Lolita quinquagénaire

Jacques De Decker,

La conversation se tient dans la loge de Daniel, le personnage central de La possibilité d’une île, le livre qui aura marqué cette rentrée littéraire 2005 plus que tout autre, et pas seulement en francophone, d’ailleurs. Son interlocutrice l’interviewe pour le magazine qu’elle dirige, Lolita, et forcément ils en viennent à évoquer le livre qui a lancé le prénom et son auteur. L’histrion et la journaliste tombent vite d’accord sur deux points. D’abord sur l’âge des nymphettes susceptibles d’intéresser les hommes : « Nabokov s’est trompé de cinq ans », dit la chroniqueuse, experte, « ce qui plaît à la plupart des hommes ce n’est pas el moment qui précède la puberté, c’est celui qui la suit immédiatement. » Et elle ajoute cette sentence : « De toute façon, ce n’était pas un très bon écrivain. »

Daniel, en qui on peut sans trop se tromper voir un substitut de Michel Houellebecq, abonde, à part lui, dans son sens : « Moi non plus », monologue-t-il intérieurement, « je n’avais jamais supporté ce pseudo-poète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce qui n’avait même pas eu la chance de disposer de l’élan qui, chez l’Irlandais insane, permet parfois de passer sur l’accumulation de lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m’avait toujours fait penser le style de Nabokov. »

Isabelle, la journaliste, qui deviendrait bientôt la maîtresse de Daniel, réplique cependant avec une remarque intéressante : « Justement, si un livre aussi mal écrit, handicapé de surcroît par une erreur grossière concernant l’âge de l’héroïne, parvient malgré tout à être un très bon livre, jusqu’à constituer un mythe durable, et à passer dans le langage courant, c’est que l’auteur est tombé sur quelque chose d’essentiel. » Daniel, sur ce, est plutôt déconfit : « Si nous étions d’accord sur tout, l’interview risquerait d’être assez plate », pense-t-il. On sait que les anti-héros houellebecquiens ont d’ordinaire avec l’enthousiasme des relations équivalentes à zéro. Ces propos ont pourtant le mérite de dégager quelques évidences.

Que Lolita soit devenu un mythe durable, on ne peut qu’en convenir. Des filles de Lilith, au vingtième siècle, il y en eut quelques-unes : la Lulu de Wedekind exaltée par l’opéra de Berg et Louise Brooks dans le film de Pabst, la Lola incarnée inoubliablement par Marlène Dietrich dans celui de von Sternberg d’après Hen-inrich Mann, celle, enfin, plus confidentielle peut-être, mais non moins marquante que joue Anoux Aimée devant la caméra de Jacques Demy. Mais Lolita les éclipse par une singulière qualité : celle d’être une vision imaginaire, une tigresse de papier.

La preuve en est qu’aucune de ses interprètes au cinéma n’a vraiment convaincu. Même le génie de Kubrick n’est pas parvenu à nous aider à la visualiser. Parce qu’elle est une pure créature de mots. Et c’est là que Houellebecq se trompe, par dépit peut-être, parce qu’il sait qu’il ne peut pas rivaliser avec Nabokov sur le plan du style. Les moyens littéraires de l’auteur de Pnine sont incommensurables. Il est, en toute objectivité, qu’on l’apprécie ou non, l’écrivain le plus virtuose de son siècle. Il était, aussi, le critique le plus injuste dans l’appréciation de ses confrères. les cours au demeurant très brillants qu’il donnait à l’université Cornell fourmillent de verdicts à l’emporte-pièce, aussi arbitraires que l’avis sans nuances que Houellebecq met à son propos. En traitant le style de Nabokov de « pâte feuilletée ratée », il ne fait que pasticher sa victime dans sa façon de déblatérer ses collègues passés et présents.

Lolita a vu le jour il y a cinquante ans : c’est en 1955 que le texte commença à circuler, sous le manteau bien entendu. Il fallut attendre plusieurs années avant que le livre ne pût être édité, et ce n’est qu’en 1959 que Gallimard en diffusa largement la traduction française.

Cette sortie, sans les moyens barnumesques d’aujourd’hui, et dont Houellebecq put largement bénéficier, fit grand bruit et était, d’une certaine façon, plus croustillante, parce que les instances morales s’affichaient plus explicitement, et que dès lors le débat était plus ouvert. La pensée unique sévissait moins aussi, la correction politique et idéologique faisait moins de ravages. Bref, le confort intellectuel était moins répandu, même si quelques vigilants témoins, comme Marcel Aymé, le voyaient déjà se profiler…

Les Lolitas, de nos jours, ne se comptent plus. La règle impérieuse du droit inextinguible à la jeunesse font que si elles se recrutent dès la maternelle, elles prétendent ne jamais dételer et les progrès des sciences et techniques ne font qu’encourager ce bel acharnement. Ce qui explique peut-être que ce numéro de Marginales soit aussi copieux. Très clairement, Nabokov, auteur par ailleurs d’une œuvre monumentale qui au surplus fut écrite dans deux des plus importantes langues de la culture occidentale, a touché, avec ce livre, un point hypersensible de notre inconscient collectif. C’est à travers ce genre d’intuition et par le biais de ce type de figure à la fois fascinante et incernable que de grands écrivains défient le temps : elles s’appellent Cosette, Emma, Eugénie, Nana, Irina ou Lolita et elles jalonnent l’histoire des lettres de leurs séductions, de leurs mystères et de leurs périls. Souvent, elles inspirent d’autres créateurs que ceux qui les ont initialement conçues. La preuve par les pages qui vont suivre. Lolita, c’est beaucoup plus que la Lolita de Nabokov, n’empêche qu’il gardera à tout jamais le mérite et le génie d’avoir été le premier à l’avoir capturée dans son filet de chasseur de papillons. Même si pour son malheur cet arbrisseau tentateur nous cache par trop la fabuleuse forêt aux sortilèges qu’est son œuvre.

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