oreillers.

*

— Alors, tu n’es plus avec ta copine ?

— Quelle copine ? Meg ? Non, qu’est-ce qu’elle m’énerve, celle-là, elle est collante ! J’ai réussi à m’en débarrasser ; elle va changer de chambre avec Sophie, comme ça, je serai avec Sophie, c’est cent fois mieux. Je la supporte déjà plus, Mégane.

— Ah bon.

Les filles, je vous jure, les histoires qu’elles savent faire…

— Regarde, les ânes, ils ont pas l’air si bête qu’on le dit ! En plus, on dirait qu’ils sont tous doux, comme… comme je sais pas quoi.

— Comme du velours râpé, proposai-je.

— Ouais, peu importe, on s’en fout, mais ils sont amusants, tu trouves pas ?

Je jetai un coup d’œil en biais à l’animal qui mâchouillait paisiblement de l’herbe en nous gratifiant d’un regard bienveillant, tandis que nous marchions le long de son enclos. Puis je tournai la tête à nouveau vers Inouance.

— T’as raison.

Cette gamine, il valait mieux lui dire à tous les coups qu’elle avait raison, me dis-je ; en tout cas ici ça ne portait pas à conséquence qu’elle ait raison ou non, alors autant lui faire plaisir. D’ailleurs cet âne avait effectivement un petit air sympathique. Je souris.

Inouance dégagea son visage des mèches qui le barreraient à nouveau d’ici quelques secondes, avec ce même geste impatient que je lui avais déjà vu faire trente-six fois depuis que j’avais fait sa connaissance la veille. Elle était mignonne, avec les taches de rousseur qui lui parsemaient le nez, et ses yeux bleus à l’éclat malicieux.

— Doux comme du fromage râpé !

— Du velours ! insistai-je.

Mais c’était inutile : elle s’était mise à rire comme si c’était la meilleure blague de tous les temps. Vraiment de bon cœur. Alors je joignis mon rire au sien, et j’imaginai des ânes de parmesan, puis des ânes d’emmental, avec des trous. Elle s’esclaffa de plus belle à cette idée. J’aurais pas fait rire une fille de mon âge avec un truc aussi débile, ou alors à mes dépens ; cependant, aux yeux d’Inouance, j’étais devenu le gars avec lequel on se tapait de super délires. On était devenus potes, là, grâce aux ânes.

— Allez, Ninou, traîne pas, on est les derniers !

C’est seulement en lui en faisant la remarque que je pris conscience de l’étrangeté de la situation. Vu l’entrain qui ne faisait jamais défaut à cette gamine (en tout cas pas en ce moment, on pouvait le dire), il était étonnant qu’elle se retrouvât en queue de peloton, derrière les pas motivés, les asthmatiques et tous ceux qui se plaignaient de divers bobos. Moi, si j’étais là, c’est que j’avais dit à Marine que je me chargeais de faire le camion-balai. Alors j’arrivais à la conclusion qu’lnouance avait fait exprès de ralentir le pas afin de se trouver en ma compagnie. Ou juste de semer ce pot de colle de Mégane ?

Nous étions arrivés dans les bois, et la progression se faisait plus difficile par moments. Inouance ne craignait pas les ronces, à peine plus les orties. Elle vit un scarabée, s’accroupit, m’obligea à faire de même pour l’admirer qui se moirait au soleil. Comme je la pressais, lui rappelant que nous étions les derniers et qu’il ne fallait pas perdre les autres, elle fit grimper l’insecte dans sa paume, m’assurant qu’elle ne pouvait se résoudre à l’abandonner. Malheureusement pour elle, nous eûmes à peine avancé de quelques mètres que le joli saphir à pattes prit la décision de s’envoler. Elle ne s’en formalisa pas pour autant, dès que je lui fis remarquer comme les coléoptères étaient courants, en cette saison.

— Alors tu connais pas le chemin ? Si on rattrape pas les autres, on est paumés ?

Le ton n’était pas du tout inquiet ; plutôt moqueur.

— Mais si, je me débrouillerais, on n’est pas loin, de toute façon.

— Alors tu disais ça pourquoi ? Tu croyais que j’aurais peur ?

— Non, je disais ça pour que tu te dépêches, c’est tout.

— Mais tu croyais que j’allais me dépêcher parce que j’aurais la frousse…

Futée, la gamine. Elle lâchait pas tant qu’elle n’avait pas le dernier mot. Ça allait être une femme terrible, plus tard. Un pléonasme, peut-être, ça.

— J’aurais pas peur, tu sais.

— Même s’il commençait à faire noir, que les araignées sortaient de leur trou, qu’on entendait le loup…

— Y en a pas, des loups, ici. Tu me prends vraiment pour une gamine.

Houlà, vexée.

— Non, d’accord, c’est vrai qu’il n’y a pas de loups. Mais t’as déjà été toute seule, la nuit, dans une forêt que tu ne connais pas ? C’est quand même pas rassurant, tu sais.

— Je serais pas seule, puisque t’es avec moi.

Alors là, elle n’était pas rancunière pour un sou. Mais elle éludait un peu la question, avec ça… Enfin bon, qu’importe.

— Attends, je vais passer devant toi.

Nous étions arrivés au raccourci. Si le chemin était effectivement plus direct, son accès ne l’était pas. Je grimpai en m’aidant des racines saillantes pour caler mes grosses chaussures de marche, trouvai un appui stable, puis tendis ma paume ouverte à Inouance pour l’aider à monter. Elle y déposa sa petite main chaude avec une confiance tout enfantine et entreprit lestement de me rejoindre. C’est à ce moment-là seulement que je compris, à la sensation dans le ventre. Je la regardai. Pour la énième fois, elle était occupée à chasser ses mèches d’un rapide balayage de la main, qui à cette fréquence-là, devait être devenu chez elle un geste inconscient.

*

Je me suis fait enguirlander par Marine parce que Sophie et Mégane avaient échangé leurs lits.

— Et j’y suis pour quoi, dans l’affaire ?

— Inouance m’a dit qu’elle t’en avait parlé et que tu ne lui avais pas précisé qu’elles ne pouvaient pas. Dorsan, il faut leur interdire ce genre de choses, tu imagines, si on commence comme ça, ils veulent tous changer de chambre tous les jours, pour un oui ou pour un non, ça ne va pas. Et maintenant moi je leur dis non, alors que tu leur as dit oui ; ça met à mal notre autorité. Il faut qu’on soit cohérents entre animateurs.

— Écoute, moi je n’ai pas dit oui, je n’ai rien dit du tout, et il me semble que si Inouance ne peut plus supporter Mégane, il y a tout intérêt à ce qu’elles s’arrangent comme ça. C’est à l’amiable, ça évite des disputes. Je trouve ça cool que des gosses de cet âge soient parvenus à gérer leurs affaires tous seuls, sans faire de casse.

Marine a soupiré, et est repartie vers les lieux du litige. Je l’ai suivie, profitant du prétexte pour aller voir Inouance.

— Allez, tout le monde dort maintenant ! Bonne nuit, dis-je en actionnant l’interrupteur.

— Tu viens nous embrasser…

— Oui, mais après vous dormez, promis !

— Promis…

Petits bisous dans chaque lit, il y en a une qui dort déjà, je tâche de m’y retrouver dans la pénombre, de ne pas me cogner aux cadres des lits superposés, j’embrasse un éléphant en peluche sur l’insistance de sa propriétaire, me penche enfin sur Inouance. J’ai gardé le meilleur pour la fin.

— C’est pas un vrai.

Le ton est péremptoire.

— Ah non ? C’est quoi un vrai bisou ?

— Sur la bouche, murmure-t-elle.

— Ah, ça, c’est pas prévu par le règlement, les moniteurs ne…

Je cause pour rien, elle s’est déjà redressée dans son lit et tente de m’enlacer, mais je ne la laisse pas faire. Malgré toute l’énergie qu’elle déploie, je la mate sans difficulté et j’ai tôt fait d’immobiliser ses poignets.

— C’est non. Tu as eu un bisou comme tout le monde, personne ne s’est plaint à part toi. Tu vas sagement te recoucher, maintenant, pour me faire plaisir.

Elle se débattait encore, j’étais heureux qu’il fasse presque noir. Si tu savais, Inouance, j’aurais bien envie moi aussi.

— C’est pas la peine d’insister. Remets-toi bien pour dormir. Sinon tu n’auras plus de bisous du tout les autres soirs.

Ah, le chantage, ça marchait toujours. Elle obéit enfin. Je caressai furtivement sa joue et quittai la chambre, une balle dans le ventre. Et de deux !

Impossible de m’endormir cette nuit-là. Ninou, putain ! Je voyais ses mèches de cheveux, elle dégageait son visage pour que je l’embrasse, et j’entendais sa voix tout près, dans mon oreille, « C’est doux comme du fromage râpé », et elle riait, Ninou, bon Dieu, caresse-moi, reste là, ne bouge plus, serre-toi contre moi, frotte, encore, je te veux, oh, j’ai envie de toi, tellement, tellement, t’es bandante, ma puce. Ninou…

J’avais peur que Benoît entende ma respiration saccadée, c’était ridicule, mais je me sentais terriblement honteux de fantasmer sur cette gamine de neuf ans. Elle n’avait même pas de poitrine, elle faisait à peine un mètre quarante, et moi j’étais fasciné… J’aurais pas pu l’avouer à Ben. Je me suis dit que lui, il devait penser à sa Caro, qui dormait dans la chambre d’à côté. Marine les avait séparés, fermement, il était hors de question qu’ils dorment ensemble, les gosses ne devaient rien savoir. Ben avait râlé, Marine avait rétorqué qu’il n’avait eu qu’à choisir de faire un autre camp que sa copine s’il ne savait pas résister à la tentation. Caro, de son côté, s’était résignée en disant que c’était déjà une chance qu’ils pouvaient se voir et discuter. J’étais plutôt d’accord avec elle. Moi, je pouvais voir Inouance, autant que je voulais, lui parler, m’occuper d’elle. Je ne comptais pas franchir la limite, c’était hors de mes pensées. Sauf dans mes rêves éveillés. Là, il n’y avait pour ainsi dire pas de limite, c’était un vertige affolant, je n’en finissais pas de tomber, dans ses yeux, dans son cou, tout le long de son corps frêle et bronzé. Je sentais ses petites mains aux doigts effilés se poser impudiquement sur ma peau, parcourir mon ventre et mon dos, sa bouche innocente frôler mes joues, ma nuque, je sentais son odeur de lessive mêlée de sueur enfantine, je la voyais battre des cils derrière ses mèches, le regard effronté, le sourire narquois. Elle était tout bonnement excitante, mais elle l’ignorait et ça ne faisait que décupler son pouvoir. J’inondai mon sac de couchage et m’endormis enfin avec sous les paupières, des images de soleil, d’herbe tendre et de peau dénudée, frémissante, délicatement parfumée. Ben ronflait déjà, il fut transformé en bourdon par mon inconscient.

*

Après cette nuit-là, je me demandais comment je pourrais encore regarder Inouance dans les yeux sans rougir. Pourtant ce Rit possible. Elle était tellement spontanée, et à mille lieues d’imaginer ce que nous avions vécu ensemble dans mes rêves. Moi, par contre, je n’arrivais pas à l’oublier, ces images me hantaient. Elles surgissaient aux moments les plus incongrus, quand nos regards se croisaient par-dessus les petits pois carottes du midi dont elle se servait copieusement, ou quand je l’observais de dos, bavardant avec Sophie dans la prairie pendant les moments de temps libre alors que Marine essayait de mettre au point avec moi le programme de l’après-midi.

— T’es distrait, Do.

— Mais non, je t’écoute.

— Je t’ai demandé comment on faisait, on n’a pas assez de pinceaux…

— Avec les doigts ?

Je pris un air mi-inquiet, mi-amusé. Marine se laissa convaincre. On commença à tailler de grands sacs-poubelles, pour protéger les vêtements. Ça ne servirait probablement pas à grand-chose, ils se déchireraient vite, vu comme les gosses étaient déchaînés, mais au moins comme ça, on ne pourrait nous faire aucun reproche.

Après le jeu, Inouance était évidemment parmi les plus barbouillés, échevelée comme à son habitude, le sac protecteur ne remplissant plus qu’à moitié son office. Souriante et essoufflée, elle vint s’insérer dans la file de mômes qui attendaient chez moi pour se faire savonner. Pourquoi n’allait-elle pas chez Ben ou chez Caro ? Quand ce fut son tour, je retins mon souffle. On aurait dit un apache, elle était vraiment multicolore, avec un formidable trait vert qui lui balafrait la joue et le front, du rouge et du jaune sur les mains, et toujours cet air triomphant. Je plongeai mon éponge dans l’eau froide et me mis à lui laver le visage, tout doucement d’abord, puis avec plus d’insistance, parce que la peinture était tenace par endroits. Elle se laissait faire, les yeux fermés. D’autres avaient crié parce que c’était froid, s’étaient crispés, certains s’étaient plaints sous prétexte que je frottais trop énergiquement, mais Inouance ne bronchait pas, elle semblait apprécier en silence la fraîcheur de l’eau. Ou… Non, elle n’appréciait pas comme moi ce moment, somme toute d’intimité. Elle était tout près de moi, offerte et confiante… et déjà propre, malheureusement. Je dus la laisser aller, pour m’occuper du suivant. Tu m’as laissé sur ma faim, Ninou, cette nuit je me venge.

Il y eut beaucoup de peinture, cette nuit-là, beaucoup de plaisir aussi ; j’inventai mille scénarios avec toujours la même fin, Inouance se lovant dans mes bras, cherchant mes lèvres, s’agitant contre mon corps, à bout de souffle. Je savais que tout cela n’avait aucun sens, aucune réalité, mais c’était également sans danger et j’avais décidé de ne plus culpabiliser. Elle ignorait quand même tout de ces fantasmes, et moi, j’en avais besoin après ces journées passées avec elle, à taire mon désir chaque fois qu’elle l’avivait dans mes entrailles – et ce n’était pas peu souvent. J’avais payé cette jouissance par mes efforts diurnes, j’avais bien le droit de rêver d’elle comme je l’entendais dans le secret de mon alcôve. Inou-an-CE, putain ! Je n’en avais toujours parlé à personne, même pas à Ben, qui une fois de plus dormait au-dessus de moi du sommeil du juste.

*

Une semaine passait vite, surtout une semaine de pur nirvana. Même les nuits, durant lesquelles je dormais peu, étaient passées à la vitesse de la lumière. Le jour du départ était là, Ninou aussi, en T-shirt rouge et short marine, à moitié décoiffée comme à son habitude, le teint frais comme au premier jour. Jamais crevée, la gamine, et crevante avec ça, j’avais pu m’en rendre compte. Mais je ne m’en serais plaint pour rien au monde ; de cette manière-là, elle aurait pu me crever autant qu’elle le voulait. Ninou. Tu vas me quitter, pour toujours sans doute, comme tous les gosses de ce camp. Ils ne me manqueront pas, je ne me souviendrai même pas de leurs visages, mais toi, toi ma douce, je t’ai dans les tripes à tout jamais.

Qu’est-ce que je devenais sentimental, merde !

Les gosses commençaient à s’installer dans le car, j’entendis sa voix – oh, sa voix – qui m’appelait.

— Dorsan, c’est moi qui vais à côté de toi, j’ai réservé, hein, d’ac ?

— Oui, oui, d’ac, je te garde une place.

Waouh. Elle avait demandé. Elle-même. C’est vrai que, comme me l’avait fait remarquer Marine la veille, Ninou me prenait un peu pour son héros. Les gosses avaient toujours le béguin pour leurs animateurs, c’était connu, on était des grands pour eux, inatteignables, si forts, si beaux. Je ne me sentais pas tel, mais il était clair qu’aux yeux de Ninou j’étais un homme, et qu’elle savait quelque part qu’elle m’avait conquis. Mais on n’en parlait pas. Marine, d’ailleurs, n’avait rien mentionné de plus, ne voyant pas que l’attirance était réciproque, et même en fait bien plus forte de ma part. Car Ninou, je le savais, m’oublierait dès qu’elle serait rentrée au bercail. Moi pas. Mes reins s’en souviendraient.

Je me retrouvai assis à côté de l’objet de mes pensées sans même savoir comment j’étais arrivé là. Que s’était-il passé entre-temps ? J’avais agi comme un automate, compté les gosses, brandi à l’avant du car les objets perdus que Caro et Ben avaient encore trouvés dans les chambres, et regagné ma place à côté de mon adorée, qui n’avait pas dit mot. Il fallait croire qu’elle avait tout de même accumulé une certaine fatigue. Une fois que le car se mit en route, comme pour confirmer mon impression, sa petite tête flancha et je la sentis s’appuyer doucement contre la manche de mon T-shirt, sa chevelure caressant mon bras. Douce comme du fromage râpé. Je dus refréner un sourire. Heureusement, j’avais mon pull roulé en boule sur mes genoux pour masquer mon émotion. On était partis, si tout allait bien, pour deux heures de plaisir ininterrompu. Une finale en beauté. J’aurais bien fermé les yeux moi aussi, mais il fallait que je continue à surveiller les autres enfants.

Le trajet se fit sans encombres, on débarqua à peine en retard, la mère d’Inouance était là et sa fille courut vers elle. C’est fou comme ces gosses ont toujours l’air bien content de quitter leurs parents, et puis quand ils les retrouvent, c’est avec encore plus de bonheur. La mère vint vers nous, demander si nous n’avions pas eu de difficultés avec sa fille. Marine lui assura le contraire.

— Non, ça s’est très bien passé, Dorsan a apparemment trouvé la façon de s’y prendre avec elle et je l’ai laissé s’en occuper, nous n’avons pas eu de problèmes.

Comme pour illustrer le propos, Inouance me sauta au cou, ou plutôt à la taille étant donné mon mètre quatre-vingt, et je lui caressai les cheveux. Elle exigea un bisou que je jugeai un peu déviant mais dont personne ne releva l’indécence, embrassa bien plus négligemment Marine et les autres, saisit la main de sa mère et s’éloigna en gambadant, m’arrachant du même coup quelque chose dans le ventre. Je pensai alors que durant tout le séjour, je n’avais pas pensé une seule fois à lui demander d’où venait son étrange prénom. Il était trop tard, maintenant. Il me vint l’idée qu’lnouance, ce devait être le substantif qualifiant le fait d’être inouï. Je l’avais suivie des yeux, tout en réfléchissant à cela, et je la vis, juste avant de monter dans la voiture de sa mère, déplacer prestement du plat de la main les cheveux qui lui gênaient la vue.

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