Quelques disciples se relayaient au chevet du vieux peintre qui achevait de perdre la vue, un sourire sibyllin aux lèvres, dans une clinique de renom. Ils n’étaient pas là pour recueillir son dernier soupir, mais son dernier regard. Car maître Jehan avait un secret qu’il n’avait révélé à personne. Le secret qui l’avait mené à la peinture, bien sûr, mais aussi qui l’en avait éloigné, depuis des lustres, et qui, peut-être – ne rêvons pas, Maître Jehan allait mourir ; il avait fait son temps.

Dans l’autre lit de la chambre où l’on ne voit pas, un jeune garçon, blessé aux yeux, et qui ne recouvrerait sans doute jamais leur usage. Le dernier regard du peintre était à son service. Il lui avait décrit la pièce, les visiteurs, les infirmières, ce qui venait à lui par la fenêtre, ou, plus rarement, par la porte, et les jouets, surtout, que lui apportaient ses parents, tous les dimanches, à 11 h 30. De riches jouets pour enfant aveugle, ceux qu’on lit avec les doigts, qui ne cassent pas, qui font du bruit et ne rient pas. Des jouets enveloppés à la hâte dans du papier journal – à quoi bon gâcher du beau papier cadeau ? Le gamin, de toute façon, dépliait religieusement ses paquets, défroissait le journal et le rangeait dans le tiroir de sa table de nuit. Le peintre se gardait bien de lui lire le monde qui s’étalait en titres obscènes sur papier sale. C’était un monde en noir et blanc, en cendres et sang. Lui-même était heureux de n’avoir bientôt plus à y vivre ; honteux de le transmettre si laid à ceux qui lui succéderaient.

Tant qu’il reste une chambre, se disait-il, où le monde avarié n’a pas cours, le mal n’aura pas totalement triomphé.

Tout cela n’usait pas son dernier regard. Car c’était cela, le secret du peintre moribond. Le jour où il avait découvert les deux regards, celui qui entre et celui qui sort, celui qui ravit et celui qui reçoit, il avait saisi différemment ses pinceaux. Un univers nouveau se dessinait sur sa toile, qu’il reconnaissait comme s’il l’avait visité dans une vie antérieure. Un univers si proche qu’il ressemblait au nôtre, mais avec quelque chose d’incompatible que savait capter maître Jehan et que les connaisseurs appelaient sa « manière » d’un air entendu.

Sa manière se vendait bien. Il ne se posait guère de questions, tout heureux de reconquérir son monde à chaque toile tout en vivant de son pinceau. Mais il ne s’était pas rendu compte qu’à chaque tableau, il devenait un peu plus myope, comme si les regards qu’il portait sur Tailleurs lui étaient définitivement confisqués. C’était le cas. Un à un, il perdit ses premiers regards, les plus précieux, sans presque s’en rendre compte. Il les avait dilapidés dans des scènes de genre sans ambition qui s’étaient arrachées dans des galeries en vogue. De temps en temps, des fresques respectables sortaient de ses pinceaux, dont personne ne voulait, mais qui, un jour, feraient sa réputation dans un musée d’art mort. Il sentait, en les achevant, une fatigue plus importante dans ses yeux rougis par les visions. Il la croyait passagère. Quand il se rendit compte d’une perte progressive mais irrémédiable, quand il en comprit la cause, il s’affola, consulta les spécialistes, annonça dans le milieu qu’il ne peindrait plus désormais que des œuvres majuscules, reposa ses pinceaux.

Les oculistes se montrèrent aussi curieux qu’incompétents. Les critiques attendirent poliment les œuvres majuscules, puis oublièrent maître Jehan. Quelques disciples le harcelèrent pour connaître le secret qu’ils pressentaient sous ce brusque revirement. Les plus acharnés l’avaient traqué jusqu’à la clinique. Ils en furent pour leurs frais. Jour après jour, on les vit disparaître de son chevet. Le peintre ne parla qu’au petit garçon qui recevait tous les dimanches des jouets insignifiants dans du papier journal aux titres effrayants.

« Beaucoup de gens, arrivés à un certain âge, se demandent ce qu’ils ont accompli d’essentiel dans la vie, expliquait-il au gamin poliment inattentif. Ils se disent qu’ils n’ont plus beaucoup de temps pour achever ce qu’ils sont venus faire au monde, mais que sont-ils venus faire ici-bas ? Ils ne le savent pas. Chaque entreprise, ils la veulent capitale, de peur de gaspiller le peu de temps qui leur reste ; ils l’abandonnent. Le peu de temps qui leur reste, ils le passent à s’interroger sur l’œuvre essentielle à lui consacrer. Voilà pourquoi personne, jamais, n’a atteint le sublime. Moi, ce n’était pas le temps que j’aurais gaspillé, ç’auraient été mes regards. Quelle œuvre méritait que je lui sacrifie un seul de ceux qui désormais m’étaient comptés ?

— N’importe laquelle », répondit le gamin pour couper court au soliloque.

Le radoteur resta interloqué. En deux mots irréfléchis, c’était la réponse qu’il n’avait pas trouvée en trente ans d’inquiétude.

L’essentiel, c’est le regard, et non ce qu’il voit. L’enfant aveugle ne voyait plus que dans sa mémoire ; il ne savait grand-chose du monde, mais après tout, qui pouvait prétendre en connaître davantage ? Le monde est si grand, nous en voyons si peu…

« Il sera dit que j’aurai appris jusqu’à mon dernier jour, grommela le vieil homme. Et par la bouche d’un gamin de dix ans ! Je n’ai plus peint une toile depuis trente ans, et pourtant, j’ai perdu presque tous mes regards. Sais-tu pourquoi, Monsieur Je-sais-tout ?

— Pour une femme, répondit le gamin. J’aime les histoires d’amour.

— C’est vrai. Mais pas de la manière que tu penses. Un jour, oui, j’ai voulu séduire une femme. Elle était belle, bien sûr, et je l’aimais, évidemment, à la folie, comme on dit, et elle ne m’aimait pas, comme de juste… Je lui ai sacrifié un regard, un seul regard – cela en valait la peine. Elle m’a épousé, confondue d’admiration et de gratitude, pour me suivre dans le monde que je lui avais ouvert. Et je me suis rendu compte qu’elle ne valait pas le moindre de mes regards. Elle était aussi stupide que belle.

— Tu as eu tort. Est-on stupide parce qu’on ne pense pas comme toi ? C’est de l’orgueil.

— J’ai eu tort, j’ai eu tort… Bien sûr, que j’ai eu tort. J’étais jeune. Mais je ne le regrette pas. Je n’ai pas gardé égoïstement les regards que je lui ai refusés. Nous avions une petite fille, une merveille d’innocence et de joie de vivre. J’étais heureux, nous étions heureux tous les trois, nous avons été heureux dix ans. Et puis ma femme est morte. Ma fille était inconsolable, et moi, malheureux comme les pierres. J’avais cru qu’elle m’aimait, ma petiote, et elle n’aimait en moi que le bonheur que je donnais à sa mère. Moi, elle ne m’avait jamais vu. Tu peux comprendre, toi qui as le même âge ?

— Alors tu lui as donné tes regards…

— Tous, je les lui aurais tous donnés ! Je voulais lui réapprendre la beauté, la joie de vivre, le monde ! Je l’ai emmenée dans le mien, et j’ai eu le bonheur, parfois, de la voir sourire.

— Tu as eu tort. Tu n’as donné qu’à elle. En reprenant tes pinceaux, tu aurais donné à tous.

— Je ne pouvais pas. Je ne voyais qu’elle. Je voulais que ce sourire fugace redevienne sa raison d’être. Au moins, qu’elle ne m’en veuille plus. Jusqu’au dernier, je les lui aurais donnés. Peut-être l’a-t-elle compris. Peut-être n’a-t-elle pas accepté ce sacrifice qu’elle n’avait pas exigé. Elle est partie avant. Elle m’a laissé seul avec mon dernier regard. »

Un dernier regard… À quoi le consacrer ? À l’œuvre de sa vie ? Il attendait toujours l’œuvre de sa vie. Et ses disciples, de plus en plus rares, attendaient toujours son dernier regard.

« Moi aussi, j’ai un secret, lui dit alors l’enfant. Je te le dirai aussi.

— Je le connais : ce sont ces vieux papiers, dans ton tiroir…

— Des vieux papiers ? C’est vrai que tu as perdu ton regard ! Ce sont les papiers des jouets que m’apportent mes parents. J’en faisais collection, avant mon accident. Il y en avait de merveilleux, tu sais, certains valaient plus cher que ce qu’ils enveloppaient ! Mes parents m’en offraient tous les dimanches, et jamais deux fois le même ! Un cadeau, après tout, ce n’est qu’un objet, c’est l’emballage qui en fait un cadeau, parce que l’emballage, c’est un peu d’amour de celui qui donne.

— Moi aussi, j’aime les histoires d’amour, répondit le peintre, le cœur gros.

— Depuis que j’ai perdu la vue, mes parents continuent à m’en apporter. C’est leur façon de me dire qu’ils croient à ma guérison. Un jour, je retrouverai la vue et je verrai d’un coup tous les papiers de ma table de nuit ! Ce sera merveilleux ! C’est cela qui me soutient.

— Pourquoi me parler de cela aujourd’hui ? demanda maître Jehan, qui ne cherchait pas à cacher – à qui ? – les larmes qui venaient à ses yeux.

— Parce que tu m’as confié ton secret… Et puis… Parce qu’hier, ils m’ont donné le plus beau papier de ma vie. Je l’ai senti du bout des doigts. C’est un papier glacé, épais, un papier cher ! »

La veille, de fait, le petit n’avait pas eu droit au journal. Il avait reçu un soldat de plomb roulé dans une couverture de magazine. Sur la photo, deux tours jumelles s’effondraient dans un nuage de poussière.

« Aujourd’hui, je ne peux plus attendre ma guérison. Je veux savoir ce qu’il représente. S’il te plaît, dis-le-moi… »

Maître Jehan se leva pour prendre la couverture que le gamin avait sortie de sa cachette. Il la tourna, la retourna. Sur le revers, une publicité. Le monde que l’on mange, le monde que l’on détruit. Ce n’était pas son monde.

« C’est vrai que c’est un beau papier… Il y a des chevaux qui galopent, mais pas n’importe quels chevaux. Ils sont tous différents, comme s’ils avaient été peints un à un… Des chevaux zains, pie, rouans, bais, isabelle, alezans, rubicans, aubères, moreaux, louvets !

— Tu en connais des mots ! Des mots qu’on voit…

— Des mots qu’on goûte… Et ils galopent, les chevaux, les mots, ils galopent loin, très loin, je ne sais pas où, mais ils galopent, ils m’emportent…

— Je les vois ! Ils m’emportent, moi aussi… Et je sais où ils vont. »

Que dire de plus ? Le vieux peintre ne voyait plus. Vous l’avez compris, j’étais ce gamin. Ce jour-là, j’ai retrouvé la vue. Les médecins m’ont laissé partir quand ils m’ont découvert devant les journaux soigneusement dépliés de ma table de nuit. Ils ne savaient pas que j’y lisais les nouvelles d’un autre monde, d’un monde d’après les tours effondrées, celui où m’avaient emporté les chevaux.

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