La valse lumineuse de la bécasse

Huguette de Broqueville,

Comment élaborer un papier avec un titre aussi barbare qui mêle à la fois la rusticité de Rembrandt et la légèreté de Mozart ? La bécasse se place juste entre Mobrandt et Remzart, elle examine, retourne, décortique, dissyllabe, et dérape vers Isabelle Brandt, épouse de Rubens qui lui non plus n’a rien à voir avec Mozart. Les chairs grasses, ces bourrelets de ces belles au bain, ou enlevées par des Minotaures, quoi de commun avec l’évanescence de Mozart, ses perles du son qui charment à la fois l’ouïe et l’imaginaire ? Rubens, il est vrai, a peint avec délicatesse Les trois Grâces ; mais, s’il a régné par les couleurs, comme Rembrandt par la lumière, pas question pour la bécasse de folâtrer parmi la palette des peintres. Pas d’études picturales comparatives. Pas de dissertation hors sujet. S’en tenir à Mozart et Rembrandt, le musicien et le peintre. Malgré qu’Isabelle Brandt gémisse dans le titre, elle se doit de l’évacuer.

Dans son ordinateur, elle glisse un CD de Mozart tandis que ses yeux captent une à une les reproductions de Rembrandt. Au petit bonheur la chance. C’est ainsi qu’elle fonctionne : mémoire des pèlerinages aux musées, et photos. Mozart, et de beaux catalogues d’Amsterdam. Elle consulte Google. Tape « Rembrandt peintre », trouve :

ces corps pesants, plissés en tabliers de peau épaisse et grasse. Mais, (c’est Valéry qui parle), ces croupes, ces panses, ces tétines, ces masses charnues, Rembrandt les imprègne ou les effleure d’un soleil qui n’est qu’à lui. La bécasse aime Valéry d’un amour presque charnel : cet homme austère, ce mathématicien, ce chantre de la rigueur a donc osé proférer des mots aussi grossiers pour dire l’image contemplée ! Dans le même temps, son oreille capte le Rondo de Mozart, ce soleil qui ajoute la légèreté du son à la pesanteur des chairs, l’allégresse d’un monde riche à la médiocrité sociale, le délicat à ces membres gros, ces mains rouges et lourdes, ces visages vulgaires. Les perles des touches musicales accompagnent la lumière de ces laiderons, que le génie de Rembrandt fait passer de la cuisine à la couche des dieux et des rois. Le délié des doigts cabriole sur le clavier, fait vibrer les cordes. Tressaute. La mélodie se marie à l’or du peintre qui unifie à la fois le réel et le mystère, le bestial et le divin.

Des milliers de commentateurs ont évoqué, analysé, discouru, ergoté, finassé, péroré, disserté, glosé, babelé autour de la lumière qui divinise le fruste du sujet chez Rembrandt, la profonde joyeuseté chez Mozart.

On peut tout voir à la lumière de Mozart, tout regarder, tout contempler, l’abject et le ravissant, l’horrible et le charmant. Sa clarté purifie le monde. On ne cesse de goûter la disgrâce chez Rembrandt, il en fait de la beauté. Au profond de son génie, il sait que la chair est de la boue dont la lumière fait de l’or. L’avis d’un grand de la littérature, Michelet : ce visage de vieille femme sur le retour, laide, marquée de la petite vérole, on ne peut en détacher les yeux, non que la laideur soit si interpellante, mais parce que le magicien a su tout racheter par l’attitude et le regard. Quelle beauté, dites-moi, dit Michelet, vaudrait un tel regard à Mozart n’a pas de monstruosité. est simplement divin, sa musique diaphane couvre les rugosités de Rembrandt de sa propre patine, fine, éternelle, primesautière.

La symphonie n° 40, allegro molto, trois minutes de bonheur avec en transparence un des autoportraits du maître, ce jeune homme dont on ne voit que l’oreille, la lumière de la joue, le nez, et la tignasse épaisse, grattée sur la première couche rousse. Tout l’avenir du jeune peintre, tandis qu’avec douceur Mozart compose son concerto pour piano en ré mineur K466, et que la romance donne envie de dire à ce jouvenceau, va, prends tes pinceaux et peins. Obéissant, il saute quelques années, un deuxième, un troisième, un quatrième autoportrait ; de plus en plus de rides, de plus en plus de peau flasque, de tristesse dans l’œil, toute sa vie y passe, ce n’est pas l’homme qu’il peint, c’est le passage du temps aurait pu dire Montaigne qui l’a dit mais en mots plus élégants je ne peins pas l’homme, je peins le passage.

Et le Reniement de saint Pierre en mi-bémol majeur, la main de la servante cachant la bougie qui, à la fois, éclaire son corsage et le visage de Pierre. Dans l’ombre Jésus se retourne, trahi. L’éblouissement des reflets sur l’armure des soldats, le triomphal brun Rembrandt sous le largo con mansuetudo d’un Mozart inconnu.

Norman Lebrecht n’aime pas Mozart. Il en est malade. Il le dit. Le flot perlé des notes lui tombe sur le crâne comme les gouttes d’eau sur la tête du prisonnier. Allegretto, pizzicati, douleur exquise. Trop de notes, mon cher Mozart, trop de notes, se plaignait Joseph II. La bécasse n’a cure de l’avis agacé de Norman et de Joseph II, elle n’a cure d’ailleurs d’aucun avis, l’allegro vivace du Concerto n° 18 déferle son allégresse sur La prophétesse Anne, vieille femme endimanchée d’orientalisme, la main sur la Bible. Merveilleuse main ivoire, ridée, aux veines saillantes, à la peau plissée, comme le veut sa position sur le blanc cassé des pages, le brun, le rouge, le vert bronze, les ombres, et allegretto, le ciel des lumières musicales.

Et ce Portrait de Jean Six, à la va-vite, à la va où je te pousse, pinceau de lumière, martre de vert et rouge, brun et blanc, la main de l’homme gantant l’autre main, le regard comme pressé d’arriver au but de la promenade… Grands traits. Large palette. Rapides esquisses des broderies, des boutons, des manchettes, du col. On pianote sur les boutons, on s’attarde sur la romance romantique du manteau, Mozart là aussi est à l’aise, musical, sans apprêt.

La bécasse tombe en arrêt devant le Portrait de Haesje van Cleyburgh, tout juste la Bécassine des bandes dessinées de sa grand-mère. Cornette blanche sur le crâne, l’air benêt. À moins que ce ne soit la fraise ronde autour du cou qui arrondisse le contour du visage ? La bécasse tourne autour de ce portrait, est-ce illusion : la robe sombre perçue à travers les plissés de la fraise bouge à mesure qu’elle incline la page… du grand art, du jamais vu. Beaucoup de portraits suivent des yeux le spectateur, ici, c’est la robe. À moins que ce ne soit la fraise. Oui, les plissés de la fraise font des gammes sur la robe. Mozart a disparu des oreilles de la bécasse, ses yeux boivent ce portrait idiot qui la captive, cette bécassine lui sourit des yeux, la bouche frémit, tout le visage ébauche l’impertinente satisfaction d’être regardée. Elle semble dire : vois ce qu’a fait le génie de Rembrandt, d’un peu de Terre de Sienne foncé, d’ocre rose, de blanc, il m’a immortalisée jusqu’aux touches de ton ordinateur, jusqu’à ton âme, jusqu’au lieu secret de ta création qui va me jeter dans ton « papier », moi, telle que tu m’as perçue, ravigotée éternellement.

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