«Il est fini le temps où des saisonniers flamands venaient engrosser des filles de ferme un peu naïves et wallonnes (non, ce n’est pas un pléonasme), mais au tempérament jamais décrié. Elles n’avaient des choses du sexe aucune connaissance, mais déjà une sensualité exacerbée et un talent fou pour éveiller les ardeurs de juvéniles gamins. Leur coup tiré, ceux-ci disparaissaient dans leurs plaines nordiques et laissaient l’opprobre et la honte se repaître de ces fraîches filles mères. Ces époques barbares pourtant si peu éloignées de nous et dont l’inconscient collectif garde encore quelques traces sont heureusement révolues. Il y eut d’autres métissages, moins sauvages et moins clandestins, dont je suis un des fruits involontaires.»

«C’est ainsi que mon père et ma mère firent connaissance (soyez attentifs ici à la signification biblique du terme) à l’ombre de l’imposante statue de Léopold de Saxe-Cobourg, érigée sur la digue de la ville côtière de La Panne, à l’endroit exact (paraît-il) où le futur monarque débarqua pour monter sur le trône de ce petit territoire qui allait devenir un pays et même une royauté. C’était le 17 juillet 1831. Mes géniteurs pouvaient difficilement mettre leur union sous un parrainage plus prestigieux. A l’époque de leur rencontre, la ville s’appelait déjà La Panne et je ne peux jamais m’empêcher de sourire en imaginant que je fus conçu en ce lieu. Il me plaît de situer le début de mon existence en cet endroit prestigieux où mes parents ne connurent point de défaillances et il m’arrive de revenir en pèlerinage sur les lieux de ce qui ne fut pas un crime (quoique). Même si ma naissance, quant à elle, se situera quelques kilomètres plus au sud dans une ville parfois qualifiée de perle de la Meuse dont le nom claquait, lui, comme une acclamation de ma venue: Huy.»

«Conçu sous de si bonnes augures, on peut penser que j’étais bien parti dans la vie, comme on dit. Mais on aurait tort de se fier aux signes du destin qui préfère se jouer de nous comme de vulgaires joujoux. Très vite, les choses s’envenimèrent entre mes parents. Ils mirent cela sur le compte, c’était facile, de différences culturelles. Car, l’ai-je déjà dit ?, mon père était Flamand, ma mère Wallonne. Ils avaient par exemple un rapport à l’argent très différent : si ma mère était plutôt du genre à privilégier le plaisir, mon père calculait au plus juste ses dépenses et ne se permettait que rarement des petites folies.»

«Je me rends compte aujourd’hui que j’ai accepté un peu trop docilement que ma mère m’inscrive au cours d’anglais lorsque s’est présenté le choix d’une langue étrangère. C’était pour elle une manière supplémentaire de gommer mon père. Etrangère, la langue néerlandaise n’aurait pas dû l’être pour moi, puisqu’il s’agit somme toute de ma langue paternelle comme le français est ma langue maternelle. Mais une langue étouffée par le temps, assoupie, somnolente. De mes cinq années de vie commune avec le couple de mes parents, je garde de mon père le vague souvenir d’instants, surtout de solitude où il s’égarait dans ses pensées et s’isolait du monde, durant lesquels il laissait parfois échapper un juron ou une réflexion dans sa langue. Plus rares et donc précieux, il y a aussi ces souvenirs de courses dans les dunes ou sur la plage en été. Il chantait à tue-tête: « Ik heb de zon zien zakken in de zee, ik heb de zon zien zakken in de zee, ik heb de zon zien zakken, ik heb de zon zien zakken, ik heb de zon zien zakken in de zee. » A vrai dire, je ne suis même plus certain des paroles, seuls l’air et le rythme continuent à m’obséder. Il chantait cette ritournelle enfantine avec un tel entrain et une telle joie de vivre que je m’y suis raccroché pour penser que cet homme ne devait pas être foncièrement mauvais.»

«J’avais à peu près cinq ans quand ils se séparèrent. Mon père ne fit pas long feu… Il disparut de la circulation. L’animosité entre lui et ma mère était devenue telle qu’ils finirent par ne plus se parler et le premier à en faire les frais, ce fut moi. Depuis leur séparation, il y a eu la guerre du Golfe, le génocide rwandais, l’éclatement de la Yougoslavie, l’attentat du 11 septembre 2001 et ses suites… Sans compter tous ces conflits qu’on oublie trop facilement. Je n’entendis plus parler de mon père. Je m’en étais fait une sorte de raison en l’imaginant voguant sur les mers du sud, menant une vie d’aventurier dans laquelle il n’y avait pas de place pour un petit garçon. Jusqu’au jour où se fit sentir un manque et où je m’enhardis à demander de ses nouvelles à ma mère. Je venais de fêter mes dix-huit ans. Elle m’asséna cette phrase en forme de verdict : « Ton père est mort ! » Se fraya en moi un subit mélange de tristesse et de révolte. Oui, de révolte, car des quelques explications que je parvins à arracher à ma mère, je déduisis que mon père était déjà décédé deux ans auparavant, que ma mère en avait été informée à l’époque, mais qu’elle avait préféré taire la sinistre nouvelle. Sinistre pour qui d’ailleurs ? Elle s’exclama qu’elle s’était tue pour mon bien, que de toutes façons mon père même mort ne pouvait m’attirer que du malheur, que tout était mieux ainsi. Je ne m’en serais jamais cru capable mais je parvins cette fois à m’enfermer dans un silence rageur que j’imposai plusieurs semaines à ma mère. Autant j’avais pu ressentir de l’indifférence pour mon père absent, autant je me découvris capable de haïr… A dire vrai, je ne sais toujours pas, si en concédant finalement quelques mots à ma mère, je l’ai réhabilitée dans mon amour filial.»

«Ces quelques jours que je traversai comme un désert affectif réveillèrent en moi des impressions liées à mon père. Des soirées mémorables passées sur la plage de La Panne où il signait le ciel marbré d’un soleil couchant par les arabesques de son cerf-volant, lequel me tirait les bras vers les nuages et les mouettes quand les manettes m’étaient laissées. Des odeurs de waterzoi comme seul il pouvait en cuire, apportant un soin méticuleux dans la préparation de chaque ingrédient. Ou encore des clairs-obscurs qu’il admirait dans de vastes peintures dont les femmes aux chairs charnues et lumineuses me troublaient secrètement.»

«En même temps, je ressentais une frustration permanente comme le pêcheur mal équipé qui ne ramène que du menu fretin alors que ses confrères arborent des poissons frétillants de vigueur. J’essayais à chaque fois de soutirer davantage de mes maigres plongées dans le passé. Je commençai à m’intéresser plus que je ne l’aurais cru à ce qui se passait dans le Platteland. Je pris ainsi véritablement conscience de l’existence de cette région plutôt ignorée. Je me branchais sur les programmes télévisés qu’elle diffusait même si je n’en comprenais pas le sabir. J’achetais les disques des chanteurs locaux dont me subjuguaient les rythmes rauques. Je remis mes pas sur ceux de mon enfance le long des canaux aux eaux dormantes et hypnotisantes, auxquelles je prêtais et prête encore des pouvoirs maléfiques. J’admirais la lumière des ciels bas accrochés aux pignons crénelés de maisons dorées. Je me découvris une passion inattendue pour la vie de ces hommes politiques qui dirigeaient des francophones qui n’avaient pas voté pour eux. Je pris de plus en plus souvent la route vers le nord, m’arrêtant là où s’arrêtent les terres, appréciant le grain du sable sous les pieds, retrouvant des sensations d’enfance.»

«Finalement, j’ai loué cette caravane à demeure, dans le camping dont on m’a dit que mon père avait été le gestionnaire. Ma mère ne veut pas comprendre. Elle pense que je me laisse aller, que je déprime, que je deviens fou et qu’il serait temps que je me reprenne. Ma sœur m’a confié qu’elle lui avait dit que j’allais tourner comme mon père, qu’elle ne serait pas étonnée que je me mette à la boisson… Et que je finirais seul dans mon tas de ferrailles. Rien que cela.»

«Ma mère n’a gardé de lui que le souvenir de leurs échecs mutuels, ce qu’ils ont le mieux réussis finalement. Peut-elle seulement imaginer que mon père a connu ici une vie honorable? Que la gestion de son camping lui a permis d’acquérir une villa enviée dans l’arrière-pays. Mieux que cela: qu’il a refait sa vie, comme on dit, qu’il s’est remarié, a eu deux fils de ce second mariage et que je me suis ainsi découvert des demi-frères. Je me suis ainsi rendu compte que ma vie était truffée de trous. Et je suis parti à la conquête de ces plaines perdues. Je me suis procuré une méthode d’apprentissage du néerlandais et je m’attelle à en apprendre les rudiments. De jour en jour, je m’enhardis à tester mes nouvelles connaissances chez le boulanger, chez le boucher… Je commence à faire partie du paysage.»

«Ma plus grande fierté ces derniers jours, je l’ai ressentie lorsque la marchande de chaussures qui tient le premier commerce de l’avenue principale m’a salué d’un vibrant « Meneer Torrekens ». Désormais, je faisais partie de la bande.»

«Cette fois, c’est un autre Meneer Torrekens qui m’accueille chez lui. J’ai trouvé ses coordonnées sans problème mais j’ai attendu de maîtriser un peu mieux sa langue avant de le contacter par téléphone. A ma grande surprise, il me connaissait déjà par ce que notre père avait pu lui raconter de moi et mon demi-frère manifesta un enthousiasme communicatif à l’idée de me rencontrer. Il y avait souvent pensé mais il craignait de troubler la paix familiale de ma mère. Il m’invita avec empressement à venir lui rendre visite à Furnes où il habitait. Je fis la route dans un état second, entre deux époques, comme si le passé et le présent se comprimaient en un instant. Je m’arrêtai sur la grand-place de la petite ville dont le charme me captiva d’emblée. Six, sept petites maisons aux façades en escalier se tenaient serrées les unes contre les autres. Tapi dans un angle, un bâtiment plus prestigieux, hôtel de ville ou palais de justice, bénéficiait d’une architecture raffinée, dans une pierre plus foncée. Une tour et un clocher dominaient l’ensemble et attiraient le regard vers les cieux omniprésents. Pour rejoindre la maison de mon hôte, je traversai un agréable petit parc agrémenté d’un kiosque à musique au charme désuet qui se reflétait sur l’ensemble de la bourgade. Mon demi-frère m’accueillit à bras ouverts. Il tenait une galerie d’art et j’eus l’impression d’être accueilli dans un double monde. Les sculptures me parlaient comme si je les connaissais déjà. L’effet fut identique avec mon alter ego. Il y avait entre nous de discrètes ressemblances. Il me parla longuement de son enfance, m’interrogea sur la mienne. Nous réoccupions des terres abandonnées depuis trop longtemps avec la même ferveur. C’est ainsi qu’il en vint naturellement à me proposer de nous rendre sur la tombe de notre père dans le cimetière voisin. En sortant de chez lui, j’eus l’impression de retrouver des lieux familiers, je retraversai la ville comme si j’y avais déjà séjourné plusieurs fois. La tombe de mon père se trouvait au milieu d’un petit cimetière d’une affligeante banalité. Au loin, un canal et une voie ferrée, autant d’invitations au voyage. Au milieu des sépultures, je cherchai avidement de quoi raccrocher mon regard à un souvenir, un détail qui évoquât un fragment de l’enfance. Mais la pierre sous mes yeux m’opposait sa froideur, je ne pouvais imaginer la présence de l’homme à qui je devais mon existence. Je me demandai tout à coup la raison de ma présence ici, ce que j’étais venu y chercher, à part la confirmation d’un vide immense. Il s’étalait là, sous mes yeux, minéral. Mon demi-frère dut deviner mon malaise, il appela sa jovialité naturelle à la rescousse et m’invita à boire une bière sur la Grand-Place, dans une taverne dédiée au philosophe qui fit l’éloge de la folie des hommes et c’est ainsi, sous la double influence d’une légère ébriété et d’une douce sagesse que je terminai cette journée qui me fit l’impression d’une seconde naissance.»

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