Jacques De Decker s’en est allé. J’aurais pu écrire bien des choses en ces tristes circonstances, évoquer bien des souvenirs. Mais je n’aime guère les oraisons funèbres, et je ne suis pas certaine qu’il aurait aimé cela, lui non plus.

J’ai donc préféré me lancer dans la fantaisie, ce qu’il aurait apprécié, je veux le croire, et composer en son honneur un texte vaguement oulipien construit sur (presque tous) les titres de ses œuvres. J’imagine son sourire narquois à la lecture de ces lignes sans prétention… Lire la suite


Le temps se raréfie et se raccourcit, et cependant il passe de plus en plus vite.

Vitalis sait qu’il ne lui en reste guère. Le terme sera là bientôt, inexorable et fatal. Il le sent proche, toujours plus proche.

Tant d’années, derrière lui, tant d’images au fond de sa mémoire, tant de souvenirs qui se bousculent et se mélangent, comme si le petit garçon de jadis et l’homme fait, le jeune père, l’aïeul, l’amant émerveillé, le quadragénaire fatigué, le jeune retraité comme on disait en cette époque ancienne, l’adolescent rêveur et rempli d’illusions, le voyageur épris d’aventure, le travailleur ambitieux et tous les autres qui ont été lui, à un moment de sa vie, coexistaient quelque part – mais où ? – dans un passé confus mais tellement plus vivant et plus réel que l’aujourd’hui sinistre et solitaire du vieillard qu’il est devenu. Lire la suite


Il y a un gars, un Français, qui s’est prétendu le fils d’Hitler. Cela fait trente ans qu’il a rejoint dans le néant son présumé géniteur, mais moi, je viens de le découvrir. Je n’avais jamais entendu parler de ce Jean-Marie Loret avant de voir à la télé, tout à fait par hasard, un reportage qui lui était consacré.

J’ai été fasciné. Le visage de cet homme… Ses gestes, son expression. Ses intonations même. Les historiens et autres généticiens peuvent bien dire ce qu’ils veulent, je n’ai quant à moi aucun doute. J’ai aussitôt alerté les autres. Aucun d’entre eux n’avait vu le reportage, nul ne connaissait ce prétendu consanguin. Mais tous, ou presque, après avoir visionné le podcast de l’émission ou quelques extraits sur Youtube, sont arrivés à la même conclusion que moi. De toute évidence, cet homme avait raison. Nous nous sommes donc réunis afin d’évaluer l’impact de ce surprenant cousinage. Lire la suite


Je ne sais pas comment les choses ont commencé. Ou plutôt, je ne sais plus. C’était il y a très longtemps, j’ai un peu oublié. Il est un âge où la mémoire…

C’était la guerre. Il y en avait eu beaucoup d’autres, avant. On disait « la Grande Guerre », « la dernière guerre ». On a dit aussi « Plus jamais ça ». Lire la suite


Aphérèse (du grec aphaeresis) : chute d’un phonème ou d’un groupe de phonèmes au début d’un mot (opposé à apocope).

C’était il y a longtemps, très longtemps. La guerre battait son plein sur la planète, une fois de plus, une guerre mondiale dont on ne savait pas encore qu’elle serait la première et non la seule. On se battait partout : dans toute l’Europe, mais aussi en Asie, en Afrique et en Océanie. Du plat pays belge aux tranchées françaises, des montagnes des Balkans aux plaines italiennes, des savanes et des déserts africains aux îles nippones, sur terre, sur mer et même dans les airs. Partout, le feu, le sang et les terribles gaz semaient la mort et l’épouvante.

Comme si cela ne suffisait pas, la Russie qui participait activement à cette guerre se débattait, à l’intérieur de ses frontières, dans les soubresauts d’un mécontentement qui n’allait pas tarder à se muer en révolution. Émeutes et répression se succédaient dans l’Empire tsariste, puis dans la République socialiste fédérative soviétique de Russie. Les noms changeaient, le tsar était remplacé par d’autres chefs, les méchants devenaient les bons et inversement, des mots comme « bolchevique » ou « communiste » entraient dans les livres d’histoire, et aussi des noms : Trotsky, Lénine, Staline… La violence changeait de camp, mais le sang continuait de couler. On se mettait à parler de Russes blancs et de Rouges, les seconds traquant les premiers qui n’avaient d’autre issue que la fuite et l’exil. Lire la suite


Vous me demandez pourquoi j’ai fait cela, ou plutôt pourquoi j’ai obligé mon copain Victor à le faire avec moi. D’abord, je vous signale que je n’ai forcé personne. Victor est plus grand et plus gros que moi, et s’il n’avait pas voulu, je ne serais jamais arrivée à le contraindre à quoi que ce soit. Il était tout à fait d’accord, et même plus que ça. Je crois qu’il en avait envie au moins autant que moi et même beaucoup plus, mais pas pour les mêmes raisons. J’aime beaucoup Victor. Si je me marie un jour, ce sera avec lui. Il est gentil, il est beau, il me fait rire et il super-balèze en jeux vidéo. À l’école, il est le meilleur en sciences, il dit qu’il sera un savant quand il sera grand. Lui aussi, il m’aime bien. Une fille sent ces choses-là, croyez-moi. D’ailleurs, s’il ne m’aimait pas, il n’aurait jamais accepté de faire cette expérience avec moi, et je ne comprends pas du tout pourquoi on me pose toutes ces questions, pourquoi ça fait un tel drame. En tout cas, moi j’ai forcé personne. C’était juste une sorte d’expérience scientifique.

Bon, je veux bien tenter de vous expliquer. Mais il faut que je commence par le début, le tout début qui remonte très loin, sinon vous ne comprendrez jamais rien. Lire la suite


En ce temps-là, les avions se sont mis à tomber du ciel. Ils s’écrasaient au sol, et cela faisait des centaines de morts à chaque fois. Des volcans se sont éveillés un peu partout sur la Terre, crachant le feu et la terreur. Des raz-de-marée géants ont ravagé des îles entières et même des pays. Des ouragans, des cyclones, des tornades, des tempêtes se sont succédé. La banquise, dans le Nord, s’est mise à fondre. Des maladies nouvelles ont fait leur apparition et des épidémies se sont propagées à travers le monde sans que rien ne puisse les enrayer. Les maladies anciennes ont repris vigueur. Le nombre de cancers s’est développé de manière exponentielle, à cause de tous ces additifs et autres conservateurs que l’on incorporait aux aliments, à cause des emballages, à cause de la pollution, à cause du tabac, de l’alcool, de la drogue… À cause de l’homme, en somme. Dans les pays du Sud, la famine, la guerre et le sida se liguaient pour semer la mort. Dans ceux du Nord, les populations vieillissaient cependant que les naissances se faisaient de plus en plus rares. La stérilité masculine, telle une épidémie d’un genre nouveau, se généralisait. C’était comme si la planète tout entière s’ébrouait, tentant d’éradiquer la race humaine, tel un gros animal couvert de parasites qui se secoue pour s’en débarrasser. Des émeutes ont éclaté puis des révolutions et des guerres, plus brèves mais plus nombreuses, plus sauvages et violentes que par le passé. Guerres ethniques, guerres de religion, guerres expansionnistes, guerres idéologiques, génocides en tout genre. L’Afrique et une partie de l’Asie baignaient dans le sang. En Amérique latine, la violence se répandait. Des armées d’enfants perdus erraient dans les villes, terrifiés et monstrueux à la fois. Ils tuaient et volaient pour survivre, ou pour s’acheter un peu de cette drogue qui leur apportait l’oubli avant de les détruire. La Chine, pendant ce temps-là, signait des accords commerciaux et des traités d’assistance économique avec de nombreux pays d’Afrique, ceux-là mêmes dont les populations mouraient de faim et s’entre-tuaient cependant que leurs dirigeants toujours plus gras paradaient dans des palais climatisés, oubliant de payer militaires et fonctionnaires mais entassant lingots d’or et diamants au fond d’inviolables coffres suisses. Lire la suite


Dimitri restait connecté en permanence.

Connecté à quoi, à qui ? Au monde, avait-il coutume de penser. À ses amis. Les vrais, de plus en plus rares, et tous les autres, ceux des réseaux sociaux qu’il fréquentait. Il sentait dans sa poche le poids et la douce chaleur de son smartphone dernière génération, contre sa cuisse, et ça le rassurait. À tout moment, quelqu’un pouvait l’appeler, lui laisser un message écrit ou vocal, lui communiquer des images, des photos, des vidéos, des documents. Même seul, il n’était jamais seul. Lire la suite


Je vous assure que ce n’est pas une blague. Je l’ai lu, noir sur blanc, c’était écrit en grandes lettres grasses sur la couverture d’un livre. Et ailleurs. Un peu partout, en vérité. Un peu n’importe où. En une de certains journaux, sur des affiches, sur des badges, sur Internet… Des gens le criaient dans les rues. « Nous sommes les indignés », proclamaient-ils fièrement.

Indignez-vous… Ça laisse rêveur, non ? Lire la suite


Je voudrais vous expliquer, docteur, comment tout cela a commencé.

J’aurais préféré que personne ne sache, et pendant longtemps j’ai réussi à cacher cette étrange anomalie dont je fus l’objet. Mais je n’ai pas pu la dissimuler tout à fait. Les gens me trouvaient bizarre. Je n’arrivais pas à empêcher qu’un mot, un geste, trahissent mon secret.

Puis il y a eu ce tournant, ce déclic, quand je me suis totalement accepté, avec cette particularité. Quand j’ai voulu l’utiliser pour aider les autres.

Certaines maladies se déclenchent lentement. En quelque sorte, on les voit venir. Lire la suite