« Une carte n’est pas le territoire… »

Alfred Korzybski (Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale)

 

Avant de sortir, il avait pris soin de se coller une fausse moustache sur la lèvre supérieure, de chausser d’épaisses lunettes d’écaille et d’enduire de gomina ses cheveux qu’il peignait en arrière : une tenue à laquelle l’imperméable mastic qu’il venait d’endosser donnait la touche finale. Ainsi, il ressemblait au défunt André Cools, ce qui suscita en lui un délicieux sentiment de transgression. Rien d’étonnant à cela : n’était-il pas sur le point de défier le sort ? En tout état de cause, il parcourrait incognito les quelques centaines de mètres séparant la rue de la Loi de la Place de Brouckère, où débouchaient des boulevards qui n’avaient pas volé leur surnom d’artères vers l’enfer.

En l’occurrence l’enfer du jeu, puisque c’était bien là que sortait de terre l’impressionnant complexe du Casino Royal Palace où il se rendait. Non qu’il entretînt une addiction pour les charmes du baccara et du black jack, du stud poker et du craps, amplement agissants en ces lieux. En fait, sa prédilection allait plutôt à des divertissements de la nouvelle génération – ceux qualifiés de conceptuels et de multimédias…

Aussi, une fois franchi le porche façon péplum et montré patte blanche au majordome en livrée verte à revers mauves qui le saluait bas à chacune de ses visites, et traversé un hall aux fresques inspirées de la Chapelle Sixtine, aussi se dirigea-t-il sans du tout hésiter en direction de l’aile de droite. Sur le seuil, il respira profondément et prit la pose ainsi qu’à l’entrée d’un lieu saint.

Puis, comme s’il se jetait à l’eau, il pénétra dans cette pièce inondée de lumière, conçue comme une ample serre où différents appareillages truffés d’écrans trônaient tels des totems. Une pièce toute en scintillements, en reflets et trompe-l’œil… De sorte qu’en s’adonnant aux plaisirs d’univers fictifs s’entretenait également l’illusion d’avoir vue sur la rue, et mieux : d’être de plain-pied avec elle. Simple suggestion, bien sûr, puisque les fiacres, les tilburys à roues de bois et les tramways hippomobiles qui se croisaient sur les pavés d’une artère sans néons, peuplée de messieurs en gibus, de dames en crinolines et de demoiselles à ombrelle seyaient davantage à certaine chanson de Jacques Brel qu’à la misère cosmopolite conférant son cachet au centre de Bruxelles.

N’empêche… Pour ce clone d’André Cools, le sentiment était perceptible de renouer avec l’atmosphère bon enfant d’un quartier exhumé d’un passé de pacotille, quand lui-même s’apprêtait à titiller le futur comme on tutoie les anges. Après tout se dit-il, ma raison d’être n’est-elle pas, quelles que soient les dissensions actuelles, de réconcilier ce pays avec chaque pan de son histoire ? Même ceux qui sont à venir ? Qui restent à découvrir, comme on dit d’un trésor ?

Ainsi gambergeait-il tout en se rapprochant d’une imposante armature carrossée de vermeil et surmontée du mot GEOMANTIC en lettres clignotantes, puis en s’insérant dans l’alvéole individuelle : au cœur de la machine, sur un siège métallique qui surplombait un tableau de bord hérissé de manettes, luisant d’une multitude de voyants, de moniteurs et de cadrans où il avait, tant de fois déjà, tenté d’influer sur le temps et sur l’espace.

Car tel était le but du GEOMANTIC : tirer des plans sur la comète, si l’on entend par là le destin du royaume. S’étant mis dans la peau d’un chef d’Etat omnipotent, échafauder différents scénarios d’ordre cartographique, remembrements ou partitions… Les tester in vitro et jauger le degré d’adhésion ou de rejet de la population, par extrapolation… Voir si l’on avait vu juste, tout en misant des sommes facilement astronomiques…

Au risque de tout perdre… Alors ce jour-là était précisément celui de la dernière chance : d’un essai qu’il s’agissait de transformer, après tant de déconvenues et tant de pertes sèches… Et l’homme à l’imperméable, s’efforçant de maîtriser un tremblement des mains, déplia un ample mouchoir à carreaux dont il s’épongea lentement le front. Comment en était-il arrivé là ? Pure faiblesse ou flair de stratège surdoué ? Le fait est qu’il avait donné les pleins pouvoirs ou presque au GEOMANTIC. A un dispositif révolutionnaire, en ce qu’il préludait à une action sur le réel. Un simulateur de la nouvelle génération, dont des versions soft se trouvaient dans le commerce, et dont le public populaire, voué au tout automatique, estropiait souvent le nom en Géomatic. Démontrant ainsi son ignorance du rôle joué jadis par les géomanciens dans les sphères du pouvoir.

Car c’est bien de la géomancie, cet art divinatoire attesté depuis la Haute Antiquité, et basé sur des configurations terrestres, que s’inspirait le GEOMANTIC. Encore que, si les consultants de jadis traçaient sur le sol les figures interprétées ensuite par le géomancien, le GEOMANTIC du Royal Palace, progrès oblige, consacrait quant à lui le primat du numérique. C’était donc au moyen d’un crayon électronique, à même l’écran central où s’affichait la carte de l’Union, que le joueur esquissait ses propositions de remodelages frontaliers. Après quoi la machine activait ses logiciels – dont celui de sondage virtuel de la population – avant de cracher son verdict de faisabilité : GO, NO GO, et MAYBE dans le cas d’une issue douteuse…

Tout en illustrant de façon saisissante les réactions sociales à tel ou tel cas de figure. Ce qui avait valu à notre ténor de la prognose des scènes hautes en couleurs, lui qui s’était d’abord piqué de refaire à sa façon l’Histoire territoriale de la Belgique. Ou de la détricoter, pour mieux dire. Ainsi, solidarité trans-européenne oblige, il avait d’abord aspiré à faire œuvre d’iconoclaste de la cartographie. Ses beaux débuts avaient donc correspondu à une période d’imagination débridée, où il ignorait délibérément les règles élémentaires de voisinage et de proximité. Appliquant de façon subtile le principe qui consiste à diviser aux fins de régner, il s’était alors mis en tête, à rebours des traités de Westphalie et de Nimègue, de restituer à l’Espagne le Brabant septentrional, ainsi que des zones moins vastes, rebaptisées pour la cause Principauté de Stavelot-Malmédy et duché de Bouillon. Plus, cerises sur le gâteau, différentes villes éparses : Ath, Binche, Charleroi, Tielt et Kortrijk.

Autant de beaux coups supposés et autant de coups dans l’eau – de coups fourrés, affirmait une presse virtuelle et soi-disant d’époque, dont les calligraphies chantournées envahissaient les moniteurs. Tandis qu’une meute de soudards en furie, de lansquenets braillards et de loqueteux échappés dont ne savait quelle Cour des miracles se collait aux vitres côté rue, attestant physiquement et clamant haut et fort son ire, sa désapprobation. Au point que le joueur, oublieux qu’il avait affaire à des vues de l’esprit, sentait que le gagnaient des ondes d’anxiété.

Par la suite, comprenant l’étendue de son erreur stratégique et admettant que la chose avait plus de chance de se régler entre voisins, il la joua en mineur, se contentant de refiler à la France le Tournaisis et un pan du Hainaut, tandis que les Pays-Bas mettaient sans coup férir le grappin sur Veurne, Roeselaere, Ieper et Menen. Mais ce n’étaient là, de toute évidence, que des chipoteries aux marges du Royaume, des réformes cosmétiques ne réduisant nullement les fractures essentielles…

Si bien que notre homme, qui n’était pas tout à fait dupe de ses propres ruses et tergiversations, admit bon gré mal gré que l’absence de soulèvements populaires consécutifs à de telles cessions ne signifiait nullement qu’il était en bonne voie. Aussi décida-t-il de frapper fort, tout en ressuscitant des convulsions majeures de la Maison Belgique. Ce qui l’amena à parier, consécutivement, sur le tout France et le tout Pays-Bas. La Belgique tronçonnée en départements ! La Belgique sous protectorat batave ! Deux formules d’annexion ou de phagocytose qui lui coûtèrent un pont et produisirent des effets immédiats, sur fond d’extraits choisis de la Muette de Portici. En ce compris, par les baies vitrées donnant sur le boulevard, une superbe reconstitution des trois Glorieuses avec barricades et pillages, tirs de tromblons et de canons, et drapeaux farouchement brandis par tout un petit peuple de femmes en cheveux et d’hommes en redingotes et brassards tricolores. Parmi lesquels rayonnait la figure légendaire d’un drôle qui aurait bien pu être Charlier jambe de bois…

Bref, on débouchait sur plus de remue-ménage que de rabibochage, en même temps que, sur les moniteurs de presse, se succédaient en rafale des extraits d’articles dus aux plus belles plumes du temps : les Lesbroussart et Van Meenen, les Jottrand et Ducpétiaux, et J.-B. Nothomb du Courrier des Pays-Bas, les frères Rogier du Politique, Kersten du Courrier de la Meuse, Delhougne et Roussel du Journal de Louvain, l’abbé Buelens de l’Antwerpenaer, Barthélemy du Mortier du Courrier de l’Escaut… Autant de libelles, d’invectives et de réquisitoires qui s’accordaient pour rejeter en bloc et en détail l’une ou l’autre des annexions projetées.

Autant de réactions qui, assorties d’un impérieux NO GO du GEOMANTIC, finirent par convaincre le joueur anonyme qu’il devrait se résoudre, une fois de plus, à modifier ses plans. Ce qu’après une semaine de morosité, il fit sur le mode institutionnel, testant différentes formules de fédérations et de confédérations où il introduisait des dosages variés de décentralisations et déconcentrations. Pour, appelant à la rescousse les modèles helvétique et nord-américain, miser un beau paquet sur le postulat d’un condominium inspiré des paréages d’Andorre, du Soudan et des Nouvelles-Hébrides ! Une combinaison qui, au fond, n’était qu’une variation de plus sur son indécrottable obsession d’intrusions étrangères, et qui se solda par un pronostic aussi défavorable que les tentatives qui l’avaient précédée.

Il en était là de ses élucubrations – c’est-à-dire passablement déprimé -, lorsque lui était venue, telle une fulgurance, l’intuition décisive qui le poussait à présent, ainsi qu’on tente le diable, à jouer son va-tout. Alors donc il passa à l’action, qui consistait à appeler à l’écran la carte de l’Afrique, puis de zoomer pour y cadrer le Zaïre. Avant d’y enchâsser, en l’y superposant, la carte de la Belgique et d’enclencher le processus d’intégration. Puisqu’elle était bien là, sa grande idée qui peut-être résultait d’une extrême fatigue : transplanter la Belgique – soit sa population, voire ses institutions – au cœur de l’Afrique noire. Et, fût-ce même par la force, d’instiller air frais et sang neuf à son petit pays, tout en réactivant l’aura du passé colonial.

Etait-ce une bonne, une grandiose idée ? Le GEOMANTIC émit en tout cas une sorte de hoquet de stupéfaction, suivi d’un sifflement passablement admiratif. Et aussitôt, la serre s’emplit de bruitages dignes d’une jungle de fantaisie, avec vent dans les branches de palétuviers et de frangipaniers, bouquets d’euphorbe et baobabs, cris de cacatoès, hurlements de bonobos, de chimpanzés, et craquements de sous-bois sous les pas de présences invisibles. Animaux carnassiers ou chasseurs indigènes ?

Plutôt tribus sur le pied de guerre, à en juger par la troupe de beaux nègres en pagne et tee-shirts déchirés agitant sagaies, kalachnikovs et machettes dans le décor équatorial qui tout à trac, s’était substitué aux bâtiments à la Haussmann du centre de Bruxelles. Plus cette séquence défilant en boucle sur les moniteurs d’ambiance, qui reproduisait les images bien connues et poignantes d’un Patrice Lumumba ligoté à l’arrière d’un pick-up, dès après son arrestation et avant son supplice. A ceci près que le prisonnier avait la tête du défunt André Cools : moustaches poivre et sel, yeux affolés derrière des lunettes d’écaille, cheveux gominés dont un soldat matamoresque prenait un malin plaisir à tordre brutalement les mèches.

Un signe du destin, auquel notre homme comprit qu’il débouchait sur un nouvel échec, alors même que le temps s’arrêtait et qu’il était pris de vertige. Acta est fabula, se répétait-il, tel un empereur déchu. Aussi, pour ainsi dire conspué par la foule virtuelle de ses détracteurs, choisit-il de se retirer le plus dignement possible, en accordant au passage salut et pourboire qualifiable de royal au portier en livrée.

Et bientôt, traçant son sillage dans la foule bigarrée du boulevard Anspach, il n’en faisait pas moins grise mine, les poings serrés au plus profond des poches de son imper. Les jeux étaient faits, et lui aussi, en somme, fait comme un rat. Prisonnier d’un pouvoir auquel il devait bien se reconnaître incapable de préciser le champ d’action… Mais avait-il vraiment eu sa chance, face aux diktats et mises en scène du GEOMANTIC ?

Et maintenant qu’il avait brûlé ses dernières cartouches, qu’allait-il faire ? Remonter la rue, longer la cathédrale Saint-Michel et Gudule et puis, de son pas de sénateur, rejoindre ce bureau de la rue de la Loi où il pourrait faire illusion durant quelques jours encore, avant que son échec soit patent. Un scénario hautement probable. Une fin sans gloire ni panache, à laquelle il se résignait presque.

Lorsque l’Histoire, qui lui tenait tant à cœur, choisit de prendre un tour différent. Car c’est alors que claquèrent trois coups de feu, brefs et sonores. Après quoi deux lugubres tueurs en passe-montagne s’enfuirent en slalomant parmi la cohue des voitures, le laissant étalé et sanglant à même l’asphalte humide. Une façon d’exécution publique, que revendiquerait bientôt un Groupe d’Action séparatiste sorti du néant pour aussitôt y retourner. Un crime de sang dont les journaux feraient leur miel dès l’après-midi même, titrant sur l’assassinat d’un Ministre d’Etat qui se trouvait être le président en exercice de l’Hydre, ce conclave de Sages d’entre les Sages chargé de sortir la Belgique de son impasse institutionnelle. Et déjà, l’on s’appesantirait sur les mystères qu’entretenait dans sa vie personnelle cet homme politique de première importance : lui qui, à l’heure de sa mise à mort, était grimé et travesti pour des raisons connues de lui seul… Lui que les tueurs avaient cueilli à dix mètres du Casino Royal Palace, où il était possible que le sort du pays se jouât comme à la roulette…

Ainsi donc, un flambeur impénitent venait de tirer sa révérence en laissant le pays en plein désarroi : ce qui constituait, et dont il n’aurait jamais conscience,  une façon de victoire posthume ? Tel un agenda caché, le mystère demeura entier.

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