La guerre chirurgicale

Jean-Luc Outers,

Le porte-avions Roosevelt dont il venait de décoller lui paraissait déjà minuscule, à peine un jouet miniature perdu au milieu de l’océan. Le bleu du ciel aspirait son F16 dont l’altimètre semblait lui indiquer la voie de la liberté. Liberté immuable, tel était le nom de l’opération qui l’avait propulsé au firmament. Jamais il ne s’était senti aussi libre, Gijsels, pourtant harnaché au siège de son avion de chasse lesté de quatre bombes laser. C’était la première fois que pareille mission lui était confiée, un gage de confiance pour ce lieutenant de l’armée de l’air qui avait passé toute sa vie à attendre que quelque chose se passe. Ce jour-là était arrivé enfin, récompense inespérée à sa patience et son abnégation. Ces quatre bombes, il lui faudrait les larguer sur un dépôt de munitions planqué dans le quartier ouest de Kaboul. Les indications étaient précises, un petit point noir sur la carte millimétrée d’état-major fournie par l’Institut royal de Cartographie, une des dernières institutions restée nationale qui avait échappé au démembrement de la régionalisation de la Belgique. Cette oasis de paix où se dessinaient les cartes avait sans doute été oubliée la nuit où quelques stratèges politiques avaient redistribué les compétences de l’État belge. Tant mieux, se disait secrètement Gijsels pour qui la maxime On ne réveille pas un chat qui dort faisait partie de l’a b c de sa formation militaire. Le point noir, il en avait mémorisé l’emplacement avant d’en confier les données à l’ordinateur de bord. La météo était parfaite. Il pourrait même pilonner à vue juste pour le sport, mais les consignes étaient rigoureuses, pas question de jouer les gros bras avec la technologie électronique qui vous dépose une bombe sur une aiguille perdue dans une botte de foin, la guerre chirurgicale, en somme, une guerre civilisée sans effusion de sang. Ah si les poilus de Verdun avaient disposé de son matos, que de vies n’eussent été épargnées ? La boucherie, son père l’en avait dégoûté alors qu’il eût aimé que son fils unique reprenne le flambeau du commerce familial. Mais la viande rouge étalée comme seule issue à la vie même avait sonné le glas de sa motivation d’autant plus que, par une inexplicable contagion, la peau de son père et de sa mère avait pris la pigmentation de la chair qu’ils découpaient et vendaient avec enthousiasme. Il n’est pas rare que les fils de bouchers deviennent chirurgiens, montrant par là que le rapport à la viande est chose éminemment complexe comme si la répulsion initiale ne pouvait se sublimer qu’en terres voisines. Était-ce pour cette raison que l’idée d’apporter sa contribution active à la guerre chirurgicale apportait à Gijsels une détermination décuplée ? Un boucher en pleine ascension sociale devenu chirurgien opérant sans toucher la chair par les vertus du laser. C’était donc à son père qu’il pensait au moment où il atteignait déjà les faubourgs de Kaboul, c’est à lui qu’il dédierait ce lâcher sublime amorcé par la simple pression d’une touche électronique, libérant successivement les quatre bombes dont les têtes chercheuses réduiraient à néant ces hangars à munitions. À sa connaissance, la langue française ne disposait d’aucun mot qui signifiât le contraire de la boucherie et pourtant c’est de ce mot manquant au dictionnaire qu’il eût fallu qualifier le geste que s’apprêtait à poser Gijsels non seulement parce que, l’endroit certifié désert, il ne ferait aucune victime mais surtout parce qu’il épargnerait un nombre incalculable de vies humaines que, tôt ou tard, l’arsenal visé eût pris pour cible. « Gijsels, lui avait dit le général juste avant le décollage, estimez-vous en mission humanitaire. » Il comprenait à présent pourquoi alors que son altimètre indiquait quinze mille pieds, hauteur prévue pour le largage. Il sentit monter en lui une sensation inédite proche de la jouissance, résultante de la liberté de l’éther et du bonheur de terrasser le mal par le bien. Tout le contraire du sentiment d’inutilité qui l’avait anéanti durant la guerre du Koweit, chirurgicale elle aussi, où, faute d’expérience, on l’avait contraint de rester dans la chaleur accablante d’une frégate de la marine belge conçue pour les mers polaires, où lui et son unité n’avaient eu d’autre ressource, pour tuer l’ennui, que de tirer sur des dauphins qui s’amusaient en bans dans les eaux bleues du Golfe persique. La vie réserve de ces revanches, songeait-il, à celui qui sait les saisir. La cible était toute proche à présent, telle que l’indiquait l’écran de contrôle. Il jeta un œil à travers le cockpit de l’appareil. La luminosité était extraordinaire. La ville baignée par le soleil semblait sortie d’un conte des mille et une nuits. Au fond, les Afghans, sont-ce des Arabes, des Perses ou iets anders, se demanda-t-il (car il pensait simultanément dans les deux langues) au moment de poser l’index sur la touche électronique, geste qu’il renouvela à trois reprises, libérant une à une trois bombes qui s’en allèrent chercher leur cible. Il ignorait que la quatrième, servant de conditionnement de sacs de riz destinés aux populations affamées, prendrait une tout autre direction. Secret militaire oblige, on ne l’avait pas mis dans la confidence. Humanitaire sans le savoir, le lieutenant Gijsels. Il se sentait plus léger. Bientôt il aperçut le feu puis une fumée noire s’échapper de l’immeuble visé et au même moment des tirs de DCA ennemie qui le visaient lui. Il amorça un arc de cercle tout en reprenant de la hauteur, juste un petit pincement de cœur qui se relâcha quand il fut hors d’atteinte. Il eut presque de la pitié pour le bric-à-brac d’obus de seconde main que les Afghans tentaient de lui lancer à la figure avec la même précision qu’un lance-pierre. Rien à faire, le matériel de fabrication soviétique l’avait toujours fait rigoler. Il y avait même quelque chose d’injuste dans cette guerre, qui résultait du déséquilibre des forces en présence. Mais la guerre, pour ceux qui la menaient, n’avait que faire des sentiments. Lâcher ses frappes sans état d’âme et laisser faire la chirurgie, voilà à quoi se résumaient les problèmes de conscience de Gijsels et de ses collègues qui, au même moment, arrosaient des centrales électriques, des ponts, des casernes militaires ou le ministère de la défense. Bien sûr on n’était pas à l’abri d’une petite erreur, le bombardement d’une école, d’un hôpital ou d’une colonne de réfugiés afghans, des dégâts collatéraux ainsi que les dénommait joliment le porte-parole du Pentagone, une sorte de moindre mal par rapport aux souffrances des populations abandonnées à la tyrannie talibane. Déjà le porte-avions Roosevelt se profilait au loin. Gijsels eût aimé que l’état-major lui confiât une mission plus longue, plus périlleuse même, mais, à n’en pas douter, ce n’était que partie remise. Après le succès de son premier vol, on le remettrait sans tarder à l’ouvrage. Non seulement il avait atteint la cible mais il avait aussi largué son contingent de bombes alors qu’il était courant de se débarrasser en pleine mer des obus inutilisés. Humanitaire certes, mais écologique en plus, le pilote Gijsels. Le porte-avions était en vue et il survola les flots à basse altitude, question d’adresser un grand bonjour à tout le monde. Il serait reçu en héros comme chaque pilote au retour d’une mission. Après la soirée serait joyeusement arrosée et on rirait, comme à l’habitude, des récits imagés des dégâts infligés aux Talibans. Qui sait, une haie d’honneur lui serait peut-être dressée au sortir de l’appareil. Et puis il téléphonerait à son père pour lui raconter par le menu chaque détail de son épopée. Il ne pourrait s’empêcher de forcer un peu sur la description des tirs de la DCA afghane. Il l’imaginait déjà, son père, arborant un sourire fier au milieu des clients de sa boucherie. « Excusez-moi, c’est mon fils qui rentre d’expédition. » Quand un message-radio lui signifia de mettre fin à ses cabrioles au ras des flots et de rentrer sur-le-champ à la base. Il s’exécuta. L’atterrissage fut à la mesure du reste, parfait. Le parachute s’ouvrit comme un bouquet de bienvenue. Le général en personne s’était déplacé pour l’accueillir lorsqu’il se fut extrait du cockpit. L’ambassade de Belgique à Kaboul, lui dit-il, était en flammes. La désolation de Gijsels se transforma en cauchemar dès qu’il comprit que l’auteur de l’incendie n’était autre que lui. C’était bien lui, le lieutenant Gijsels en personne qui avait bombardé l’ambassade de son propre pays ! Mais comment tout cela avait-il été possible alors qu’il s’en était tenu strictement aux indications de la carte dessinée par l’Institut royal de Cartographie dont la précision des tracés était de renommée mondiale ? Il n’y avait heureusement pas de victimes parmi le personnel diplomatique. L’ambassadeur et sa famille étaient rentrés en Belgique au début des hostilités. Le délégué de la Région wallonne qui se trouvait seul en train d’installer ses bureaux à l’ambassade, au mépris des consignes élémentaires de sécurité, s’en était tiré sain et sauf avec quelques brûlures. Même si les dégâts collatéraux s’avéraient minimes, on était passé de peu à côté d’une véritable boucherie. Le général tenta de rassurer le lieutenant Gijsels effondré. Un communiqué partait à l’instant même du Pentagone minimisant les dégâts strictement matériels et imputant la responsabilité de cet acte criminel à ces terroristes qui prétendaient défier la planète. Une étape de plus dans la terreur avait été franchie, terreur contre laquelle précisément s’étaient mobilisés tous ceux qui, agissant au nom de la civilisation, mettraient bientôt les kamikazes et autres poseurs de bombes hors d’état de nuire, dût-on les déloger par la fumée de leurs funestes terriers.

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