Mercredi 1er avril – (Cette année, Poisson d’avril ne comporte qu’un seul s) – Les papys font de la résilience. Boris Cyrulnik a montré le chemin. Des itinéraires se balisent. L’Europe est malade de son chacun pour soi. Le vieux Delors a senti le danger. Il est sorti de sa réserve. Son cadet, Étienne Davignon, 87 ans, autre grande figure de la construction européenne, monte à son tour au créneau afin de plaider pour une véritable solidarité entre les pays membres face aux dettes qui apparaîtront lorsque la crise sanitaire s’éteindra. Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, appuie l’appel de Davignon qui s’inscrira dans le réseau Léna ; ce qui signifie que samedi, de nombreux journaux européens fort lus publieront la tribune de l’ancien vice-président de la Commission. Die Welt sera de ceux-là. Angela Merkel en aura donc connaissance. Ce serait naïf de penser que Delors et Davignon, en un discours commun, pourraient influencer la chancelière. Cependant, lui faire prendre conscience qu’elle porterait le coup fatal à l’Union européenne, devant l’Histoire, pour une Allemande venue de l’Est, ça, c’est possible. Partant, elle mesurerait l’ampleur du fardeau…
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « La crise héroïse les travailleurs modestes qui risquent leur vie pour maintenir les services essentiels, à commencer par les personnels de santé, dont le dévouement au bien commun est soudain mis en exergue. Elle suggère une planification lucide du modèle de développement pour sortir des énergies fossiles, une préservation des industries stratégiques qui garantissent la souveraineté nationale (l’industrie pharmaceutique, par exemple, dangereusement dépendante de la Chine pour certains matériels). Elle met surtout en évidence les cruautés de l’inégalité et replace au premier plan la question sociale. » (Laurent Joffrin, in Libération, 1er avril 2020)
Jeudi 2 avril – S’appuyant sur La Conjuration des imbéciles, le célèbre roman de John Kennedy Toole, Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, fustige un quatuor de chefs d’État (ou aspirant sérieux) qui mettent à mal le village planétaire. Sans doute d’ailleurs pourrait-on aisément augmenter la liste en y adjoignant d’autres personnalités nuisibles (Viktor Orban par exemple…), moins dangereuses parce qu’à la tête de nations moins déterminantes dans la marche du monde. Restons donc avec Donald Trump, Jaïr Bolsonaro, Boris Johnson et Matteo Salvini. Ces quatre gaillards ont un autre point commun que leur manière loufoque d’exercer leur pouvoir : ils ont tous été élus démocratiquement. Ce ne sont pas des dictateurs. Lorsqu’ils parviendront au terme de leur mandat, ou bien ils s’en iront cultiver leur jardin, ou bien ils solliciteront de nouveau les électeurs. Il importe d’oser affronter la pertinence du suffrage universel (qui n’est âgé que de trois quarts de siècle), sans jamais perdre de vue la fameuse réflexion de Winston Churchill : « La démocratie est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres… » Mais on remarquera que cette phrase, prononcée au Parlement britannique le 11 novembre 1947 (alors qu’il avait été battu aux élections et qu’amer, il ferraillait dans l’opposition contre le gouvernement Atlee…), cet éclat concernait « la démocratie », c’est-à-dire un gouvernement pour le peuple et par le peuple, et que le suffrage universel n’est en définitive que la méthode la plus égalitaire de la faire fonctionner que l’on ait pu inventer.
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « La qualité de la vie dépend plus du niveau des équipements collectifs que des revenus individuels. Arrêtons le tout-économique. Ce que nous avons de plus précieux : le système de santé, le système d’éducation. » (Marcel Gauchet, in Le Figaro, 26 mars)
Vendredi 3 avril – Une douzaine de personnalités allemandes – parmi lesquelles Daniel Cohn-Bendit, Joschka Fischer et Jürgen Habermas – lancent un appel à la constitution d’un « fonds corona » pour aider les pays membres de l’Union européenne les plus touchés par la crise sanitaire. Il ne s’agit pas de mutualiser les dettes ou de créer des coronabonds, mais à tout le moins de faire preuve d’une réelle solidarité. Cet appel est publié par Die Zeit et Le Monde. Demain, d’autres grands journaux européens qui évoqueront la même position le relayeront sûrement. On peut, sans être trop naïf, penser que Merkel ne souhaite pas pour l’instant, en ouvrant son tiroir-caisse, déclencher automatiquement une gabegie collective. On peut s’assurer qu’elle connaît le risque existentiel planant sur l’Europe en cas de refus de solidarité. Il faut donc rester prudent, et confiant. Sans doute ne faut-il pas aller plus vite que la musique. Pour le moment, c’est le virus qui en dicte le rythme.
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « Cette épidémie ne doit pas être un prétexte pour bâtir un système de surveillance quasi totalitaire. Le respect des droits et des libertés se fait souvent au détriment de l’efficacité. Mais à quel prix serait cette efficacité ? Quel serait l’impact moral et politique d’un tel renoncement ? La démocratie est un bien fragile et inestimable. Les Grecs l’avaient déjà compris : confrontés à la peste d’Athènes au siècle de Périclès, les citoyens athéniens ont renoncé à prendre des mesures d’exception et ont préféré rester attachés à la démocratie. Méditons leur exemple ! » (Gaspard Koenig. « Toutes les libertés suspendues devront être rétablies intactes et non pas amoindries », in Le Figaro)
Samedi 4 avril – « L’Europe aura besoin d’une chose plus que tout : la volonté partagée d’un avenir commun où chacun est solidaire des autres. » Cette affirmation est contenue dans une longue communication d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission. Ce texte capital se retrouvera dans tous les médias européens au cours des prochaines heures. C’est un moment important, une étape cruciale dans l’évolution de la crise corona, qui laisse percevoir une volonté de maîtrise du problème loin du chacun-pour-soi. On ne peut pas imaginer que la belle Ursula ait produit cet engagement sans avoir l’avis, sinon le consentement de son amie Angela. Et on ira même jusqu’à lui pardonner ses farfouilles du début de crise. À peine commençait-elle à prendre ses marques, survint la sale petite bête. Donc, à la guerre comme à la guerre, et bon travail madame la présidente !
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La peur du plombier polonais n’est plus à l’ordre du jour. Du pays de Chopin et de Polanski arrivent des médecins pour aider leurs confrères en Europe du Sud. Et ils sont les bienvenus…
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La petite-nièce de feu John Fitzgerald Kennedy, Maeve Kennedy Mc Kean, fille de feu Robert, et son fils de 8 ans, Gideon, ne sont pas revenus d’une sortie en canoë dans la baie de Chesapeake. Dès la fin des années soixante, Marcel Mariën avait prévenu : « Tous les Kennedy sont mortels ». Un sacré visionnaire, ce surréaliste enchanteur (qui aurait eu cent ans le 29 de ce mois…)
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « Nous faisons l’expérience que la Terre peut se débarrasser de nous avec la plus petite de ses créatures. C’est très libérateur : nous sommes enfin libérés de cette illusion de toute puissance qui nous oblige à nous imaginer comme le début et la fin de tout événement planétaire dans le bien comme dans le mal, à nier que la réalité en face de nous soit autonome par rapport à nous. » (Emmanuelle Coccia, in Le Monde)
Dimanche 5 avril – En période de confinement, c’est tous les jours dimanche. Ou lundi. Ou mercredi… Cependant, certains gestes demeurent arrimés dans une routine quotidienne. Ainsi, le samedi, la presse opère un coup de projecteur sur la semaine qui s’achève. On a eu droit désormais aux prédicateurs. Paroles, paroles… C’est à celle ou celui qui décrit le mieux l’après-Coronavirus. « Il faudra… » est devenue la formule futurologique de l’arrogant « Il n’y a qu’à… » Autant il est heureux de découvrir des moments d’inventivité chez les citoyens ordinaires comme chez les artistes, autant il est fatigant, consternant, irritant d’être pollué par les donneurs de leçons qui expliquent ce qu’il adviendra de l’économie, si… Ou qui démontrent que le gouvernement se fourvoiera quand etc. Il est tentant et légitime de penser à l’après dans le cadre de la vie privée, où l’espoir de se retrouver en famille, par exemple, nourrit le spleen d’un échange par écran interposé. S’agissant du devenir de la société, la circonspection élémentaire commande que l’on s’équipe de balises en provenance de philosophes ou que l’on tente de tirer les leçons des catastrophes d’autrefois. Sans plus. Et que ne renaissent pas non plus – ou pas encore – les basses querelles politiciennes et les reproches des mécontents professionnels. Celles et ceux qui gouvernent travaillent de leur mieux, en conscience, et prennent les décisions qu’ils estiment les meilleures possibles. Quand des militants écologistes ne se félicitent pas de constater que l’air urbain est meilleur depuis que le trafic a été supprimé ; quand des droits de l’hommistes de gauche demandent un confinement (donc une restriction de la liberté) plus sévère ; quand des ministres libéraux estiment qu’il faudra nationaliser des secteurs stratégiques, mieux vaut s’abstenir de toute perspective futurologique. Et du reste, répétons-le encore : le curseur de l’après, c’est la durée du confinement.
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Réflexion sur l’après-Covid-19 : « Je lis dans l’avenir la raison du présent. » (Alphonse de Lamartine)
Lundi 6 avril – (Danton à Sanson : « Tu montreras ma tête au peuple ! Elle en vaut la peine ! » – C’était un 6 avril, en 1794…)
C’est le jour des collapsologues. De tout temps, les artistes ont imaginé la fin du monde. Cette vision, plus amplifiée au lendemain de la Guerre de 14-18, notamment à partir du mouvement Dada, a connu plusieurs pistes d’expressions au XXe siècle et des démonstrations naquirent autour de l’esthétique du désastre. Il fallait se douter qu’une théorie scientifique allait finir par émerger. Ce fut le cas en 2015 avec la parution du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer (éd. du Seuil). Ces deux quadragénaires bardés de diplômes (le premier de plusieurs universités belges, le second de Berkeley) ne sont pas des farceurs ou des fumistes mystificateurs. Ils fondent leur réflexion sur des constats objectifs reliés à des faits ou des annonces logiques et rationnelles. Leur théorie, ils l’ont donc appelée collapsologie, mot-valise construit au départ du latin, ce qui lui donne une valeur de sérieux immédiate. Cette science toute neuve a déjà son centre d’études, l’Institut Momentum, et ses adeptes. Parmi eux, bien entendu, des charlatans inondant les réseaux sociaux de leurs je-vous-l’avais-bien-dit, et des disciples actifs et engagés, comme Yves Cochet, ancien ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement de Jacques Chirac, plusieurs fois parlementaire, qui, à 74 ans, retrouve une nouvelle jeunesse grâce à la crise sanitaire. Considérer la collapsologie, c’est, en politique, aborder deux sujets nerveux : la démondialisation et la décroissance. Autrement dit : plutôt que de réguler le progrès productiviste, le bannir et, au mieux, lui substituer une autre forme de vie sociale. C’est peut-être autour de ces thèmes-là que se bâtiront demain les nouvelles polémiques.
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « L’utopie ne consiste pas, aujourd’hui, à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l’actuel mode de vie ; l’utopie consiste à croire que la croissance de la production sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu’elle est matériellement possible. » (André Gorz, Écologie et politique, éd. Galilée, 1975)
Mardi 7 avril – Du temps où il était ministre des Finances, Wolfgang Schäuble avait souhaité jeter la Grèce en dehors de l’Union européenne, avec, bien entendu, l’accord d’Angela Merkel. Il a fallu que François Hollande ferraille pour qu’Alexis Tsipras, le Premier ministre, reçoive finalement l’appui de l’Allemagne (Hollande ne souligne pas suffisamment le rôle fondamental qu’il joua dans ce cadre-là…) Aujourd’hui, président du Bundestag, Schäuble claironne simultanément dans toute la presse européenne sa volonté de voir l’Union se sortir de la crise par un élan de solidarités internes. C’est de nouveau, vraisemblablement, avec l’accord de la chancelière qu’il s’exprime ainsi. Et du coup, Ursula von der Leyen en remet une couche. On croit rêver. Il y a moins de deux semaines, on s’attendait à l’explosion de l’Europe. L’Allemagne s’est rendu compte que la crise sanitaire revêtait un caractère inédit et qu’un autre monde en sortirait un jour… Dont acte.
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Andrés Manuel López Obrador est président du Mexique. Ce n’est pas un comique inconscient, comme Trump ou Bolsonaro. C’est au contraire un homme d’expérience, réfléchi, lucide quant à ses responsabilités. Il est montré du doigt parce qu’il n’ordonne pas le confinement de son peuple. Peut-être se trompe-t-il. Mais pour l’heure, sur 130 millions d’habitants, il y a au Mexique 200 personnes infectées par le Covid-19 et zéro mort, c’est-à-dire une proportion dérisoire par rapport, par exemple, aux Pays-Bas où le Premier ministre Marc Rutte s’obstine à ne pas interrompre la machine économique. Les États-Unis sont devenus l’épicentre de la pandémie. Il n’est pas impossible que des citoyens de l’Arizona, du Texas ou de la Louisiane aient envie d’aller passer quelques jours au Mexique, le temps que la crise dépasse son pic et s’apaise. C’est impossible : Trump a bâti un mur frontalier.
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Parmi les esbroufeurs qui se plaisaient à ironiser bêtement sur le coronavirus figurait le Premier ministre britannique Boris Johnson. Il est désormais aux soins intensifs. Derrière ses foucades de charlatan, Trump doit sûrement prendre des précautions sous les conseils de ses médecins. Dans la même bande, on pourrait s’attendre à ce que Bolsonaro finisse lui aussi par être contaminé tant les fanfaronnades de ce hâbleur paraissent ridiculement provocatrices. De l’autre côté de la planète, leurs équivalents jouent prudence, petit bras et silence radio. Vladimir Poutine et Recep Erdogan ne sont peut-être pas confinés mais ils sont aux abonnés absents.
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « Nous sommes coincés par des exigences managériales et gestionnaires – consistant, en gros, à réduire les coûts au maximum – qui font que nous sommes peut-être hyperadaptés à l’environnement mais que, si l’environnement change, on n’a aucune option. J’espère donc que Covid-19 aura valeur de révélateur et qu’on en viendra à un capitalisme de créativité. Et de générosité. » (Pascal Picq, paléo-anthropologue au Collège de France. On a cru qu’on était sorti de l’Évolution, in Le Soir)
Mercredi 8 avril – « Il est des biens et services qui doivent être placés en dehors des lois du marché (…) La Santé et l’État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux (…) Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie à d’autres est une folie. » Qui parlait ainsi ? Jean-Pierre Chevènement ? Non. Emmanuel Macron, le 12 mars, en s’adressant aux Français. On annonce qu’il va s’exprimer de nouveau lundi prochain. Le gros mois qui nous sépare du 12 mars n’a pas été réjouissant. Il s’est même accompli selon une morbidité graduelle. On va donc entendre ses propos en rapport avec ceux qui furent prononcés, en se souvenant qu’il avait ajouté la préparation de « décisions de rupture ». Lourde mission, d’autant qu’il devra aussi évoquer la solidarité européenne, toujours difficile à constituer alors qu’elle devrait quasiment aller de soi.
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Laurent Joffrin a découvert la référence qui manquait à l’information. En ces temps de crise sanitaire, on évoque la grippe espagnole, sachant qu’elle fut terriblement meurtrière, mais dont le bilan a été noyé dans les conséquences de la Grande Guerre, comme il fut encore noyé dans les commémorations du centenaire de 14-18. Ce n’est qu’à la faveur du drame actuel que l’on s’y intéresse à nouveau. Un livre d’une journaliste scientifique anglaise, passé presque inaperçu à cause des cérémonies nous apprend que la grippe espagnole de 1918-1919 causa la mort de dizaines de millions de personnes, un bilan plus considérable que ceux des deux guerres mondiales additionnés. L’a-t-on tu, ce bilan, à l’époque ? Les peuples avaient envie de vivre, envie de joie de vivre après avoir connu les tristes années de tranchées. Ce fut sûrement la plus horrible pandémie que l’humanité connut. Jusqu’à présent, par bonne fortune et surtout grâce aux progrès de la science et aux dévouements de celles et ceux qui la servent, la comparaison avec le coronavirus Covid-19 n’aurait aucun sens. (Laura Spinney. La Grande tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde, éd. Albin Michel)
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « Un point me semble clair : pour avoir une chance que l’après soit meilleur que l’avant, il faudrait, pendant, préserver, cultiver et même développer sa faculté à s’intéresser au monde dans son infinie variété. Par exemple, il serait bon que nous demeurions capables d’apprécier les changements de saisons. » (Olivier Rey, philosophe, in Le Figaro, 7 avril 2020)
Jeudi 9 avril – Avec beaucoup d’élégance, Bernie Sanders abandonne la compétition au sein du Parti démocrate, le confinement nécessaire empêchant l’organisation de débats et de meetings. Il se rallie à la candidature de Joe Biden pour empêcher la réélection de Donald Trump en espérant peser par ses propositions sur le programme présidentiel de son concurrent. Rien, là, n’est que plus normal et il est aberrant de considérer l’abandon de Sanders comme un échec. Au paradis du capitalisme débridé, un parcours comme le sien est déjà inouï. À supposer, ô miracle !, que Sanders ait remporté la course à l’investiture, c’était le plus beau cadeau que l’on puisse faire à Trump qui aurait rassemblé sur son nom tous les suffrages de la peur. Se dire socialiste aux États-Unis, c’est se présenter comme l’envoyé du diable.
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Il y a quelque chose de répugnant dans l’attitude du gouvernement néerlandais, à exiger un audit des finances des pays du Sud avant de s’engager sur une voie de solidarité. Ces vertueux, conduits par le Premier ministre Mark Rutte, dégagent une suffisance insupportable, et le ministre des Finances Wopke Hoekstra ferait bien de se rendre compte qu‘indépendamment des cabinets d’affaires et des bureaux de conseils Mc Kinsey, la politique se bâtit aussi avec des gens, pas uniquement avec des chiffres. Lorsque ces messieurs de la nouvelle vague au tout-argent, comptant ou pas content, se refusent à « payer les dettes des autres », ils devraient quand même prendre conscience que la solidarité réclamée ne concerne pas les dettes du passé mais seulement celles liées au déclenchement de la crise sanitaire et ses conséquences. Les Pays-Bas n’ont pas choisi la méthode du confinement. On n’oserait imaginer ce qui se passerait si le malheur s’abattait sur eux et que le coronavirus y trouve un superbe terrain de démultiplication soudaine.
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « Nous devons repenser l’avenir en dehors des règles posées au plan théorique par Friedrich Hayek et Milton Friedman, et sur le plan politique par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Souvenons-nous que le marché unique a été créé en Europe quand le néolibéralisme était à son zénith. Il faut aussi savoir prendre congé en Europe de Jacques Delors et Pascal Lamy. La concurrence pure et parfaite a eu son heure de gloire mais elle a aujourd’hui fait son temps. » (Jean-Pierre Chevènement in Le Figaro)
Vendredi 10 avril – (Le 10 avril 1841, Stendhal écrit à son ami Domenico Fiore : « Je trouve qu’il n’y a pas de ridicule à mourir dans la rue quand on ne le fait pas exprès. » Le 22 mars suivant, il s’écroulera rue des Capucines (aujourd’hui rue Danielle Casanova, 2e arr.)
Hier, la vidéoconférence des ministres des Finances européens devait commencer à 17 heures. Elle fut reportée d’heure en heure jusqu’à 21 h 30. Elle s’acheva 35 minutes plus tard par un accord de solidarité de plus de 500 milliards. Après les 16 heures improductives et la nuit blanche d’avant-hier, il était indispensable d’aboutir. Nul doute que les téléphones ont dû chauffer entre Merkel, Macron et les autres, le Néerlandais Rutte en particulier. Au petit-déjeuner, les Européens pouvaient lire, de préférence sans pouffer, les mots triomphants et choisis des protagonistes. Parmi les plus spirituels, on trouvait celui de Bruno Le Maire, évidemment : « Pas de bons compromis sans de bonnes ambiguïtés » ; et la simplicité glorieuse du ministre des Finances allemand Olaf Sholtz : « C’est un grand jour pour la solidarité européenne. » Prière de ne pas rire disions-nous…
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « C’est par plus de justice fiscale que l’on dégagera les ressources nécessaires pour faire face à cette crise et pour construire le monde d’après. Beaucoup plus qu’on ne le pense, nos vies dépendent du personnel médical et des services publics au sens large, du personnel non-cadres des activités essentielles (alimentation, énergie, propreté, transport). Ces professions, précarisées ces dernières décennies, vont de surcroît payer un lourd tribut face au coronavirus. C’est le moment de mettre à contribution les gagnants de la mondialisation d’hier pour donner une chance aux générations futures. » (Il est temps de rebâtir un contrat social plus juste, par un collectif de sept universitaires dont Thomas Piketty, in Le Monde, 9 avril)
Samedi 11 avril – Le confinement et l’arrêt des relations économiques et commerciales font aussi des heureux. Les riverains de l’aéroport Nantes-Atlantique par exemple. Ils goûtent ce que leur vie aurait pu devenir si l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes avait été construit. « La nuit, nous dormons d’un vrai sommeil. La journée, nous profitons de nos jardins. » Qu’en dites-vous mesdames et Messieurs les écologistes ? Et vous, en particulier, monsieur Nicolas Hulot ? Car oui : construire un aéroport à Notre-Dame-des-Landes, ce n’était pas construire un aéroport de plus, c’était remplacer celui de Nantes-Atlantique, trop nocif pour trop de riverains. Rien n’est simple n’est-ce pas ?
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Monarchiste nationaliste, grand partisan de l’Action française de Charles Maurras, Jacques Bainville (1879-1936) bénéficie de deux rues et d’une place à Paris. Son œuvre littéraire est assez quelconque. Le seul intérêt que revêt son Journal est le zèle dont il témoigne pour calomnier Victor Hugo. C’en est finalement, avec le recul, assez rigolo. Ainsi le 11 octobre 1902 (sans doute écœuré par les manifestations du centenaire), il raconte qu’effectuant ses visites de candidat à l’Académie, Hugo s’était présenté chez Royer-Collard. Comme le jeune Victor lui demandait poliment s’il avait lu tel livre, son illustre interlocuteur lui avait rétorqué : « À mon âge, Monsieur, on ne lit pas, on relit ! » Aujourd’hui, il n’y a aucun intérêt à lire Royer-Collard, il n’y a pas lieu lire Jacques Bainville ; en revanche, il importe de relire et de relire Victor Hugo.
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « Face à la catastrophe, l’acteur principal, c’est l’État-providence, pas le marché. Laissons de côté, un moment, la question des libertés publiques, que malmène la priorité accordée à la santé, pour ne considérer que la vie économique et sociale. L’heure est au retour massif de la puissance publique. Le gouvernement n’est plus le « problème », comme on disait au temps du thatchero–reaganisme, mais la « solution ». La pensée dominante qui anime, aux États-Unis comme e Europe, les recettes avancées pour lutter contre la catastrophe appartient à la famille sociale-démocrate. Paradoxe ou ruse de l’Histoire : il reviendra le plus souvent à des gouvernements de droite ou de centre-droit d’appliquer ce programme commun – ou presque – de la gauche ! » (Alain Frachon. L’après Covid-19 : à gauche toute ?, in Le Monde, 10 avril 2020)
Dimanche 12 avril – Ceux qui n’étaient pas (encore) convaincus de la gravité de la situation et de son caractère inédit doivent retrouver les images de la bénédiction pascale urbi et orbi. Le pape, seul, dans la basilique Saint-Pierre. Du Buñuel à l’état pur.
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Geoffroy Roux de Bézieux, le patron des patrons français (MEDEF) a la solution : il faut sortir tout de suite du confinement, reprendre le boulot, et augmenter le temps de travail. Non, il ne dit pas qu’il faut faire travailler les enfants pour relancer l’économie. Non, il ne l’a pas dit. Heureusement, parce qu’il y aurait encore bien un zozo pour écrire une nouvelle version de Germinal…
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « Avec la décision portant sur le moment approprié de mettre fin au confinement, la protection de la vie, qui s’impose non seulement sur le plan moral, mais aussi sur le plan juridique, peut se retrouver en conflit avec, mettons, des logiques de calcul utilitaristes. Les hommes et les femmes politiques, lorsqu’il s’agit d’arbitrer entre, d’un côté, des dommages économiques sociaux et, d’un autre, des morts susceptibles d’être évitées, doivent résister à la « tentation utilitariste » : doit-on être prêt à risquer une « saturation » du système de santé et donc des taux de mortalité plus élevés pour redonner de l’essor à l’économie et atténuer ainsi le désastre social d’une crise économique ? Les droits fondamentaux interdisent aux institutions étatiques toute décision, qui s’accommode de la mort de personnes physiques. (…) Seul un noyau dur européen capable d’agir et d’apporter des solutions concrètes aux problèmes actuels pourrait se révéler précieux Ce n’est que sur cette scène qu’il vaut la peine de combattre pour l’abolition du néolibéralisme. » (Jürgen Habermas. « Il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir », in Le Monde 11 avril 2020)
Lundi 13 avril – D’où vient qu’une intervention de Macron sur la crise laisse le citoyen-téléspectateur pensif, voire sceptique ? Une humilité trop construite qui débouche sur une contrition bricolée ? Un exposé trop long (25 minutes denses et scandées à un rythme soutenu) dans le souci trop poussé d’être exhaustif – défaut pédagogique bien connu - ? Peut-être que tout cela émerge d’un manque impossible à corriger : le président est jeune, il ne peut pas apparaître comme le père de la Nation. On ne l’imagine pas déclarer fermement : « Je fais la guerre ». Force est pugnacité dans la brièveté. N’est pas Clémenceau qui veut. Dans des circonstances exceptionnelles et tragiques, c’est dans une figure comme celle-là que le peuple place sa confiance.
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « (…) Ce nouvel État social demandera une fiscalité juste et un registre financier international afin de pouvoir mettre à contribution les plus riches (…) Cette crise peut aussi être l’occasion de réfléchir à une dotation sanitaire et éducative minimale pour tous les habitants de la planète, financée par un droit universel de tous les pays sur une partie des recettes fiscales acquittées par les acteurs économiques les plus prospères (…) On ne peut qu’être certain d’une chose : les grands bouleversements politico-idéologiques ne font que commencer. » (Thomas Piketty. Éviter le pire, in Le Monde)
Mardi 14 avril – Les écoles françaises rouvriront le 11 mai. Pour le reste, on ne sait pas. Voilà ce que l’on a surtout retenu de la logorrhée macronienne et ce qui est donc commenté ce matin selon les aspects collatéraux que provoque cette reprise. Le président a tellement de fois répété cette date tout au long de son exposé qu’une grande partie des citoyens la perçoivent comme un jour de libération. Car aujourd’hui, les inégalités, c’est avant tout dans les conditions de confinement qu’elles apparaissent et se font sentir.
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On peut lire sur le site Slate.fr un texte déposé le 7 avril à 12 h 52. Il s’intitule L’être, l’avoir et le pouvoir. Il est signé par Dominique Strauss-Kahn et porte en sous-titre : Dominique Strauss-Kahn livre son analyse des conséquences économiques et politiques de la crise provoquée par l’actuelle pandémie de Covid-19. C’est une contribution magistrale, un plan de réflexion et d’action parsemé de graphiques et de références très spécialisées, issues d’ouvrages universitaires parfois peu connus, et choisis par l’auteur pour étançonner sa pensée ainsi que ses démonstrations. Celles-ci s’échelonnent sur sept chapitres raisonnés, formant un entrelacs de logiques savamment avisé : Un choc sur l’offre et un choc sur la demande / À court terme les pertes sont inévitables / À moyen et long terme les cartes sont rebattues / La crise jette une lumière crue sur la relativité de notre souveraineté / La crise pose aussi en des termes nouveaux la question démocratique / Sans doute entrons nous dans un autre monde / Un autre paradigme. Quel dommage que cet homme soit obsédé par la verticale de son nombril !
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Réflexion pour l’après-Covid-19 : « À l’issue de la crise sanitaire, la compétition idéologique reprendra avec force dans une situation où les populations auront été friandes d’intervention étatique et de pouvoir fort. Coincés entre leur réticence à toute action multilatérale et leur confrontation avec Pékin, les États-Unis vont peiner à éviter une redistribution des cartes, mais bien entendu, beaucoup dépendra de l’élection de novembre 2020. La Chine n’est pas en situation d’exercer un leadership mondial mais il n’est pas certain que les États-Unis en soient encore capables.
C’est donc bien une fragmentation de la mondialisation qu’il est raisonnable d’attendre, et ce peut être la chance de l’Europe si elle sait se ressaisir. » (Dominique Strauss-Kahn)
Mercredi 15 avril – Hier, la chronique du Soir était assurée par Jean-François Kahn. Une belle démonstration des inégalités que la crise corona provoque, obligeant tout le monde au confinement, ici dans l’espace agréable et douillet, là dans l’exiguïté. Et le journaliste philosophe, ajoutant par honnêteté en post-scriptum, qu’il rédige son article dans un cadre bucolique. Aujourd’hui, la page est occupée par le professeur Vincent De Coorebyter qui, lui aussi, disserte sur les conditions de vie imposées par le virus mais sur le plan de la liberté, et en bon sartrien, au départ de la fameuse phrase provocatrice de son mentor (sait-il que ce jour marque le 40e anniversaire de sa mort…) publiée dans Les Lettres françaises dès la fin de la guerre : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande. » On pourrait longuement discuter de la liberté dont usait (ou jouissait) Jean-Paul Sartre durant cette triste période mais là n’est pas le lieu ni le débat. Quand l’inégalité devient brutalement concrète, de Kahn, et Le vertige de la responsabilité de De Coorebyter élèvent l’intérêt de ce journal en trouvant le juste équilibre entre les dernières nouvelles du front, leurs effets collatéraux, et les balises d’une réflexion si fondamentale sur un autre monde, un nouveau modèle de société à bâtir. Car rien ne serait pire si tout reprenait comme s’il ne s’était rien passé. Déjà Le Canard enchaîné alerte par un dessin. On lit « Il y avait un avant, y aura-t-il un après ? » et l’on voit Xi Jinping, souriant, préciser : « Oui, un après comme avant… ». Retour au Soir et clin d’œil à William Bourton, responsable de ces pages-là : après l’égalité, après la liberté, avez-vous prévu quelqu’un pour la fraternité ?
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En mai, fais ce qu’il te plaît. Le mois prochain, des mesures d’assouplissement et de déconfinement seront décrétées partout dans l’Union européenne. Mais pas aux mêmes dates, pas selon les mêmes critères, pas dans les mêmes conditions, pas aux mêmes statuts. Comme toutes ces mesures seront appliquées progressivement en fonction de l’évolution du virus, les citoyens de l’Union européenne vivront de manière bancale d’un pays à l’autre et auront surtout en commun leurs différences dans le traitement de la pandémie. Bien sûr, la politique de la Santé publique n’est pas du ressort de l’UE. Eh bien justement, cette crise démontre qu’il le faudrait. Encore un bon test pour évaluer l’harmonie entre les États membres, facteur indispensable d’unité.