Bon, d’accord, tout le monde s’en fout. Qui, d’ailleurs, sur la planète, pourrait bien s’intéresser à cet improbable royaume d’opérette, 30 528 kilomètres carrés à tout casser pour 10 millions d’habitants, trois régions, trois communautés (qui n’ont pas grand-chose à voir avec les régions susmentionnées), dix provinces, des Fourons, un arrondissement Bruxelles-Hal-Vilvorde, un roi, deux reines, un prince héritier contesté, un autre rejeton royal rêvant d’être vétérinaire et dont l’improbable amitié avec un médiatique prêtre-motard aux doigts chargés de bagouses n’a pas fini de faire jaser, une fille illégitime qui ne se prénomme pas Mazarine, une cinquantaine de ministres, un hymne national dans lequel il est question d’invincible unité, une devise proclamant fièrement que « l’union fait la force »…

Si petit, tout cela, tellement petit en vérité que l’homme de la rue, à New York ou Washington comme à Kaboul, à Canberra ou à Caracas, ignore jusqu’à l’existence de ce pays insolite autant qu’anachronique. Et ingouvernable à ce qu’il paraît.

Heureusement, il y a Justine, ses victoires et ses déboires sentimentaux. Et Benoît Poelvoorde, Cécile de France la mal nommée, Marie Gillain, Axelle Red, Arno, Amélie Nothomb qui s’appelle bien Nothomb mais pas Amélie, Eddy Merckx qui vit toujours, Dirk Frimout, les frères Dardenne, Pascal Duquenne, Lara Fabian (si si, je vous assure !), Noël Godin hélas, Helmut Loti, et bien d’autres, innombrables, morts ou vivants, de chair ou de papier, artistes de tout poil, sportifs, que sais-je encore. Sans compter l’inénarrable Michel Daerden.

Cela doit bien exister, la Belgique, puisque tant de Belges célèbres s’en réclament peu ou prou. César l’affirmait déjà en son temps : « De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves ». Nous avons tous ânonné cette phrase à l’école. Nous l’avons même traduite, pour ceux d’entre nous qui ont fait du latin. Et nous étions remplis alors d’une légitime fierté même si le mot « Gaule » en l’occurrence n’est pas sans danger, mais bon, tout cela est si loin…

Si loin ? Pas tant que ça. Revenons un instant au texte du grand Jules. « Gallia est omnis diuisa in partes tres, quarum unam incolunt Belgae, aliam Aquitani, tertiam qui ipsorum lingua Celtae, nostra Galli appellantur. Hi omnes lingua, institutis, legibus inter se differunt. (…). Horum omnium fortissimi sunt Belgae, propterea quod a cultu atque humanitate prouinciae longissime absunt… ». C’était il y a plus de 2000 ans, et que nous dit-il, l’illustre conquérant ? Que « toute la Gaule est divisée en trois parties : les Belges habitent la première, les Aquitains la deuxième, et ceux qui sont appelés “Celtes” dans leur langue et “Gaulois” dans la nôtre (le latin) habitent la troisième. Tous ceux-là diffèrent entre eux par la langue, par les coutumes et par les lois. (…). De tous ces peuples, les plus courageux sont les Belges, parce qu’ils sont les plus éloignés de la civilisation et de la culture de la “provincia” (romaine)… »

Lois, langues et coutumes différentes, déjà… Manque de civilisation et de culture, c’est-à-dire si l’on reste proche du texte latin, manque d’« humanité ». Bigre, voilà qui est moins flatteur. Les plus sauvages parmi les sauvages, en quelque sorte, voilà ce qu’étaient nos ancêtres, aussi irréductibles que le petit village naguère inventé par Gosciny. Bagarreurs sinon « fortiches » (traduction libre du fortissimi de César).

Quoi qu’il en soit, cela doit bien exister, la Belgique, certes… mais qu’est-ce que c’est au juste ? Comment définir ce mot ? De quoi s’agit-il ?

On peut se référer au Larousse ou au Quid, qui ne nous expliqueront pas que la Belgique est sans doute le pays comptant le plus grand nombre d’artistes (et de ministres) au kilomètre carré, le pays aussi où l’on peut visiter la plus belle des grand-places du monde, celui où l’on mange les meilleures moules-frites de l’univers, celui des anguilles au vert, du kip-kap et des choesels au madère… Il fut un temps où l’on en parlait comme du pays du « compromis à la Belge ».

Il y a gros à parier que Justine continuera son petit bonhomme de chemin, que notre grand-place gardera tout son succès auprès des touristes du monde entier, et que notre gastronomie conservera son prestige. Quant à notre sens du compromis, notre invincible unité et l’union qui fait notre force, c’est une autre histoire. Une histoire terminée selon toute apparence.

Personne n’y comprend rien. Les Français se marrent doucement, ravis d’avoir une nouvelle histoire belge à se mettre sous la dent. Les Congolais envisagent sérieusement de venir nous apporter les bienfaits de la civilisation et de la démocratie. George Bush se demande s’il ne serait pas opportun d’envoyer chez nous quelques-uns de ces boys qui ont libéré le Vietnam et l’Irak, et tous les autres peuples de la terre se grattent la tête, perplexes. Pour tout vous dire, les Belges eux-mêmes s’y perdent. Des pétitions circulent sur le Net, des drapeaux fleurissent aux fenêtres avant que d’être en berne, les anciens se souviennent, avec ce qui ressemble à de la nostalgie, de l’occupation, de la résistance, de ces temps lointains où le mot « patrie » avait suffisamment de sens pour que l’on envisage de mourir pour lui.

 

Mais rien n’y fait. On a beau parler d’orange bleue comme jadis l’ami Tintin et avant lui le surréaliste Paul Eluard ; c’est en vain que les informateur, formateur, démineur, explorateur, dépanneur, médiateur, pacificateur, négociateur, réparateur, décimateur ou exterminateur, tricheur, harangueur, provocateur, bateleur, batailleur, escrimeur, démolisseur, reconstructeur, censeur, conciliateur et réconciliateur, imprécateur, gesticulateur perturbateur, sacrificateur, usurpateur, menteur, compétiteur, radoteur et autres docteurs miracles de toute sorte se succèdent tandis que la RTBF nous annonce que le roi s’est fracturé le col de l’utérus. C’est en pure perte que le formateur-informateur-reformateur (réformateur ?) entonne la Marseillaise au lieu de la Brabançonne (un comble pour celui qui trouve les francophones moins intelligents que les flamands !) : les choses ne s’arrangent pas. Pendant ce temps, les affaires courantes continuent de courir. Les citoyens ne se portent finalement ni mieux ni plus mal qu’au temps des Martens, Dehaene et autres Verhofstadt. Le mazout et l’essence augmentent, les salaires stagnent, le panier de la ménagère danse au bout de son anse, la vie est de plus en plus difficile dans les communes à facilités, la ministre de la Culture discourt à tout vent, l’arriéré judiciaire s’alourdit chaque jour un peu plus, Electrabel remplace dans les médias « les affaires » de Charleroi, un président de club sportif tient des propos racistes, un spécialiste de l’évasion s’évade puis est repris, les enfants meurent au Darfour et ailleurs, la guerre s’installe à nouveau dans l’Est congolais, la grippe est à nos portes, l’hiver arrive, la banquise fond de plus belle, les neiges du Kilimandjaro s’évaporent dans la brume, Sarkozy divorce, l’arche de Zoé fait eau de toutes parts, la Californie brûle, Ingrid Betancourt attend sa libération depuis bien plus longtemps que les Belges attendent un gouvernement, le Mexique se noie, les sans-papiers poursuivent d’inutiles grèves de la faim, les trains arrivent en retard, la petite Madie n’a toujours pas été retrouvée, Dutroux s’ennuie dans sa prison, Doris Lessing reçoit le prix Nobel de littérature, la Star Academy occupe les écrans une fois de plus, Johnny Hallyday renonce à être belge car qui voudrait le devenir dans les circonstances présentes, je vous le demande ? Bref, le monde continue de tourner avec ses guerres, ses famines, ses catastrophes, et rien ne change dans sa vie ni dans la nôtre.

Ce qui incite à penser que nos nombreux ministres, finalement, ne servent à rien. Puisque tout continue sans eux et que personne, au fond, ne voit la différence entre un pays dûment gouverné et un pays en crise depuis… depuis tellement longtemps que nous nous égarons dans les dates.

 

Je me demande… Bien sûr, il y a eu les élections du 10 juin et leurs résultats, dont il faut bien tenir compte. Il y a aussi les exigences des uns, l’intransigeance des autres, les refus, les contentieux anciens, les opportunismes récents, les revendications, les veto, les points litigieux, les accords partiels, les remords, les démentis, les contraintes budgétaires… Il y a Leterme qui encourage le Standard aux côtés de Reynders, Joëlle Milquet qui se plaint du manque de sommeil, Elio qui se montre de moins en moins à la télévision, et tous les autres qui se poussent du pied ou du coude, qui se bousculent et se rêvent ministre de ceci, de cela ou de n’importe quoi… Est-ce qu’on ne pourrait pas réunir tous ces gens-là dans un château du genre Stuyvenberg, truffé de micros et de caméras, et leur imposer un professeur de chant, un professeur de diction, un entraîneur sportif, un maître à danser, un maître à penser peut-être ? Il y aurait la fameuse « salle CSA » où tout est possible. On pourrait les contraindre à se confesser chaque jour en direct avant le grand « prime » du samedi soir au cours duquel le public éliminerait l’un des candidats. Jusqu’au finale au terme duquel Leterme au nom prémonitoire se verrait gratifié d’un million d’euros et pourrait enregistrer un album et quelques clips, avec l’aide éclairée de la vedette confirmée qu’est Michel Daerden. Après quoi il aurait tout loisir de diriger, enfin — et seul — la Belgique qui n’en demande pas tant. Ou de l’euthanasier, histoire d’abréger sa lamentable agonie, puis de l’incinérer proprement, ni fleurs ni couronnes — surtout pas de couronnes, vraiment ! — pas de musique non plus au service funèbre, sinon la Marseillaise, peut-être, dûment traduite en néerlandais pour l’occasion…

Et après ? Eh bien, on verra. À chaque jour suffit sa peine ; après nous le déluge ; qui trop embrasse… ; il n’est bon bec que de Paris ; tant va la cruche à l’eau ; advienne que pourra ; qui veut peut ; à quelque chose malheur est bon ; faute de grives… ; un malheur n’arrive jamais seul ; adieu veau, vache, cochon, couvée ; l’occasion fait le larron ; on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ; pierre qui roule… ; petite pluie abat grand vent ; je maintiendrai…

Une république flandrienne peut-être verra le jour, tandis que le Parti du Rattachement à la France fera les yeux doux à Sarko Ier qui, pas folle la guêpe, exigera comme il se doit tests ADN et diplômes universitaires avant d’accepter quelque 4 ou 5 millions de nouveaux sujets. À moins bien sûr que, d’ici là l’Iran ne décide d’expérimenter sur notre petit territoire ses armes nucléaires toutes neuves ou qu’un putsch militaire accorde les pleins pouvoirs à un quelconque Ubu ou Amin Dada de pacotille qui nous obligera tous, Wallons, Flamands, Bruxellois, germanophones, immigrés récents ou anciens, à oublier nos langues et nos querelles. On nous imposera l’espéranto ou le latin ou, mieux, cet intéressant langage mi-hiéroglyphique mi-phonétique qui fleurit sur le Net et sur les écrans des téléphones portables de nos chers petits. On nous gavera de reality shows et de séries américaines du genre Les Experts et autres Esprits Criminels, et nous cesserons, enfin, de nous occuper de ce qui ne nous regarde pas, laissant ce soin et celui de penser à notre place à quelques prétendus experts, justement, contrôlés comme il se doit par Le Grand Chef issu de la Stuyvenacademy. En attendant que le réchauffement climatique et la fonte des glaces, aux pôles, déclenche quelque nouveau déluge qui engloutira à jamais notre Plat Pays, avec les fantoches qui, à sa tête, tentent de devenir vizir à la place du vizir, et avec tous ses habitants.

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