Marginales 269 – Le carnet d’Hubert Nyssen

Hubert Nyssen,

octobre – Avant que Denis Podalydès ne lise hier soir au Méjan, devant plus de deux cents personnes, de larges extraits des Rêveries du promeneur solitaire, j’ai raconté comment Rousseau avait confirmé ma vocation littéraire quand, à l’âge adolescent, j’étais tombé dans les Confessions sur l’épisode où il raconte la fin de Mme de Vercellis. « Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte. Ce furent les derniers mots qu’elle prononça. » En quelques phrases Rousseau avait rapporté l’aventure, la grâce, l’affront fait à la beauté et au talent par la maladie, la mort. Oui, je crois que c’est ce jour-là, précisément ce jour-là, que ce pétard me fit prendre le chemin de l’écriture.

6 octobre – Les enfants sont en effervescence. Avec des amis ils s’établiront ce soir dans la bergerie devant le téléviseur que nous y avons fait installer pour eux. Ils sont portés par le téméraire espoir de voir l’équipe de France filer la pâtée aux All Blacks de Nouvelle-Zélande. Difficile de comprendre ce qui, confusément, les porte et les transporte. Un fond d’orgueil gaulois ? Le syndrome de David face à ces Goliath du bout du monde qu’on appelle chez nous les « connards » (dixit Le Monde)} Le désir de donner des vacances aux idées ou le besoin d’être « voyous dans les règles », comme dit l’un de « nos » joueurs, et ainsi de laisser libre cours à la violence que sans cesse attisent les injonctions dans notre société ?

Avant de monter, ce soir, j’ai jeté un coup d’œil à l’écran pour voir où en était le fameux match. C’était à la 63e minute, la France venait d’égaliser (13 – 13) et j’ai d’abord vu le sourire satisfait du président Sarkozy qui était à Cardiff avec sa ministre manifestement préférée, Rachida Dati. L’équipe de France a remporté la victoire in extremis (20 – 18) mais je ne sais ni comment ni pourquoi car, même si j’ai de la curiosité pour le vocabulaire, je ne comprends décidément rien à ces mêlées brutales, bouquets de fesses, cravates, mauls, saucissons, arrêts-buffets, plaquages en cathédrale, fourchettes, mêlées écroulées, billes en tête, bouchons, bras cassés pour dire coups francs, à ces cathédrales, roulottes, ruées sans grâce, à ce catch dans lequel le faux et le vrai se dissimulent sous des masques qui se voudraient terrifiants.

octobre – Je me suis aperçu, avais-je écrit à Bahiyyih Nakhjavani, que La femme qui lisait trop ne pouvait pas se lire de manière ordinaire. Ce roman s’était révélé pour moi un livre de nuit. Pour y retourner, pour m’y enfoncer, il m’avait fallu le calme, le silence, l’extinction des feux car plusieurs manières de m’y intéresser se disputaient les heures que je pouvais leur consacrer. Il y avait certes, lui avais-je dit, l’accomplissement littéraire dont cette écriture à la fois fluente et dense est l’instrument. Il y avait aussi l’observation des comportements dans ce qu’ils ont ici de particulier et là d’universel. Il y avait surtout la description de ce zèle religieux qui, presque partout dans le monde, engendre les conflits, précipite la mort et donne hélas raison à Alain écrivant que « toute guerre est de religion ». Il me fallait donc dire à Bahiyyih qu’elle avait écrit un livre profus, multiple, généreux et que, par la lumière de l’écriture, elle avait éclairé le visage désormais inoubliable de cette Femme qui lisait trop. « C’est exact, m’a-t-elle répondu, ce n’est pas seulement un livre qui ne peut être lu que pendant la nuit, c’est aussi le livre d’une longue nuit d’obscurantisme et de fanatisme, un livre qui cherche à exposer les crimes perpétrés pendant la nuit. »

10 octobre – Quand nous sommes arrivés ici, il y a une quarantaine d’années, les descendants, fort nombreux, des immigrés italiens et espagnols n’étaient pas les derniers à manifester leur inquiétude devant la montée de l’immigration maghrébine. Je n’ai pas tardé à comprendre que c’était une manière d’oublier ou d’ignorer leur propre origine et de se défaire de l’humiliation qui souvent l’accompagne.

« Détail », disait hier un ministre à propos de cette affaire d’ADN dans le contrôle du regroupement familial des immigrés. « Dégueulasse », lançait une secrétaire d’État avec l’air de rappeler qu’elle n’est « ni pute ni soumise ». Question de vocabulaire, laissait entendre Jack Lang à la radio ce matin. Depuis Moscou, où sa main baladeuse qui en a déjà tant caressé s’est posée sur l’épaule de Poutine, notre ubiquiste président doit sourire. Belle occasion, à son retour, de montrer une fois encore qu’il admet la récréation mais sait en siffler la fin.

11 octobre – Nous avions été bouleversés l’an dernier quand, avec retard comme souvent, nous avions découvert Terre promise d’Amos Gitaï. Ce film nous reste à jamais présent par une scène nocturne tournée dans le désert du Sinaï. Au milieu de l’arène de lumière que font les phares de voitures disposées en cercle, des jeunes femmes venues en troupeau d’Europe de l’Est sont dénudées, exhibées, palpées, puis vendues par des trafiquants arabes à des proxénètes israéliens. Tel du bétail. Or ce soir nous avons vu Kadosh qui, tourné cinq ans avant Terre promise, révélait la tyrannie que les ultraorthodoxes de Mea Shearim exercent sur les femmes en remerciant Dieu de n’en être pas. De tels films, d’une écriture presque ethnologique, invitent avec la même et patiente insistance à méditer sur les formes indéfiniment répétées de la barbarie.

13 octobre – Avec Lucien Clergue la photographie a été reçue sous la Coupole, cette semaine à Paris. Pour Lucien c’était visiblement une fête à laquelle il avait tenu à mêler quelques attributs de la tauromachie comme la jaquetilla des toreros ou le fourreau d’épée à tête de taureau. Il n’a pas connu, lui, l’épreuve que peut représenter l’éloge d’un prédécesseur puisqu’il est le premier à occuper à l’Institut un nouveau fauteuil désormais réservé à la photographie. En lisant dans la presse le compte rendu de la cérémonie, je me suis souvenu de l’éloge que j’avais dû faire d’Alain Bosquet quand j’avais été reçu en 1998, comme membre étranger, à l’Académie Royale de Belgique pour y être le sixième titulaire d’un fauteuil qui frémissait encore d’avoir accueilli pendant dix-neuf années la sublimissime Madame Colette. Et j’ai revu la stupeur advenue quand j’avais annoncé que, dans cette académie où l’on ne porte ni l’habit ni l’épée, j’allais faire l’éloge du seul homme qu’il me fût jamais arrivé de provoquer en duel.

20 octobre – En arrivant à Bordeaux, hier, un pressentiment m’a saisi. Qui s’est hélas vérifié. La soirée d’hommage à Berberova a bien eu lieu dans la nouvelle médiathèque de Mérignac mais ce fut en présence d’une poignée d’auditeurs éparpillés dans la salle. Et si, de leur tout petit nombre, je décompte la demi-douzaine d’amis qui étaient venus pour m’entendre et me revoir, les participants ne devaient pas être plus de trente. Je ne leur en ai pas moins raconté, comme s’ils étaient cent, cinq cents ou mille, et pendant plus d’une heure et demie, avec lectures et anecdotes à la clef que j’avais avec soin préparées, comment une exilée russe d’immense talent avait reçu dans les sept dernières années de sa vie la reconnaissance littéraire et la consécration mondiale qui lui avaient été refusées pendant plus de soixante ans. Reconnaissance, consécration ou réponse si tardive à la « nécessité d‘aimer et d’être aimé », comme elle l’avait dit dans la préface de C’est moi qui souligne, son autobiographie. À Mérignac, ma causerie achevée, on m’assura que c’était réussi mais j’en suis revenu avec une immense amertume. Dès lors qu’on veut rendre hommage à une telle personnalité, on prépare, on informe, on rappelle, on relance, on affiche. On ne compte pas sur les anges, ce n’est pas leur boulot.

22 octobre – Elle n’était pas ordinaire, la troupe scoute que j’avais intégrée avant guerre. Sans trop savoir, j’étais entré chez les Éclaireurs unionistes et sans eux je n’aurais pas, dès le jeune âge, fréquenté la Bible par le texte. Quand il arrivait que l’on partît camper, un week-end, plus souvent que dans la vierge nature c’était du côté des charbonnages où toujours se trouvait un pasteur pour nous mettre en présence de gueules noires travaillant à la mine. La guerre survint et l’Occupation suivit qui mirent fin à cette prosélytique activité. La troupe unioniste à laquelle j’appartenais avait eu deux chefs, d’assez peu mes aînés, qui passèrent alors du scoutisme à l’activisme. Ils furent à la fin tous les deux fusillés, l’un par les Allemands pour faits de sabotage, l’autre par des résistants pour faits de collaboration avec l’occupant. J’y pensais ce matin en apprenant que les enseignants étaient aujourd’hui même tenus de lire à leurs élèves la lettre que le jeune Guy Môquet avait écrite à ses parents avant d’être, avec d’autres otages, fusillé par les Allemands auxquels des autorités françaises les avaient livrés. Je me suis demandé ce que j’aurais fait aujourd’hui si j’avais été prof. En conscience, je le crois, j’aurais exposé à mes élèves la situation où l’autorité de tutelle me mettait et j’aurais montré le danger de faire main basse sur l’Histoire à des fins politiques. Mais surtout, et là j’en suis certain, oui, foi de vieil abolitionniste, j’en serais revenu à la nécessité d’abolir la peine de mort en toutes circonstances.

24 octobre – Au petit-déjeuner, après une mauvaise nuit, j’ai lu dans la presse que Sarkozy vendait du TGV et du nucléaire au roi du Maroc au moment même où un juge parisien lançait cinq mandats d’arrêt internationaux contre des Marocains, dont l’actuel chef de la gendarmerie royale, pour leur implication dans l’enlèvement, en 1965, de Medhi Ben Barka, leader de l’opposition socialiste au père de l’actuel souverain. Mandats dont, soit dit en passant, le porte-parole de Rachida Dati, ministre de la Justice, prétend ne rien savoir… Molière ou Brecht, revenez, me suis-je exclamé à part moi, c’est un sujet en or !

28 octobre – Une centaine de personnes s’étaient rassemblées hier dans le bel auditorium du Petit Palais pour l’hommage que la Maison des écrivains voulait rendre à Annie Leclerc. Et, tout de suite, un émoi, un saisissement… Le regard et le sourire de la personne qui venait vers moi, non, nous n’étions pas dans la demeure des esprits, ce ne pouvait être elle\ C’était la sœur d’Annie. Elle était suivie par Ariane, la fille d’Annie. Deux reflets du même regard, du même sourire. Il me revenait d’intervenir le premier et, par une sorte de prémonition, j’avais écrit et me suis entendu lire… De toutes les traces qu’a laissées le passage d’Annie Leclerc dans mon existence, disais-je, son rire et son sourire sont les plus précieuses. Dans ses propos comme dans ses livres, Annie dispensait la lumière de ce que je tiens pour la véritable philosophie, l’enjouée, comme la qualifiait Montaigne. Et je veux dire la lumière qu’un vrai philosophe, Annie en l’occurrence, apporte d’une voix claire, parfois inquiète mais toujours mesurée, pour remplacer l’injonction par l’interrogation, l’angoisse de l’obscurité par l’humble incandescence de la sagesse et, quand il le faut, le grondement du concept par le murmure du percept. Quand j’eus regagné ma place, Hélène Cixous se saisit de mes feuillets et au verso, de son écriture minutieuse, elle posa cinq mots : « C’était adorable et juste. »

30 octobre – Qu’il est du devoir de la phrase de conduire les mots à destination et qu’il faille en même temps se méfier de l’expropriation du sens par la forme, ce sont deux recommandations que je fais souvent quand, dans un manuscrit, je débusque des à-peu-près qui simulent l’audace. Et que je me fais quand je me relis. Car la tendance est à la crânerie dans l’écriture quand il devient difficile de nommer les choses. Et dieu sait que les tendances sont contagieuses dans notre société.

1er novembre – Les trois petites Montpelliéraines sont arrivées hier soir avec leurs parents. Ce matin, au petit-déjeuner, le regard de Claudine est tombé sur un titre de La Provence : « Les morts nous parlent. » Elle voulut que je lui explique comment les morts pouvaient parler, et ce fut une petite leçon sur les différences, relations et confusions entre sens propre et sens figuré. Comme si elles s’étaient donné le mot, les trois fillettes, avec effroi et effronterie m’ont demandé mon âge. Je leur en ai donné d’extravagants, et le jeu, c’était de trouver à quel moment de l’histoire j’étais né si je disais vrai… Elles ont assez bien passé le concours.

2 novembre – « C’était un plaisir d’écrire ce joyeux caprice ! » me dit ce matin Bruno Mantovani qui vient d’achever la partition de L’enterrement de Mozart et de l’envoyer à son éditeur. Ce conte baroque, écrit il y a longtemps, je l’avais déconstruit puis reconstruit tout en dialogues courts et touffus pour permettre à Bruno de jouer et jongler avec les voix. « Mozart enterré le jour des morts, c’est plus et mieux qu’une coïncidence ! » lui ai-je répondu. C’est maintenant le tour de Roland Hayrabedian qui, avec l’ensemble Musicatreize, créera L’enterrement de Mozart au Grand Théâtre de Provence, à Aix, en avril. « Ce texte plein de malice nous plaît beaucoup ici, à Musicatreize », m’écrit-il à l’instant. Voilà donc quarante minutes d’enterrement qui promettent d’être joyeuses et parfois délirantes…

Parce que je suis resté attentif à mon pays natal et parce que j’en reçois régulièrement des journaux, j’avais l’impression de comprendre l’imbroglio politique mieux que d’autres Français. Mais maintenant je n’y entends plus rien, il ne m’en revient que dialogues de sourds et conspirations de templiers. Cent cinquante jours se sont écoulés dans le sablier depuis les élections et la Belgique est toujours sans autre gouvernement que l’ancien qui expédie les affaires dites courantes. Ce pays me fait maintenant penser à un camion sans freins dans une descente en lacets. Et dans la cabine, personne au volant.

novembre – À table, ce midi, aparté avec la petite Odile à qui je tente de montrer qu’elle ne pourrait expliquer à un aveugle ce qu’est le rouge, ou le bleu, ou le vert. Avec ceux qui voient, lui ai-je dit, tu t’en tireras par l’usage de la comparaison. Le rouge du coquelicot, le bleu du ciel, le vert de la feuille. C’était évidemment pour l’attirer dans des voies plus subtiles et la faire réfléchir sur l’expression des sentiments qui existent alors qu’ils n’ont ni forme ni couleur. Dire comment on peut… comment il faut… Mais dans une compagnie comme celle de la table, il se trouve toujours quelqu’un qui, sans penser à mal, d’un éclat de voix ou d’un geste de ralliement fait s’effondrer le petit château de cartes en train de s’élever. La description des couleurs et des sentiments, ce sera donc pour une autre fois.

novembre – Nous étions neuf à table dans la salle à manger d’hiver, et sept enfants à la table de la cuisine. Michel, le Pyrénéen, fidèle à sa promesse, nous avait préparé un cassoulet dit du Saint-Esprit que des vins bien choisis ont accompagné en danseuses. Après fromage et dessert vint le temps de la discussion et elle ne pouvait être que politique car nous étions tous de même obédience. En pareil cas on ne craint pas l’affrontement. Il fut parfois d’autant plus fort que l’affection de tous pour chacun autorisait tous les coups. Et ça tenait un peu du rugby. Comme j’étais de très loin le senior, lâchement je planais, ailes déployées, au-dessus de la mêlée. Et puis j’ai fondu sur eux pour le dire. Dire une chose en tout cas, bien que j’en eusse plus d’une à dire. Que si l’on voulait se porter par la politique au secours d’une société ici à la dérive et ailleurs en déroute, il fallait commencer par être bien clairs sur les rapports de cette société avec le marché, sur l’autorité que l’être aurait ou n’aurait pas sur l’avoir. L’expérience que j’ai de l’édition me permettait de le montrer d’un exemple très simple… La volonté de publier des livres qui font réfléchir est de plus en plus éclipsée par l’ambition d’en publier qui feront du profit. Et ainsi s’effondre la vocation. Je savais que là-dessus on peut ratiociner mais la vie m’a appris l’usage de la stratégie. Pour que les ondes de ma réflexion eussent quelque chance de se répandre, il fallait en rester là, ne pas la laisser tout de suite couvrir par mille oui mais. J’ai argué de mon âge et me suis retiré.

7 novembre – Pour m’aider « à mieux comprendre la stupidité de ce qui se passe en Belgique », N* m’envoie une reproduction d’un tableau de James Ensor, intitulé Les bons juges. Cette toile de 1891, encore dite des juges rouges, représente avec férocité ceux, m’écrit N*, « qui jugèrent des pêcheurs flamands en français et les condamnèrent à mort pour je ne sais quelle broutille, alors qu’ils ne comprenaient rien à ce qui leur arrivait. Il est certain, ajoute N*, que les petits-enfants et arrière-petit-enfant de ces pêcheurs sont toujours en train de prendre leur revanche. » Et N* de regretter qu’il n’y eût plus en Belgique d’hommes d’État du calibre de Spaak ou de Gutt pour ramener de l’intelligence dans les controverses. Le ciel les préserve cependant, ai-je pensé, des hommes d’État déguisés en Zorro !

10 novembre – Séance d’hommage à Jean Duvignaud à la Maison des Cultures du Monde. Christine et moi, nous sommés allés de la Contrescarpe au boulevard Raspail à petits pas, avec de fréquents arrêts dans le Jardin du Luxembourg où le soleil donnait à l’automne une splendeur digne des Médicis. Nous avions le temps, le programme me convoquait à 17 heures. J’ai l’habitude, parfois fâcheuse, d’être toujours en avance. Nous étions à 16h30 à la Maison des Cultures du Monde. J’appris alors que le programme avait été avancé d’une heure. Pour ma fureur et ma honte, par un couloir obscur je fus en hâte amené sur la scène où, devant une salle comble, Edgar Morin parlait en termes fraternels de son ami Duvignaud et de leur équipée intellectuelle. Jean Malaurie suivit qui fit reproche à quelques éditeurs et à un certain « milieu » d’avoir abandonné Duvignaud qui était, disait-il, un observateur de génie et aussi le plus généreux de tous, faisant don de ses idées à sauts et à gambades. Mon tour vint. Encore sous le coup de la surprise provoquée par la modification du programme et furieux d’un retard qui avait dû paraître désinvolte, je laissai par deux fois des feuillets m’échapper des mains car il n’y avait ni table pour les poser ni support pour le micro qu’il fallait tenir à la main. Je crois, que, de Nalliers où il repose en Vendée, s’il me voyait, Jean devait sourire car il aimait que le désordre fît justice à l’ordre. Paraphrasant l’un des siens, j’avais intitulé mon propos : « Le don du rien, la meilleure part de l’homme ». À l’épaisseur soudaine du silence j’eus l’impression de toucher ce public, peu visible dans l’obscurité, au moment où je disais que Jean, s’il était fascinant quand il s’improvisait guide ou mentor, était aussi séducteur, et savait à quel point le langage peut, par ses circonvolutions, déployer les paysages.

11 novembre – Cette nuit, une vaste insomnie. Pour ne pas m’énerver je me suis branché sur France Culture. Putain… je suis tombé dans la mare d’une « nuit spéciale Sacha Guitry ». Il commençait pourtant à me gonfler, celui-là, on n’en a que trop parlé pour le cinquantenaire de sa mort. Mais j’ai écouté in extenso, dits par d’excellentes voix, Françoise, Le mot de Cambronne et Jean de La Fontaine. Je n’en avais aucun souvenir et sans doute n’en garderai-je aucun. Sinon de cette virtuosité de langue dont Guitry a une haute pratique masturbatoire.

13 novembre – Ce matin, très tôt, Arles comme chaque mardi. Chez Actes Sud, avec les premiers arrivants, j’ai parlé des feuilles de platane qui sont passées du roux au brun mais, si recroquevillées qu’elles soient, ne tombent pas encore, comme si elles attendaient le signal d’un premier gel. Et, bien entendu car maintenant tout le monde en parle, du mistral, cet aboyeur qui ne démord pas. Jadis, faisais-je remarquer, nous avions par intermittence deux, trois, six jours de mistral. Aujourd’hui, harcelés continûment par lui, nous avons par intermittence deux, trois ou six jours sans. À mon habitude, j’avais laissé ouverte la porte de mon ancien bureau de gouverneur, devenu salon de palabres, et j’eus ainsi quelques visites et de bonnes conversations. De celles au fil desquelles soudain viennent une vision nouvelle, un mirage, une idée. Nous discutions de l’avenir du livre. Et soudain j’entrevis que, par la dérive marchande, l’activité éditoriale connaîtrait tôt ou tard une scission comme celle qui menace en ce moment la pauvre Belgique. La comparaison s’arrête là. Ce que j’entrevoyais et qui fit débat, c’est qu’une fonction particulière devrait être instituée qui éviterait aux écrivains, ceux dont les livres ont véritablement du sens, d’être confondus avec les autres et d’être emportés par des marées qui ne laissent que bois mort sur les plages. Nous nous sommes séparés avec, sur les bras, plus de questions que de réponses. C’est bien normal.

14 novembre – Dans la nuit je me suis encore payé une belle insomnie au cours de laquelle, sur France Culture, j’ai entendu Antoinette Spaak expliquer avec intelligence et mesure le drame politique et le mélodrame linguistique de la Belgique. J’avoue que ça me paraît encore plus complexe que je ne l’imaginais. Ainsi quand il s’agit de faire une indispensable distinction entre question et problème. La question scolaire, le problème des Fourons… N’inversons pas, nous aurions tout faux. Son oncle, Charles Spaak, était un fameux scénariste, a rappelé l’intervieweur. Quel titre choisirait-elle pour décrire la situation de la Belgique ? Je crois me souvenir qu’il lui a proposé La kermesse héroïque, La grande illusion et La belle équipe. Antoinette Spaak s’est prudemment défaussée.

18 novembre – Il paraît que ce fut un dimanche froid, ensoleillé, sans mistral. Cela m’a échappé car tout le clair de la journée, je l’ai passé à relire le premier jeu d’épreuves des Déchirements. Sans avoir envie de rien chambarder. Parfois même j’ai eu l’impression de découvrir le texte alors qu’il n’en est pas une page que je n’aie plusieurs fois récrite.

19 novembre – Pourquoi n’a-t-on pas suivi Escarpit quand, jadis, il suggérait que l’on adopte le mot publieur qui permettrait d’avoir en français la sage distinction que les Anglo-Saxons respectent avec editor et publisher ? La confusion entre passeurs et marchands eût sans doute été moins présente qu’elle ne l’est aujourd’hui.

A-t-on jamais vu un quotidien national faire paraître en blanc la moitié de sa première page avec, au centre, une petite annonce ainsi rédigée : « CHERCHE Homme/Femme d’État bilingue. Pour mettre fin à situation sans issue. Écrire à bur. journal qui transmettra »… ? C’est pourtant ce qu’à fait Le (très sérieux) Soir du 16 novembre. Dans la cathédrale de Bruges on peut voir un tableau de Dirk Bouts, Le martyre de saint Hippolyte. Il en est question dans mon prochain roman, mais hic et nunc, c’est à la Belgique que son écartèlement me fait penser.

21 novembre – Il a tout l’air de pleuvoir mais il ne pleut pas, le ciel est sale comme une truie élevée dans la boue et curieusement les feuilles mortes ont cessé de tomber. Non, me dis-je, ce n’est pas signe annonciateur de la fin prochaine de la planète mais sans doute l’un de ces cycles dont la brièveté de la vie et notre ignorance philosophique ne nous permettent de saisir ni la cadence ni la juste mesure. En même temps je me prends en flagrant délit d’errance. Ignorance philosophique ? Mais je viens d’apprendre qu’ont eu beau succès les Journées d’Averroès à Marseille et un Festival bruxellois de la philosophie. Mes ruminations viennent peut-être de l’hypertension que m’a découverte hier le pédiatre à qui je me plaignais de mes humeurs. C’est comme moi, me dit Fred, un vieil ami avec qui j’ai fait jadis les quatre cents coups et qui me téléphone du fond de sa retraite pour m’assurer qu’il est toujours de ce monde.

22 novembre – « Fred, un vieil ami avec qui j’ai fait jadis les quatre cents coups… » Dans cette phrase écrite hier, Anne me dit ce matin avoir lu Freud et non Fred. Ce malicieux lapsus oculi, comme elle l’appelle, m’a mis d’excellente humeur.

Anne joint à son courriel trois strophes d’un poète romand, Jean Cuttat, que j’avais tort de ne pas connaître. Je graverais bien, en effet, le dernier vers de ce poème sur l’une des poutres de mon grenier, tel Montaigne sur celles de sa bibliothèque : « J’ai passé l’âge d’être vieux. »

23 novembre – Ses quatre-vingts balais sous le bras, Béjart s’est tiré hier et sa mort me rappelle l’éblouissante révélation du Sacre du printemps dans l’arène du Cirque royal de Bruxelles en 1960. J’y habitais encore en ce temps-là et j’eus l’impression qu’avec son Ballet du XXe siècle, ce fils de philosophe avait contribué à faire de Bruxelles la capitale européenne qu’elle n’était pas encore. Un jour, en compagnie d’Emmanuelle Riva, j’y ferais la connaissance de Sonia Schoonejans qui sortait de chez Béjart et à qui je confierais, quelques années plus tard, la collection « danse » chez Actes Sud. Car tel est le tricot de l’histoire : dessins inextricables et dessein merveilleusement imprévisible.

25 novembre – On avait beau n’avoir pas besoin de lui car le ciel après la pluie s’était remis au bleu, le mistral est revenu en douce cette nuit et il soufflait fort ce matin. Il n’a pourtant pas empêché la foule des grands jours de se presser au Méjan pour y prendre le petit-déjeuner avant d’entendre Brahms et Schumann interprétés, devant cette salle archicomble, par le Quatuor Prazák et le pianiste Jean-Philippe Collard. À l’époque où j’avais commencé à découvrir et aimer ce qu’on appelait alors la « grande » musique, je m’en souviens, je n’avais pas été séduit par des pièces de Brahms comme ce troisième quatuor à cordes par lequel le concert a commencé. Mais où était donc, me demandais-je ce matin, l’hermétisme dont la réduction, jadis, me semblait difficile et ne m’apportait pas de plaisir ? Il n’y avait plus aujourd’hui qu’une lumineuse et romantique célébration. Et c’est du désir, sans cesse présent ce matin, que nous avons parlé en premier, Jean-Philippe Collard et moi, au cours du déjeuner qui a suivi. Car s’il est un thème sur lequel la musique a plus de pouvoirs et de capacités que le langage ou l’écriture, c’est bien celui-là. Le désir et l’angoissante absence qui le tourmente.

26 novembre – Les petits prix littéraires suivent ceux qu’on appelle « grands ». Mais leur mention n’est faite que dans de petites rubriques avec de petits échos. Ces petits prix seront donc sans effet sur les ventes et la notoriété. Il faut avoir la curiosité de chercher qui sont les membres des jurys de ces prix-là pour comprendre qu’ils ne sont en rien moins lettrés ou moins compétents que les autres. Alors à quoi tient que les uns déclenchent ventes et succès, les autres pas, sinon à la réputation qu’ils se sont faite et qu’on leur fait ? Je reviens par force à ma vieille idée : les prix littéraires devraient être étalés tout au long de l’année. L’effervescence littéraire serait ainsi entretenue à feu doux. Utopie de rêveur.

28 novembre – Lu. ce matin dans Le Soir que le comte Dracula organisait des soirées « don du sang » pour la Croix-Rouge allemande… Toute la raillerie d’un monde dérisoire dans une phrase.

1er décembre – Contrairement à mes habitudes, je me suis couché de très bonne heure. Et je me suis éveillé au milieu de la nuit. Sur France Culture il était question de Flaubert et des lettres qui éclairent les zones d’ombre de sa vie, révèlent ses doutes, sa violence amoureuse et ses imprécations. Mais j’aurais volontiers expédié en enfer les bruiteurs qui croient bon de souligner les textes par d’insupportables tapages et jacasseries sonores. Émotion d’entendre lire le passage d’une lettre à Louise Collet que j’ai mis en exergue dans Les déchirements : « J’ai dans ma jeunesse démesurément aimé, aimé sans retour, profondément, silencieusement… Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale ; je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite. »

Je m’étais rendormi quand à l’aube j’ai été réveillé par l’infirmière qu’avait mandée celui que j’appelle « le pédiatre » pour me faire une prise de sang par laquelle il veut découvrir l’identité du virus importun.

Parce que la lecture que j’en fis hier à Christine m’a révélé ici quelques faiblesses de la phrase, là une ellipse douteuse ou encore de petits manquements, j’ai repris cet après-midi le texte de La garde-robe de la Liberté, cette causerie que je ferai bientôt à l’université de Liège. Après tout ce tintouin, ce serait un comble que je ne puisse aller à Liège. Il faut que j’y aille et me voilà en résilience au sens que Borys Cyrulnik et, après lui, la mode donnent aujourd’hui à ce mot. Il me semble entendre Sabine Azéma me chanter à l’oreille « Résiste ! » comme elle le faisait dans On connaît la chanson…

2 décembre – Hier, remonté dans mon grenier, j’avais écrit un peu, puis j’avais ouvert la télévision, intrigué par l’annonce d’une émission qui remuait des souvenirs, un documentaire consacré à Denise Glaser. Je n’ai pas connu cette femme dont maintenant les portraits me fascinent. À l’époque, celle des années soixante, où elle fut révélée par Discorama, émission de télévision où elle-même révéla maints talents, je n’avais pas la télévision. J’avais même oublié un nom qui m’avait à peine effleuré. Je ne savais rien de cette jeune juive qui s’était distinguée dans la Résistance, rien de ses humbles débuts à la Maison de la Radio, rien du prestige qu’elle y avait acquis, rien des succès et profits qu’elle avait permis de faire à certaines maisons de disques dont elle avait interviewé les auteurs dans son émission, rien des idées qui l’avaient mêlée aux événements de mai 1968, rien de son renvoi par le régime gaulliste, rien non plus de son éviction définitive peu de temps après sa réintégration que ses admirateurs avaient obtenue, rien de la misère et de l’oubli où elle avait été abandonnée, rien de sa mort en juin 1983 à 62 ans. Elle était ma contemporaine, cette Denise Glaser, et je l’ai rencontrée hier soir pour la première fois, post mortem. Je l’ai vue pendant plus d’une heure, j’ai épié son visage aux yeux vastes comme mon passé et j’en suis revenu bouleversé. Je l’ai vue recevant dans un décor noir, blanc et dépouillé, des gens que j’ai connus et d’autres peu ou pas connus mais également aimés et admirés, dont elle révélait le talent, le caractère et les positions par ses silences autant que par ses questions. Je revois ainsi émerger les indignations de Jacques Brel, la tendresse meurtrie de Serge Reggiani, les révoltes amères de Léo Ferré, les protestations d’indépendance de Juliette Greco, les sourires énigmatiques de l’irrésistible métèque que se disait Georges Moustaki, la violente douceur de Miriam Makeba, je l’ai vue avec Aldo Ciccolini, et j’ai revu, parlant d’elle, mon cher Max-Pol Fouchet. Mais surtout me reste vive la présence de Barbara que Denise Glaser reçut aux tout premiers temps, ceux où j’avais moi-même accueilli la chanteuse encore peu connue dans mon petit théâtre de Bruxelles. C’est là et à cette époque que nos routes ne se sont pas croisées. Et, une fois encore, je vois que la vie n’est pas seulement faite de rencontres remarquables mais aussi de celles que nous avons manquées. Et je vois, oh oui je vois que l’histoire de Denise Glaser marque avec sa disgrâce le temps où la télévision a manqué le coche, loupé sa vocation, oublié d’être ce qu’elle aurait pu devenir, le temps où, cédant aux pressions de l’argent et du pouvoir, elle est devenue servile.

décembre – Ce matin, où il me paraît désormais certain que je ne pourrai me rendre à Liège pour jouer en public avec les dés de la Liberté, je me suis fait la réflexion que jamais une langue apprise ne permet de voir ou de comprendre ce que comprennent et voient ceux qui sont nés dans cette langue. Savoir et apprendre ne sont pas même étoffe. Chaque mot porte l’empreinte du temps de son apparition (naturelle pour les uns, didactique pour les autres) et chaque phrase, par son assortiment de mots, éveille le souvenir d’expériences antérieures. On fait passer pour nuance ce qui est en vérité fracture. C’est pourquoi, souvent à notre insu, l’illusion de se comprendre possède l’inconsistance de la bulle de savon.

J’ai jeté l’éponge, je n’irai pas à Liège. Je ne tiendrais pas le coup. Mon confrère et ami Pascal Durand m’a proposé de lire jeudi, dans le grand amphithéâtre du campus, le texte de La garde-robe de la liberté. Ah, l’imprudent ! « L’homme est la seule espèce qui sache qu’elle meurt », avait un jour noté Jean Duvignaud… L’homme est aussi la seule espèce qui sache se représenter et nommer la Liberté. Mais de là, à savoir s’en servir…

7 décembre – Pascal Durand m’a rendu compte de la lecture qu’il fit hier, à l’université de Liège, de ma causerie sur la Liberté. « Chose très étrange au demeurant que de te lire ainsi à voix haute, m’écrit-il, c’est ma voix qui se faisait entendre, et intérieurement c’est la tienne que j’entendais, tant il est sensible, en pareille expérience, que le grain de la voix ensemence le déroulement de la phrase, sa ponctuation, sa rhétorique autant que la substance imaginaire qu’elle entraîne avec elle. »

J’ai lu dans Le Monde un article de Pierre Mertens sur la situation belge. Et, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de mon frère qui est reparti s’installer là-bas, j’ai écrit en souhaitant que la frontière linguistique ne soit pas un jour prochain marquée par un mur pareil à celui que les Israéliens construisent. Ce midi, j’ai lu Le Monde 2 qui présente un dossier intéressant sur les origines de la crise dans laquelle la Belgique s’est empêtrée. Si jamais il s’en tire, le petit royaume aura donc gagné par cette crise une nouvelle notoriété en même temps qu’une reconnaissance de sa véritable histoire. Et elle n’est pas à l’image d’un fleuve tranquille. Je me souviens que, du temps de ma terminale qu’on appelle là-haut « rhétorique », il avait fallu composer une dissertation sur une citation de Léopold II : « Un pays bordé par la mer n’est jamais petit. » Et l’embarras était venu, non du sujet, mais du roi, son auteur, dont nous savions par des rumeurs que, pour ses pratiques coloniales, il avait été dénoncé comme The King of Bones par Mark Twain, dans Le soliloque du roi Léopold…

10 décembre – Cette nuit, la douleur m’ayant fichu la paix, j’ai eu l’impression de m’enfoncer profondément dans le sous-sol du sommeil et je me suis retrouvé dans le tableau de Paul Delvaux dont on a choisi un détail pour illustrer la jaquette des Déchirements. Le tableau est intitulé L’écho. Sur une allée de pierre en perspective infinie et sous un ciel d’un bleu nocturne, trois femmes se suivent à distances égales. On ne tarde pas à s’apercevoir que c’est la même créature, l’une étant l’écho de l’autre. La symbolique correspond parfaitement au spectre qui hante mon roman. Mais, par un renversement, et peut-être parce que là, dans les profondeurs du sommeil, elles étaient réelles comme on peut l’être dans un songe, les trois femmes incarnaient trois états constitutifs d’un très personnel être-là, être au monde. L’une était le désir, la deuxième le plaisir, la troisième la jouissance comme l’entendait Lacan : le jouir-du-sens.

11 décembre – Ce fut hier au Méjan une soirée d’exception. Maud Rayer a fait une lecture exemplaire de Laterna Magica. Par la houle du silence et par les frémissements de mes voisines, je sentais l’émotion se manifester quand le texte ou la manière de le dire les touchaient au vif. Avant que Maud ne lise, j’avais exposé que, dans la vie de Bergman, je voyais trois « chantiers » où s’était élaborée toute son œuvre : la famille, la religion et les femmes. Nous ne nous étions pas concertés, Maud ne savait pas ce que j’allais dire, et pourtant elle avait choisi de lire des fragments qui en donnaient l’illustration.

12 décembre – J’étais en veine épistolaire, ce matin. À la rédactrice en chef d’un quotidien belge j’ai écrit pour lui dire combien je pensais à elle devant le spectacle de la folie politique dans son pays qui parfois me donne l’impression de voir une gare de triage dont les politiciens auraient faussé les aiguillages et les négociateurs emmêlé les rails… Dieu merci, lui ai-je dit, il reste une Belgique où je suis né, où j’ai passé des années inoubliables, une Belgique où j’ai conservé des parents, des amis, une Belgique où vous existez avec une ferveur qui fait mon admirative affection…

Ciel, les vœux commencent à arriver ! Or je n’ai pas encore réfléchi à ce que seront les miens. Les premiers viennent d’une vieille amie qui, en Pologne, tente de sauver les restes d’une culture française qui y fut florissante et qui l’était encore, quand, dans les années quatre-vingt, j’y fis une tournée de conférences. Et puis une inimitable lettre où, de sa belle écriture, Michel Piccoli, dont la dernière image m’apparaît en roi Lear, me souhaite que « tout soit passionnant ». Je me rappelle que la première rencontre, furtive, fut à Bruxelles, à la fin des années cinquante où, dans une réception que j’avais organisée, il vint avec Juliette Gréco. Mais la vraie rencontre fut, en 1983, quand, ayant fait une lecture au Méjan, il logea au mas. Il venait de jouer avec Mastroianni dans Le général de l’armée morte de Luciano Tovoli. C’est alors qu’est née une amitié dont la discrétion n’a jamais atténué l’intensité.

13 décembre – Quand on traverse la presse à gué, quand on parcourt et saute de titre en titre, on se fait des événements du monde et du climat de la planète une tout autre idée que si l’on choisit quelques articles pour les lire à fond ou jusqu’à la perte d’intérêt. Les titres manifestent le double vertige de la possession et de la dépossession. D’autant que la plupart des journaux ont maintenant des titreurs qui parfois, pour faire un mot d’esprit, n’hésitent pas à donner à un article un tout autre sens que le sien. Beaucoup, d’ailleurs, ont cédé au plaisir du calembour dont Hugo, dans Les misérables, disait que c’est « la fiente de l’esprit ». Bref, dans le kaléidoscope de l’information, avec les titres et sous-titres, on peut tout voir et son contraire…

14 décembre – L’assemblée du New Jersey vient d’abolir la peine de mort. Reste à obtenir la signature du gouverneur de l’État mais c’est un démocrate que l’on dit acquis à l’abolition. La cause abolitionniste progresse aux États-Unis bien que la population, à en croire les sondages, reste majoritairement favorable à la peine de mort. En France aussi, l’abolition fut obtenue en 1981 par Robert Badinter alors que les sondages révélaient une forte opposition dans l’opinion publique. Je me revois cherchant un soir, en ce temps-là, à convaincre les membres du Rotary Club d’Arles de la nécessité de l’abolition. On n’avait pas fait bon accueil à mes arguments, et quand le moment de débattre était venu, l’habituelle question m’avait été posée. Tiendrais-je le même discours si l’un de mes enfants avait été la victime d’un meurtrier ? « Et si l’un de vos enfants était un meurtrier, avais-je répliqué, réclameriez-vous encore la guillotine ? » Le débat avait tourné court, la séance avait été assez tôt levée.

16 décembre – Ce soir il fut à table d’abord question d’un déjeuner à l’Élysée où Sarkozy, à des éditeurs qu’il a récemment réunis, aurait fait comprendre que seule la manière forte permettrait de résoudre les problèmes de la lecture et de l’édition et qu’elle consistait à aller chercher les lecteurs, les jeunes en particulier, à grand renfort de publicité télévisuelle. Il y a donc des raisons de craindre que soit bientôt levée, à la hussarde, l’interdiction de faire de la publicité pour les livres sur le petit écran, une mesure qui avait été prise pour la protection des libraires, de la presse écrite et des éditeurs de livres de qualité qui n’auront jamais rang dans l’ordre des best-sellers.

19 décembre – Ce matin, je n’ai pas envie de reparler de Nicolas, parce que, hors fonction impériale, il ne m’intéresse pas. Seulement voilà, dans sa fonction (j’avais écrit : fiction) il organise des feux d’artifice qu’on ne peut s’empêcher de voir. La semaine dernière, pendant qu’à Paris on chassait les sans-abri installés sur un quai près de Notre-Dame, et que se tirait enfin un Kadhafi qui s’était payé sa tête sur la question des Droits de l’homme et l’avait singé en visitant le Louvre en une demi-heure, il était, lui l’Empereur, à Disneyland avec la belle Caria qui dans No Promises chante si bien les poèmes d’Auden, Yeats, Dickinson et quelques autres. Mais, pendant que les photos de ce feu d’artifice là paraissaient dans le monde entier, je n’ai vu personne pour se demander ce que l’on ferait de ce talent si la voix devenait celle de la première dame de France. En cage ? Je me suis souvenu d’un récit de Jean Duvignaud que j’ai publié naguère : Dis, l’Empereur, qu’as-tu fait de l’oiseau ?

Et puis hier, l’empereur pressé, au sens morandien du mot, faisait chez nous, en Camargue, une visite de deux heures (en ce comprise une promenade à cheval avec changement de tenue, pull-over et col ouvert, en compagnie d’une belle ministresse) pendant lesquelles il donnait l’impression d’avoir tout vu, tout visité, tout compris, tout réglé. Ce soir, j’ai rendez-vous avec Daniel Pennac au Méjan. Lui aussi a quelques titres qui conviendraient aux feux d’artifice impériaux : Au bonheur des ogres, Comme un roman, La débauche, Le dictateur et le hamac. Merci…

Christine m’a conduit en Arles pour recevoir Daniel Pennac au Méjan où sont exposés ses dessins de plumes. Je ne m’attendais pas à voir tant de monde un mercredi presque d’hiver à 18 heures 30. Ils étaient plus de cent qui ont écouté notre dialogue. J’ai d’abord emmené Pennac sur les pistes du langage, de l’écriture, et j’ai rappelé, car l’idée m’est chère, que la fiction a servi, depuis les commencements, à travestir l’ignorance de nos origines, à brider les peurs de l’inexplicable et à justifier les pouvoirs que certains en tiraient. Les noms de Pontalis et de Parain ont valsé dans notre discussion. Et puis, pour lui donner un ton plus allègre, j’ai fait observer que la plume présente sur tous les dessins de Pennac était érectile alors qu’il existait jadis, et j’en avais apporté un spécimen, des stylos à plume rétractile. Vint un moment d’émotion quand je découvris que Pennac avait bien connu mon cher Duvignaud. Après, il y eut l’habituelle cérémonie des dédicaces et j’en ai profité pour me débiner parce que cette vipère de sciatique avait recommencé à me mordre.

20 décembre – Régine est arrivée avec un premier lot de livres qui sortaient de l’imprimerie. Le roman existe donc, je l’ai pris en main, j’ai palpé, humé, feuilleté Les déchirements\ Puis j’ai remis à Christine le tout premier exemplaire qui lui revient car le livre lui est dédié en même temps qu’à Juliette, la disparue qui est au centre de l’histoire que je raconte. Tout l’après-midi, nous l’avons consacré, Régine et moi, à préparer un premier service de presse. J’ai dû dédicacer une cinquantaine d’exemplaires. Je me suis souvenu de l’embarras où l’exercice de la dédicace m’avait mis lors de la parution du Nom de l’arbre, le premier de mes romans. Chez Grasset, à une table voisine, une romancière de grand renom signait son dernier livre, en même temps que moi le mien… Sans cesse elle m’interrogeait sur l’orthographe d’un mot pour une dédicace qu’elle était en train d’écrire et elle me précipitait ainsi dans un trouble insupportable. Elle est partie avant moi, je suis allé voir le papier qu’elle avait abandonné sur sa table. Il y avait là quelques mots et pour chacun plusieurs versions orthographiques… Elle avait donc cherché avant de m’interroger.

Régine partie, j’ai voulu avoir un résumé des nouvelles du jour. Ainsi ai-je appris que notre imprévisible et infatigable président, pour aller à Rome, où il avait audience avec le pape et où il devait être nommé chanoine honoraire (ce qui lui eût permis d’entrer à cheval au Vatican – avec Caria en amazone ?) avait aussi emmené Bigard, l’homme des « trucs qui gonflent ». Et proclamé que « la République a besoin de croyants. » Je la croyais laïque, notre république. Je ne comprends plus, suis dépassé, dois me faire vieux, ou être victime d’une hallucination.

Je suis revenu sur terre pour apprendre, hélas, que Christian Bourgois avait à son tour passé le dernier portillon. C’est à l’occasion de la publication en France des Versets sataniques de Salman Rushdie que j’eus la seule occasion de le fréquenter un peu.

23 décembre – Un signal m’avertit de l’arrivée d’un courriel. C’est Yves qui m’envoie une série de photos prises dans la vallée mosane où il habite, les unes par temps de brume, les autres par temps de givre et de lumière. Elles sont magnifiques, je les fais défiler sur l’écran, m’attarde sur certaines qui évoquent un monde à la Julien Gracq. Après, je vais au courriel qui les accompagne. Mais qu’est-ce qu’il raconte, Yves ? Il m’écrit que la mort de Gracq l’a consterné. Gracq n’est pas mort ! lui dirais-je s’il était devant moi. Sa phrase pourtant me trouble, elle met du désordre dans ma mémoire. Gracq serait-il mort cette année et ne l’aurais-je pas su ou l’aurais-je oublié ? Pour en avoir le cœur net je vais voir et là… une phrase se déplie sous mes yeux : « Auteur discret rétif aux honneurs, l’écrivain Julien Gracq est mort samedi à l’âge de 97 ans à Angers, dans le Maine-et-Loire. »

Françoise est passée, je lui ai parlé de Gracq, elle m’a parlé de Christian Bourgois. C’est le moment où l’on doit mettre les morts en place, comme me le rappelait souvent Max-Pol Fouchet. Françoise évoque la fidélité avec laquelle Christian, sitôt son stand monté au Salon du livre, venait nous voir achever le nôtre en nous parlant de la difficulté d’être encore éditeur de vraie littérature à notre époque. Moi, je me revois en compagnie d’André Delvaux me racontant que Gracq, qui refusait que l’on adaptât ses romans à l’écran, lui avait permis d’y porter Le roi Cophétua, l’une des trois nouvelles composant La presqu’île, mais avait prévenu qu’il ne voulait ni voir le film ni en entendre parler. En 1971, André Delvaux avait achevé un long-métrage raffiné, mystérieusement érotique, Rendez-vous à Bray. Gracq s’était laissé tenter, il avait vu, puis il avait dit à Delvaux son admiration pour un film si différent du livre et pourtant si fidèle à ce que, lui Gracq, avait voulu y dire.

25 décembre – Hier soir, chez Françoise et Jean-Paul, il y avait quelque trente couverts à table dans la grande salle à manger de la belle demeure patricienne d’Arles. Je n’avais pas oublié que j’étais un convalescent et je pris des parts de moineau dans les plats qui défilaient. J’avais pour voisines, d’un côté Marie, une élégante viticultrice qui me révéla que nous nous connaissions de longue date, malgré mon air de ne pas m’en souvenir, car nous nous étions rencontrés jadis à Saint-Rémy chez Garcin puis en Arles chez Clergue, et de l’autre côté la petite Pauline Fargue à laquelle j’appris que c’était à son arrière-arrière-grand père que l’on devait le décor de la Brasserie Lipp.

26 décembre – Écrite et parlée, la presse racontait ce matin d’une même voix le voyage en Égypte (un syndrome très français) à bord d’un avion battant pavillon Bolloré. En compagnie d’une certaine Caria. Je me suis souvenu que l’une de mes chansons préférées sur le disque qu’elle a édité chez Naïve (No Promises) avait été composée à partir d’un poème de Wystan Hugh Auden : At last the secret is out / as it always must come in the end. Eh oui, tôt ou tard, défense ou pas, secret levé… Mais, sur la pochette du disque, la petite Malibran ne porte qu’une nuisette. Si elle avait été élue Miss France – et une « première dame » l’est à sa manière – la chapeautée de Fontenay l’aurait déjà virée comme elle vient de le faire pour la Réunionnaise Valérie Bègue.

27 décembre – Finir une année c’est comme boucler une valise, on découvre qu’il y a encore de la place ici et là pour y fourrer des choses. Par exemple un inventaire de quelques lieux où se cultive le mépris, thème d’une prochaine livraison de La pensée de midi. Ou des notes pour une postface au Nabokov et sa Lolita de Nina Berberova qu’Eduardo Berti s’apprête à publier en Argentine.

29 décembre – Avec prudence j’observe la décrue de la douleur. La présence de la sciatique est maintenant cicatricielle. Le temps, lui, est d’une grande douceur et, pendant quelques heures de ce printemps hivernal, j’ai laissé la fenêtre ouverte. La météo nous annonce le retour du mistral pour la Saint Sylvestre.

À table, avec Gilles, longuement parlé politique. Et de l’absence du désir de gagner, chez certaines gens de notre bord. Puis de l’Arche de Zoé dont les membres condamnés aux travaux forcés ont été ramenés hier de N’Djamena sans que Zorro eût à interrompre sa lune de miel pour les rapatrier. Quelques évidences s’entremêlent dans cette affaire : le soulagement des uns, le sentiment d’avoir été floués chez d’autres, la confusion humanitaire et, tel un fil qui relierait tout, le mépris, le mépris des uns, le mépris des autres…

En travaillant à la postface du Nabokov et sa Lolita de Berberova, je suis retourné à des archives et ainsi ai-je retrouvé des notes de juillet 1990. Nina Berberova passait quelques jours au mas. Je venais de lire les mémoires de Maurice Girodias, fondateur de la revue Critique et $ Olympia Press. Nina l’avait connu et elle me demanda s’il parlait d’elle. Ce ne fut pas long à retrouver. « Il faut mentionner ici une femme charmante, avait écrit Girodias, Nina Berberova… Ah, les yeux de Nina, la voix de Nina, incomparable lorsqu’elle récitait ses propres traductions de poèmes russes… » Quand je lui avais lu ce passage, Nina avait d’abord souri. « Je me souviens », disait-elle. Mais soudain je l’avais vue montrer de l’indignation. « Avec un peu de flair, s’était-elle écriée, cet imbécile aurait découvert ce que j’avais écrit. Je serais restée en France où mes livres auraient été traduits et publiés. Et j’aurais fait l’économie de quarante-cinq années ! » Quarante-cinq années au bout desquelles, un jour de mai 1985, nous nous étions rencontrés, elle et moi, au Café de la Mairie, à la place Saint-Sulpice. Pour rattraper en sept ans un retard de quarante-cinq…

31 décembre – J’écrivais sur Berberova et Nabokov, sur la gloire et l’amertume quand, par je ne sais quelle manœuvre – plus je m’interroge moins je comprends – mon dossier d’écriture a coulé à pic dans le noir océan de l’écran. Curieusement, pas la postface que j’écrivais mais une entière collection de textes que je consultais. Avec l’aide de Christine j’ai fini par en récupérer l’essentiel. Sans cela, cette année se fut terminée par un naufrage. Chaque fois qu’un tel incident se produit j’imagine les conséquences qu’il aurait s’il était d’ordre planétaire. J’ai sans doute tort de m’inquiéter, j’ai entendu dire ce matin, à la radio, que les officiers pakistanais avaient pris la précaution de ne pas mettre les ogives nucléaires et les fusées dans le même tiroir. Ah, les braves, comme ils sont prudents !

Partager