Un taxi pour Upsala

Jean-Luc Wart,

C’est une maison basse aux murs blancs, tapie entre deux collines. Avec des volets bleu myosotis qui éclaboussent le regard. On suit l’odeur du bois qui brûle, la lueur de l’âtre qui fait danser les murs. Le chien, allongé de tout son long devant la vaste cheminée, entrouvre un œil à peine curieux. Un chat s’étire dans un fauteuil voltaire.

Un rayon de soleil éclaire une vieille table en bois ciré. S’y accoude un homme en train d’écrire. Par-dessus son épaule, l’indiscret verra le cahier où court une écriture fine, penchée, nuancée de pleins et de déliés. On devine en sourdine les volutes d’une sonate pour violoncelle.

Une femme, aux traits si délicats qu’on les croirait dessinés au pinceau, semble perdue dans la contemplation des voûtes du plafond. Elle soupire, jette de temps en temps un coup d’œil à sa montre, enroule une mèche de cheveux autour de l’index et s’abîme à nouveau les yeux dans les fissures des solives.

− Alors, la pêche est bonne ?

L’homme se retourne, lui sourit.

− Cela commence à venir. Imagine un chauffeur de taxi. Petite vie banale. Petits gains, petits trajets, petits pourboires. Gros embouteillages…

Elle chante :

Joe le taxi, embouteillages… Il ne te manque plus qu’une Lolita.

− Le mien, je l’ai baptisé Joseph. Jef pour les intimes. Il s’ennuie à mourir, Jef le taxi. Il rêve de prendre en charge le client qui lui dira, en lui jetant une liasse de billets jaunes : allez ! On va au bout du monde ! Il fantasme : et si ce client s’avérait une cliente ?

− Le fantasme, déjà ?

− Et un beau jour apparaît une habituée pour laquelle il a un petit faible. Elle a l’air désemparée. Elle lui ordonne « Partons ! » Il lui demande où il doit l’emmener. Elle lui répond : « loin d’ici » et comme visiblement l’indication ne suffit pas à notre bonhomme, elle lance : « Euh… à Upsala ». « Et c’est où, ça là ? », il dit. « Loin au nord » elle répond. Et elle lui montre une liasse  dont elle lui laisse la moitié. Là-dessus, il démarre sur les chapeaux de roue, tu penses bien. « Upsala ! Et hop, huppe ça là que j’m’y mette », il pense.

− Dans sa p’tite tête de mâle encombrée de fantasmes finissants.

− Pourquoi « finissants » ?

− Parce qu’ils finissent avant d’avoir commencé, non ?

L’homme hausse les épaules et se remet au travail. Il ne sait pas trop où cela se trouve, Upsala. Il ne peut encore dire où cette histoire le mènera. S’il fallait connaître la piste d’atterrissage avant de décoller, il resterait souvent cloué au sol. La piste d’envol, oui, il la rumine. En cours de route, il consultera les cartes, mais pour le reste, c’est l’aventure. Et là, en cet instant précis, il sent qu’il décolle. Les phrases se bousculent au bout de ses doigts. Sa plume peine à suivre les mots. Il s’agit de les laisser venir, sans préméditation ni repentirs. Peu importe de quelle trappe ils sortent. Ils surgissent. Ils viennent au monde et le monde leur est dû. Ils savent où ils vont : il suffit de les suivre. La plume d’or redevient plume d’aile. Peer Gynt chevauche un envol d’oies sauvages en route pour Upsala.

 

Elle se tire-bouchonne une mèche de cheveux, les yeux cette fois perdus dans les flammes qui ondulent, andalouses, avec des petits craquements de castagnettes. « Upsala. Ce doit être une ville en Suède. Un fleuve près de la mer. Une cathédrale rouge. Eglises en bois. Forêts de feuillus sous la neige… » Elle jette une bûche dans le feu, qui pleure avant de brûler. Me voilà bien, femme d’artiste, à vivre par procuration les obsessions de mon homme. Là, maintenant, il se contente de faire ses gammes, il se dégourdit les doigts avec une nouvelles de dix pages. Mais quand il travaille à un roman, il accouche de ses personnages, il leur donne chair, il vit avec eux, leur apprend à penser, à rire et à pleurer. Il s’imprègne des décors, étudie le contexte historique. Il s’active à réunir une documentation foisonnante, la digère lentement jusqu’à l’oublier presque. Il vit des moments de doute, suivis d’intense exaltation. Aujourdhui, il est le roi du monde ; demain, le dernier des derniers. Et moi, je suis le punching ball de son besoin de reconnaissance, le stimulateur de cet ego qu’il ne cesse de mettre en péril. S’il me prenait comme lui l’envie de lui parler de mon travail, hein ? Il ne manque pas non plus d’intérêt, mon boulot ! Peut-être s’avère-t-il plus profitable au genre humain que sa petite machine à rêves, non ? Oui, monsieur, les infirmières ont aussi des états d’âme. Les mères et les épouses aussi. Et elles vivent quand ?

 

Jef observait furtivement sa cliente dans le rétroviseur. Distinguée. La cinquantaine. Vêtements stricts. Tailleur classique. Chemisier fermé. Pommettes hautes. Lèvres coupantes, regard sévère. Seul son chignon laissait échapper des mèches à la sauvage qui donnaient à l’ensemble un peu de fantaisie. Pourtant, Jef se persuadait que cette femme rigide, sanglée, corsetée dans des habits de grande bourgeoise coincée, pouvait, quand elle lâchait la bonde, devenir moelleuse comme un siège de Mercédès. Quand il lui arrivait de sourire, un diastème entre ses incisives supérieures lui donnait même un petit air canaille.

« Qu’est-ce qu’elle peut bien fuir ? » se demandait Jef. « Un homme ? Les flics ? Si elle veut aller loin, n’a qu’à prendre le train. Ou l’avion. Pourquoi un taxi ? Pour brouiller ses traces ? En tous cas, elle a l’air bourrée aux as. Elle est partie avec la caisse, si ça s’trouve ! Bon, je vais prendre l’autoroute du Nord. Pourra toujours embarquer à Charles de Gaulle quand elle retrouvera ses esprits. »

Mais à Charles de Gaulle, elle voulut passer outre. Il la prévint :

− Cela va coûter une fortune, ma p’tite dame ! 

− T’occupe ! fit-elle avec un soupir qui atténuait la rudesse du propos.

Le taxi roulait dans la nuit. Les essuie-glaces se battaient en couinant contre une petite bruine. Les feux des voitures ressemblaient à des oursins lumineux. Ou à des étoiles filantes.  La berline semblait un vaisseau spatial perdu parmi les astres et les comètes.

Brusquement, elle décida d’entamer la conversation. Elle s’enquit de sa famille. Mais Jef était tout seul. « Comme le mec de la chanson », crut-il bon d’ajouter. Elle s’intéressa à son métier. L’attente. La course. Itinéraire au plus près quand il gagnait assez d’oseille. Par le chemin des écoliers si ses fins de mois étaient à marée basse. Travaillait-il pour une boîte ? Non. Indépendant. C’est-à-dire dépendant de tout et de tous. Elle rit.

− Il y a un motel un peu avant Bruxelles. On y passera la nuit.

Ils firent chambre à part, bien entendu. Elle dormit peu. Elle se rendit vite compte que, seul avec soi-même, on est toujours à deux. Upsala. Où ai-je bien pu aller chercher ce nom-là ? J’aurais tout aussi bien pu dire Vladivostok  ou Syracuse. Mais j’ai dit Upsala. Université d’Upsala. Oui, il doit y avoir une université là-bas.

−Mais où tu vas, toi ? Qu’est-ce que tu fais, à foncer ainsi droit devant toi ?

− Je me suis dit « Je dégage. Je dégage et je trace. » Oui, ça m’a fait du bien. Comme un bateau qui jette son lest par-dessus bord pour affronter la tempête. Et j’en ai jeté, du lest. Table rase et Zou ! Un aller simple pour les abonnés absents. « N’habite plus à l’adresse indiquée. » N’habite plus. Je ne m’habitais déjà plus depuis belle lurette, de toute façon.

− Allons, une femme de tête comme toi ! Une force de la nature, un roc, une citadelle !

− Ben oui, ajoute-moi au nombre des citadelles prises.

− Bon, tu as lancé la balle. Mais il faudra bien qu’elle retombe. Et, comme tu n’es pas en caoutchouc, ça risque de faire mal.

− Pour l’instant, oui,  je suis une balle. Perdue.

 

L’homme se surprend à parler à voix haute. Elle, plongée dans une revue, lui demande de répéter.

− Je crois que j’entrevois la fin.

− Ah, bon ? Moi, j’en suis restée au début. Sait-on pourquoi cette femme prend un taxi pour nulle part ? Ton Jef, il ne le lui demande pas ?

− Non. Au début, il ne s’arroge pas le droit de violer l’intimité d’une cliente. C’est son problème à elle. Puis, au fil des jours, il s’interdit de lui poser la question. Il comprend que sa compagne de voyage est en train de payer le prix fort pour sa peine. A celle qui se défait seule de ses liens, on ne demande pas comment diable elle s’est laissé capturer. A peine de la lier par un aveu. Mais peut-être après tout craint-il la réponse.

− Mais toi, tu pourrais l’expliquer. Enfin quoi ? Le lecteur ne sait rien de ce qui a pu motiver une fugue qui lui paraîtra parfaitement absurde vers une destination qui l’est tout autant. Un choc émotionnel ? Une lente érosion des sentiments ? Une goutte qui fait déborder le vase ?

− Eh bien, que le lecteur cherche ! Quant à la destination, comme tu dis,  ils se fichent tous deux d’Upsala. Mais petit à petit, des liens se créent entre le taximan et la quinqua tirée à quatre épingles. J’offre alors au lecteur une scène assez torride où notre bourgeoise, dans un hôtel prussien, se débarrasse de ses vêtements comme autant de poids, de brides, d’attaches qui la retiennent au monde qu’elle vient de quitter. Elisa… Elle s’appelle Elisa. Elle se laisse investir par un Jef émoustillé. Normal puisqu’elle se décrit comme une citadelle. Elle dit : « J’ai cinquante ans et je suis amoureuse ». Il chante « Mes vingt ans, tes cinquante, si tu crois que cela… » Elle envisage de renoncer à cette fuite absurde et c’est lui qui va se mettre à protester. « Laisse tomber le fric, Elisa » il dit. « Moi aussi je veux aller à Upsala. »  Et cette ville va prendre pour eux des allures mythiques, elle deviendra leur Jérusalem, leur Eldorado. Ils vivront un moment d’absolu à Upsala. D’autant que le voyage prend vite une dimension initiatique. Les éléments se déchaînent contre eux. Le froid, la neige … Au Danemark, ils tombent en panne sur l’autoroute. Et la police, venue d’on ne sait où, avertie on ne sait comment, va les prendre en charge et leur expliquer que, par ce froid, s’ils étaient restés dans la voiture comme ils comptaient le faire, ils n’auraient pas survécu un quart d’heure. Ils se rendent compte alors qu’ils ont risqué leur vie pour Upsala. Raison de plus pour s’y rendre, envers et contre tout. Ils y parviendront, finalement. Et cette ville restera pour eux le lieu où s’est cristallisée l’idée qu’ils se faisaient de l’ailleurs. Ecoute.

 

Serrés l’un contre l’autre, luttant contre le froid, ils marchaient sur le quai d’un fleuve inconnu. Son eau noire écrivait dans la neige un signe qui promenait le regard jusqu’au pied de la cathédrale rouge.

− Upsala, c’est là ! dit Jef qui avait le sens de l’allitération.

Pour se parler, ils devaient se tourner tout d’un bloc l’un vers l’autre. A cause de leur capuchon bordé de fourrure qui refusait de suivre les mouvements du cou. Ils s’étaient acheté des anoraks en duvet, des pantalons d’explorateurs polaires et des bottes bien rembourrées. Parmi les flocons qui volaient en tous sens, on aurait dit deux astronautes évoluant sur une planète blanche et rouge.

Et c’était un peu cela qu’ils ressentaient. Ils se déplaçaient comme en apesanteur, dans un monde irréel, à mille lieues de leur vie quotidienne, craignant à tout moment de se retrouver soumis aux lois de la gravité.

Ils se réfugièrent dans un café de la Stora Torget où ils se firent servir un chocolat chaud. Jef se mit à fredonner la Nathalie de Bécaud. Autour d’eux, des habitués conversaient d’une voix morne comme dans les films d’Ingmar Bergman en V.O. Ils se trouvaient face à face. Elle lui prit la main et se rapprocha de lui.

−Tu ne m’as jamais demandé pourquoi je voulais venir à Upsala. Est-ce de la discrétion ou de l’indifférence ? Tu ne sais rien de moi : je pourrais être une tueuse.

−Je…Je… Disons que je respecte ton mystère. Toutes les femmes ont cette part d’ombre en elles que, même nues, elles ne dévoilent pas.

−Ma foi, c’est fort bien dit pour un taximan !

−Qui sait si je ne t’ai pas menti quand je t’ai raconté ma vie ? Je puis avoir aussi ma part de mystère.

−Mais peut-être avons-nous besoin d’être compris pour être aimés ?

−Compris ? Non. Devinés, oui.

−Cela suppose une grosse part de risque. On peut se tromper complètement sur quelqu’un. Croire qu’il fait beau temps quand l’orage menace.

−C’est un risque à courir…

 

Elle referme sa revue, le regarde avec une nuance d’incompréhension.

− Ils fuient mais réalisent bien vite que toute fuite est impossible. Et malgré cela, ils continuent à fuir. Pour… pour donner un nom au terme de leur fuite. Upsala aurait pu s’appeler Terminus…

− Non, non ! Il n’est pas question d’une fin, mais d’une issue. Dans Upsala, il y a up qui indique le haut en anglais.

− Ah, ça au moins c’est de l’étymologie !

− A peu de choses près, c’est aussi l’anagramme d’ Absolu. On peut jouer avec les mots, non ?

− Comme tu joues avec tes personnages. Et eux, que vont-ils devenir ?

− Ils ne vivront sans doute pas ensemble. Au retour, ils repartiront chacun de leur côté et je les renverrai se cogner aux aspérités de la vie réelle. Restera ce moment qu’ils auront vécu, ce lieu qui pour eux, représentera l’apogée de la balle qu’ils ont tous deux lancée en l’air. J’ai dit « apogée ». Pas « terminus ».

Elle fait « Mmmh ! » avec un signe de tête dubitatif et rouvre sa revue. Elle pense : l’Absolu, la belle affaire ! Tant que tu as les pieds sur terre, tu gardes une emprise sur le monde : il n’existe que par tes yeux, il n’a de sens que filtré par tes sens, depuis ton point de vue de fourmi. Le monde est relatif. Chercher l’absolu, ce Tout dont on ne sait rien, ne serait-ce pas se détruire, s’abandonner au Néant ?

Lui, fébrile, se remet au travail. Le violoncelle s’est tu et on entend la plume rageuse qui griffe le papier.

Au bout d’un moment, la jeune femme se lève, s’étire et quitte la pièce. Une lueur de phares apparaît au dehors. Elle prend une canadienne en duvet, se saisit d’un gros sac de voyage et dépose une enveloppe sur la commode  qui, ce soir-là, ne méritera pas son nom de bonheur-du-jour.

Son taxi l’attend.

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