La langue de chez moi

Jean-Pol Baras,

Pur produit de l’industrialisation, La Louvière n’était, jusqu’en 1869, qu’un hameau de Saint-Vaast. Les charbonnages et la métallurgie ont eu raison des forêts peuplées de loups dont les autochtones aimeraient en tirer des légendes à l’image de Romulus et Remus. La première zone de prospérité houillère fut acquise dans les pâtures voisines par la société anonyme Sars-Longchamp. On y exploita le charbon. Une ligne centrale de chemin de fer y fut édifiée, une verrerie s’y installa. Un coron naquit, bien vite blotti entre trois terrils, et fut baptisé Mitant-des-Camps.

Il régnait à Mitant-des-Camps une atmosphère bon enfant, bousculée tantôt par la revendication prolétarienne, tantôt par des fêtes appelées ducasses. Tous les hommes étaient mineurs de fond, toutes les femmes travaillaient dans la même mine que leur mari (mais en surface), à la faïencerie, ou à la boulonnerie, hormis bien entendu les nombreuses cabaretières. Quant aux enfants, ils se préparaient à suivre les traces de leurs parents, modifiées seulement par le progrès social, l’éducation et un peu aussi par l’éducation populaire.

Les jeux primaires occupaient une place considérable dans un monde clos, propice aux distractions et aux compétitions internes, formes d’évasion par rapport aux conditions de vie, courtes réjouissances masquant la misère. À côté d’activités ludiques ordinaires comme les fléchettes, le jeu du bouchon ou le cache-cache, la balle pelote prenait des allures esthétiques. Elle relevait d’une organisation d’épreuves structurée, impliquant déplacements hors les murs, challenges, récoltes de trophées, tentatives d’exploits, bref, une vraie mythologie.

Un patriotisme se fondait autour de ces joutes, leur conférant des ampleurs de fierté insoupçonnées.

Parmi tous les passe-temps figurait aussi la colombophilie, activité d’autant plus prisée qu’elle était lucrative et venait donc en appoint à des salaires très modiques. Le dimanche matin, sur les pentes des terrils, les amateurs de pigeons attendaient le retour de leurs champions ailés, envolés de contrées où ils n’avaient jamais mis les pieds et dont les noms ne leur évoquaient rien d’autre qu’une mise de fonds susceptible d’apporter un peu de bonheur simple à la famille : Barcelone, Tarbes, Compiègne, Pont-Sainte-Maxence…

Il n’y avait pas de paroisse à Mitant-des-Camps. Celles et ceux, rares, qui souhaitaient pratiquer la religion catholique se rendaient dans le coron voisin, à Bouvy, à l’église Saint-Antoine. Là-bas, le curé recevait quelques dames qui ressentaient le besoin de laver leurs péchés, et quelques autres, plus fidèles, en quête de réconfort ou dans le besoin d’être rassurées quant à la malédiction du destin. Comme la plupart des pères de famille de Mitant-des-Camps étaient mécréants, le curé de Bouvy accomplissait l’accueil mais négligeait le recrutement. Une tradition orale voulait que le clergé, en lui confiant la direction de la paroisse Saint-Antoine, décourageât l’impétrant d’aller prêcher la parole du Christ au-delà du terril, véritable rempart de notoriété, frontière naturelle. Il y allait de sa propre vie chez ces sauvages qui noyaient souvent leur détresse dans l’alcool.

Au numéro 29 de la rue Mitant-des-Camps, vivait Alphonse Gougeon avec son épouse et les treize enfants qu’il lui avait faits (deux fois deux jumeaux et neuf autres, à un rythme très régulier) à travers le trou de leur chemise. Madame Gougeon était en effet très pieuse et n’imaginait pas pouvoir se donner à son mari nue. Elle tenait de ses parents le fait qu’un accouplement réalisé juste par le contact charnel de la zone sexuelle rétrécissait le péché. Par amour, Alphonse avait accepté cette contrainte, ce qui ne l’avait pas empêché de procréer sans relâche.

À Mitant-des-Camps, chacun des habitants était affublé d’un pseudonyme, un spot. Dès la naissance, on était spôtè. Le père d’Alphonse n’avait pas été son géniteur. Celui-ci était plutôt un nommé Legras, logeur chez les Gougeon, qui travaillait dans le même charbonnage que le maître des lieux, mais pas à la même pause. On appelait donc Alphonse Gougeon « Fons Legras ». Ce gaillard disposait d’une réputation qui avait largement dépassé les sommets des bouleaux des terrils, cette verdure qui les transformait en espaces d’égaiement pour les enfants, alors qu’ils avaient été assemblés, wagonnet par wagonnet, à la sueur et aux écorchures de leurs ancêtres. Fons Legras était en effet l’un des plus talentueux colombophiles de la région du Centre. Son pigeonnier était visité comme un musée, un palais. Son palmarès inégalé était souvent évoqué dans les pages des gazettes spécialisées. Chez lui, aux murs de la salle à manger, on ne trouvait pas le portrait des ancêtres mais la galerie de ses meilleures flèches d’argent. Mettre une femelle à mâle chez Fons Legras consistait en un honneur assez coûteux.

Fons excellait également sur les ballodromes. Ce n’était pas un bras, il n’était pas un virtuose de la frappe, mais il avait cependant une agilité et des réflexes tels qu’il jonglait avec la petite balle blanche au point de donner le tournis à l’adversaire et d’épater les spectateurs. Il n’était plus de prime jeunesse et ses prouesses s’étaient donc un peu éméchées. Il avait connu des heures de gloire sur la place du Sablon à Bruxelles, où il avait remporté le titre suprême couronné « La balle du Roi ». Entre deux portraits de pigeons, protégée par une vitre, trônait une photographie extraite du journal Le Soir d’avant la guerre montrant Fons recevant la précieuse récompense des mains du bourgmestre de la capitale.

Un personnage, ce Fons Legras ! Une vedette, une star, une sorte de référence intouchable dont personne n’aurait osé contester le moindre mot, la plus élémentaire sentence. Ce qu’il pensait et ce qu’il exprimait ne pouvait ressortir qu’à la vérité. Ce qu’il voulait ne pouvait être que juste, ce qu’il combattait ne pouvait qu’être banni.

Comme tous les hommes du coron, il était anticlérical. Son anticléricalisme était à la mesure de sa célébrité, d’autant plus qu’il l’arborait haut et clair à toutes les occasions, et qu’il en tirait des galéjades, pas toujours de bon goût, qui alimentaient le folklore local. Sans doute aussi était-ce pour lui une manière de s’affirmer à l’égard des options religieuses de sa femme dont il n’interdisait cependant pas les pratiques, en souhaitant toutefois s’en distancier.

C’était à la Pentecôte 1961. Mitant-des-Camps se remettait péniblement d’une très longue grève générale. Nombreux avaient été celles et ceux qui n’avaient pu fêter Laetare, le carnaval louviérois, en mars. On ne mangeait de la viande qu’une fois par semaine, le dimanche. Tous les produits du jardin étaient exploités au maximum. Le gruau d’avoine orné de sucre candi était devenu le plat principal dans les foyers. On en mangeait aussi bien à midi que le soir. Les enfants s’en nourrissaient avec du lait, les adultes le mouillaient avec de l’eau du robinet. À la paroisse Saint-Antoine à Bouvy, le curé avait nettement pris position contre les grévistes, en faveur des gouvernants catholiques. Cette attitude l’avait amené à quitter son église, par mesure de sécurité. Un nouveau curé était arrivé à Bouvy. Et comme ses prédécesseurs, il avait reçu la mise en garde à propos de Mitant-des-Camps.

Plus téméraire que les autres, il avait décidé de passer outre ces conseils-là et, pour marquer bien fort ses prétentions, il avait décrété que la procession annuelle passerait par Mitant-des-Camps. Cela n’était plus arrivé depuis 1939…

Ce dimanche-là, il était à peine 10 h 00. Le printemps s’épanouissait, illuminait les terrils et rendait les filles plus jolies dans leurs légers jupons à fleurs. Les premiers pigeons n’étaient pas attendus avant 11 h 30. Presque toute la population de Mitant-des-Camps était sur le pas de sa porte. L’événement allait avoir lieu. Le temps semblait suspendu, comme au moment fatidique dans un western. Là-haut, arrivée près du carrefour de l’Olive, la procession emprunta la rue principale du coron qu’elle se mit à arpenter solennellement, derrière le prêtre en habits d’apparat. Le serviteur de Dieu soliloquait sous son baldaquin lorsqu’en face du numéro 29, il fut interrompu violemment par Fons Legras qui lança pour tout qui pouvait l’entendre :

« Dju n’fré côpon d’pris audjordû ! » (« Je n’obtiendrai pas encore de prix aujourd’hui ! »)

Allusion au concours colombophilique, objet de ses préoccupations troublées par le cortège en cette matinée dominicale. Le curé garda son sang-froid. Manifestement, il avait médité l’incident sous forme préventive. Il se tourna calmement vers Fons et le harangua d’une voix claire et sonore :

« Gougeon, vous périrez par votre langue ! »

Puis il exécuta un quart de tour à la façon du militaire et poursuivit son chemin en traversant tout le coron et en remontant, par l’autre bout, vers l’église de Bouvy.

Fons Legras ne vit pas la Pentecôte 1962. Il mourut le samedi de Laetare d’un cancer de la bouche.

La procession Saint-Antoine de la Pentecôte n’emprunta plus jamais la rue Mitant-des-Camps.

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