Et c’est reparti. Il a fallu une portée de neuf mois pour que la Belgique accouche d’un gouvernement réputé non provisoire, alors qu’ils le sont tous par essence. Comme l’aurait dit le plus discret de nos souverains, même si Patrick Roegiers, dans sa Spectaculaire histoire des rois des Belges le réhabilite à sa manière, « ils » ont sauvé le « brol ». Le prince Charles avait un sens de la formule qui s’apparentait à celui d’Ensor, Brel ou Verheggen. La Belgique est un fatras, que l’expression bruxelloise résume bien. Fatras d’histoire, d’inventivité juridique et de plomberie institutionnelle. On vient d’en vivre une belle synthèse dont le public, tout en s’en plaignant d’abondance, a vécu les péripéties avec passion. La preuve en a été fournie par les kiosques : plus les journaux parlaient de politique, plus ils augmentaient leur tirage…
On n’a jamais autant commenté les manœuvres de nos préposés aux affaires publiques que durant ces trois saisons : un été hébété, un automne navrant, un hiver présentant quelques signes de revalidation. À l’image de l’épreuve que dut subir Yves Leterme. Lui qui porte l’augure de la fin dans son nom dut affronter physiquement une mise en garde qui ne le laissa pas indemne. Il est sorti de l’hôpital avec quelques kilos de moins et quelques galons de plus. Doit-on se souvenir que l’on est mortel pour cesser de s’obstiner dans des voies sans issue ? Le ton sur lequel il a proclamé, le jour de son entrée en fonction de Premier ministre, qu’il était désormais au service de tous les Belges, était une belle illustration de ce que Pirandello appelait la volupté de l’honneur et de l’adage selon lequel l’habit fait le moine.
Et si tout, dans le processus belge, était affaire de mise en scène, de déguisement et de maquillage ? De scénario aussi ? Lorsqu’on dit que ce pays est trop jeune pour s’estimer durable, et que l’on fait remarquer que l’Allemagne et l’Italie se sont profilées bien plus récemment sur la carte d’Europe, on oublie que ces deux nations, malgré leurs querelles internes, ont préexisté à leur unification politique. Rien de comparable dans le cas de la Belgique, même si l’appellation a plus de deux millénaires d’âge. Nos grands historiens fondateurs ont eu beau rivaliser de talent pour repérer une Belgique potentielle dans les profondeurs du passé, l’idée de dessiner une Belgique officielle irriguée par deux fleuves dont elle ne contient ni les sources ni les embouchures était une fantaisie diplomatique essentiellement motivée par des refus. La Belgique se définit moins par ce qu’elle est que parce qu’elle empêche d’être. Une conception abortive, en quelque sorte. Quelle ascendance !
Cette absence de légitimité autre que convenue sous-entend un mode d’emploi du même type. Gérer la Belgique, c’est organiser un leurre. Il y faut du savoir-faire, de la créativité, et beaucoup de bonne volonté d’y croire. Ces vertus ont déserté les milieux politiques dès la réforme de l’État. Parce qu’avec la reconnaissance des régions, la réalité socio-économique venait défier le mentir-vrai du pays-coupole. Quelle mine avait une Belgique du faux-semblant en regard d’entités qui, elles, pouvaient se réclamer d’un patrimoine identitaire comprenant une langue, gastronomie et coutumes communes ? Quel est le poids spécifique du steak-frites, il est vrai équitablement répandu, en regard d’un waterzooi et d’une escavèche ?
Le goût du terroir a envahi la politique de nos contrées, les septentrionales surtout. D’autant qu’elles étaient dans une phase ascendante, qui ne peut que prédisposer au culte de soi, voire, comme j’ai eu l’occasion de l’exposer déjà, à l’autisme. L’été hébété évoqué plus haut a été celui de la confrontation de deux peuplades qui, quoique voisines, avaient peu à peu perdu l’habitude de se fréquenter. L’automne navrant fut celui des gesticulations, où chacun cherchait à convaincre l’autre qu’il existait bel et bien. D’où le fameux vote unilatéral de la commission de l’Intérieur, où seule une jeune Antigone flamande et verte s’avisa qu’exprimer une opinion est avant tout le résultat d’un colloque avec sa conscience, et non l’aveugle application d’une consigne de parti.
Vint alors la troisième phase, celle où l’ingéniosité belge en matière d’affaires d’État reprit le dessus. On consulta quelques vieux stratèges, réunit des groupes de travail au surnom marin, rappela aux commandes un orfèvre que le scrutin populaire avait cependant renvoyé à ses chères études. Leur mission à tous ? Réinventer la Belgique, ce pays qui demande qu’on l’adapte à intervalles réguliers aux attentes de sa seule raison d’être : ses habitants. Et rappeler à ceux-ci que vivre dans un pays complexe est peut-être même la meilleure façon de s’inscrire dans un continent et sur une planète qui le sont davantage encore.
N’aurait-il pas été opportun, dans ce contexte, de consulter les professionnels de l’imagination que sont les écrivains ? Puisque la Belgique est à redessiner, pourquoi ne leur a-t-on pas demandé quelques esquisses, fût-ce dans les marges des documents constitutionnels ? Vu l’absence de demande dans ce sens, Marginales a pris les devants. Certes, le projet s’est engagé en toute conscience de sa coïncidence avec l’anniversaire de la parution, il y a vingt-cinq ans, du Chagrin des belges. Mais nul ne s’attendait à ce que ce numéro paraisse après la dernière révérence de son auteur. Slaap wel, zachte prins…