Mes parents flamands

Adolphe Nysenholc,

C’est quand « demain » ?

J’ai regardé longtemps par la fenêtre. J’étais tenu de taire qui j’étais et d’où je venais. Enfant caché, je cachais quelqu’un en moi. Je ne pouvais pas me vivre moi-même, car je ne pouvais pas vivre tout court. Être moi était mortel. Si petit, j’étais dangereux à ma propre personne, et aux autres. Le temps n’avançait pas derrière la croisée. J’aurais dû comprendre ma mère comme un grand. Pourquoi y avait-il la guerre pour mes parents et non pour les gens d’ici, les Van Helden ? C’est de moi que les miens ne voulaient plus.

Tanke, ma mère de guerre, était douce, et fort inquiète, comme une personne scrupuleuse. Son nom était en assonance avec l’allemand Angst. Quant à Nunkel, son mari, voûté, mais aussi solide qu’un roc, il m’apprit à prononcer le « un » du sien, « oung », comme dans bunker. Je ne pouvais même plus jeter mes cubes dans le carreau. L’esprit frondeur du shtetl[1] fut jugulé. Ma mère m’adorait en paroles, mais en actes paraissait me détester. Ces gens, qui ne m’étaient rien, ne me faisaient pas sentir qu’il y avait danger, urgence à se défaire de moi.

Nunkel était un héros, ancien combattant de 14-18. Il avait fait la guerre comme volontaire, du premier jour au dernier, sous les ordres du Roi-Soldat, le roi Albert Ier. On peut revenir de la guerre ! Je jouais en cachette avec ses médailles, entassées pêle-mêle dans un tiroir. Il ne les portait jamais, ne fréquentait pas le local de son Amicale.

Au grenier, dans un coin, traînait un masque à gaz. Je le portai comme un loup. Je me mis soudain à hurler d’angoisse, je ne pouvais plus l’enlever. Nunkel plus tendre qu’une nounou me tapota dans le dos : « Eh bien, camarade ! »

En 1918, dès la fin des hostilités, « le onzième jour du onzième mois à la onzième heure », racontait sa femme, en introduisant un fil dans le chas d’une aiguille, c’est à pied que Nunkel revint de l’Yser, retrouver sa fiancée, Pénélope flamande qui, cousant blouses après robes, avait éconduit plusieurs prétendants.

Et la guerre suivante, après la der’ des der’, quand Tanke fit front vers son homme pour lui proposer de garder un enfant, lui qui marquait volontiers son désaccord avec elle par ses taquineries, il a répondu à l’appel sans manifester le moindre sarcasme. Il avait été ulcéré par la capitulation du souverain, indigne de son père le Roi-Chevalier. À cinquante ans bien sonnés, Nunkel rempile pour faire de la résistance, sans Ordre de Léopold, ni trompette.

C’était un roturier à l’âme noble, souvent un mot d’esprit à la bouche pour détendre l’atmosphère. Un démineur. Mais plein d’énergie, il n’avait aucune ambition. Lorsqu’il m’a recueilli, il subissait un revers de fortune. Il était éboueur, la semaine ; et le week-end, buveur de bière, pour se rincer intérieurement. Sans être plein comme une barrique, le poivrot du dimanche chavirait, mais n’a jamais roulé dans le caniveau. Ce portefaix avait-il à porter un destin trop lourd ? Tanke craignait que le brave avec un verre en trop eût pu me dénoncer à son insu.

Il tenait en dérision pas mal de gens, mais ne haïssait pas les juifs. Je lui étais une occasion de montrer son calme mépris contre tous ceux qui croyaient qu’on peut faire la guerre à un enfant. J’étais aimé par un misanthrope.

Après le repas, j’avais toujours faim de ma mère.

Je me trouvais dans une petite maison ouvrière de la commune de Ganshoren. En tout, cinq pièces minuscules tapies sous des tuiles rouges et derrière des volets verts. Y vivaient serrées deux familles, en équilibre instable. Sans oublier un couple de lapins en cage. Leurs colocataires, Cécile, la sœur, fort réservée à mon égard, et son mari Émile plus ouvert, qui travaillait dans une forge, appelés Cil et Mil, respecteront les règles de vie commune, comme de frapper à la porte avant d’entrer. « Il ne se rend pas compte, disait la sœur. Un enfant oublie vite. » Je trouvais plus naturel son attitude sournoisement hostile. Elle estimait que je les mettais en danger.

« Demain » n’est pas encore arrivé ?

J’ai vécu un rêve angoissant, en plein jour. C’était ma première sortie. Un garnement de nos voisins avait ouvert le portillon de la clôture. Un mouton tout bouclé s’échappe de la prairie et fonce lourdement vers moi. Je me mis à courir en poussant des cris, il bêlait, donnait des coups de bélier dans les fesses. Galopin, je trissais, cavalais. Chaque porte de notre rue que je dévalais à toutes jambes s’ouvrit à mon passage, jusqu’à la dernière, où, hors d’haleine, je trébuchai du trottoir. Étalé de tout mon long, la brebis égarée me flaira. Il suffisait de s’arrêter. La bête a suivi, plus fidèle que mon ombre. Cette poursuite éperdue concrétisa aux yeux de tous ceux qui auraient pu en saisir le sens la persécution sourde, qui ne cessait de me travailler. J’avais montré qui j’étais. Plus personne ne pouvait ignorer que j’étais là. Les Van Helden n’estimèrent pas devoir m’éloigner ailleurs dans un endroit plus sûr. Ils maintenaient le cap.

Depuis, pour m’endormir, je demandais à Tanke de me raconter sa Légende préférée entre toutes, celle de Thyl Ulenspiegel, qu’elle avait jouée dans sa jeunesse. Tanke et Nunkel avaient fait du théâtre amateur. Avant 14-18. Ils se sont rencontrés sur scène. Elle a dû toucher le cœur des professionnels. Approchée par le Théâtre flamand de Bruxelles, elle a refusé de faire carrière sur cette scène prestigieuse. Elle adorait les acteurs, qu’elle allait voir au cinéma du quartier, à l’ombre de la Basilique. Alors que Nunkel n’avait jamais vu un seul film, Tanke ne manquait pas un programme. Et elle m’emmenait. Le cinéma est ma culture. Il n’y avait pas de livres chez eux.

Elle s’appelait Catherine, elle riait à l’idée que cela signifiait « la pure » en grec, comme le lui dit sa sœur. Les jeunes filles non mariées à vingt-cinq ans étaient désignées comme des catherinettes. Et Tanke en fut une. Elle n’avait pas voulu d’un autre que Nunkel, qui était encore à la guerre. Elle a patienté cinq ans. – « C’est dormir combien de fois ? » – « Beaucoup », fit-elle. « Et beaucoup sans dormir. » Quand il est revenu, Mil, son ami réformé, lui a dit : « Tu sais, elle t’a attendu ». Aujourd’hui, je ne sais plus combien de lunes j’aurais dû compter.

Tanke avait interprété antan Soetkin, la mère de Thyl. Et Nunkel était Claes, le père. Elle connaissait encore son rôle par cœur. Le début de l’histoire était si joyeux, avec la venue au monde de Thyl à la naissance du jour, et ses héroïques gamineries, malices, niques, niches et autres proverbiales mystifications.

J’aimais quand elle me parlait de Claes, qui était charbonnier. « Ton papa, Salomon, a été mineur », dit-elle. Mais elle regretta de m’avoir rappelé son absence. Claes travaillait dur l hiver pour apporter aux gens un peu de chaleur. L’été, il récoltait pour son propre foyer ce qu’il avait semé dans son champ. Nunkel ne coltinait pas de sacs de charbon, mais transbahutait bacs, poubelles et autres colis de rebut, et cultivait avec une même ardeur la terre de son jardin. Claes et Soetkin, qui avaient un fils en Thyl, avaient généreusement recueilli à sa naissance Nele, la fille de la voisine. – « Et vous, vous avez une fille, et vous avez recueilli un garçon. » Celle-ci venait de se marier.

J’avais tout à coup envie de voir mon père, là, sur-le-champ. Tanke ne sut comment s’y prendre cette fois pour calmer ma nervosité. Elle me donna un jeu de cartes. Elle m’apprit à faire une patience.

Le fils de Mil et Cil, Alfred, était revenu en congé de l’internat. Les grands de la rue, qui l’accueillirent en joyeux drilles, organisèrent avec lui un spectacle pour gosses, dans le hangar du cafetier.

Tanke se demanda s’il n’était pas imprudent que je les fréquente. Nunkel considéra qu’on attirerait davantage les soupçons si on ne laissait pas me commettre avec eux. Tout le monde se connaît dans la rue. On peut nier que je sois d’origine juive, mais pas que j’existe.

Le matin, Tanke, qui consultait son calendrier des postes, semblait en extase comme devant une icône. Son almanach était illustré des tableaux de Breughel, en noir et blanc. Elle en découpait les reproductions, qu’elle mettait soigneusement en cadre. Encore un mois de passé. Les Jeux d’enfants – c’étaient ceux de Thyl ! – furent pour moi, au-dessus de mon lit. Mais je n’avais pas toujours le cœur à jouer avec les autres, qui venaient cependant me chercher.

C’est lors d’un pique-nique ensoleillé que je fus accepté. Au lieu-dit « Tachtig Beuken », à l’ombre des quatre-vingts hêtres de l’allée qui menait d’un côté au chemin de fer et de l’autre au château de Rievieren, j’avais une de ces soifs ! Un ami d’Alfred, Jef, en gai luron, me passe la bouteille d’eau. Que ce liquide incolore était amer. C’était du vinaigre. Ma grimace fut d’autant plus désopilante qu’elle était attendue. Tanke ne put démêler si ce ne fut pas une rosserie suspecte. Cil frémit. De fait, j’avais réussi mon rite de passage. Je faisais partie de la bande. Mais je fus troublé. Nous avions vu passer des wagons à bestiaux. Il n’y avait pas des gens dedans. Ou pas encore. Ou plus. C’était peut-être le train de mes parents, au retour, sans eux.

Un matin, on sonna ! Tanke m’empêche d’aller ouvrir. C’était le facteur, avec une convocation. Mil devait partir travailler en Allemagne. Qu’est-ce qu’ils ont tous, les adultes, à vouloir aller là-bas ! Est-ce que Tanke et Nunkel auraient aussi à s’y rendre ? Nunkel s’exclama : « Ils ont besoin de nous pour faire la guerre, ils ne peuvent gagner ! » Cil pleurait. Mil, opiniâtre, dit avec force qu’il n’irait pas ! Tanke jeta les bras au ciel : « Ils viendront te chercher ! Et notre petit avec ! »

Au mur du buffet, elle accrocha Le Massacre des Innocents. La soldatesque y assassine les enfants de Dieu, pour être sûre de ne pas manquer le Fils. Tanke n’était plus croyante, mais j’aurais pu être un enfant de Bethléem.

Le soir, Mil nous quitta, avec Cil. C’était elle qui était dehors.

Dans la rue, pour les enfants, j’étais « Monsieur Euh… » Je cherchais sans cesse mes mots. Je faisais précéder chaque terme à énoncer de cette syllabe d’appui. Au début, j’étais humilié, toujours le mot au bout de la langue. Je ne pouvais pas leur dire que je savais des choses qu’ils ne soupçonnaient même pas. Je devais tout oublier, jusqu’à moi-même. J’avais à peine appris à parler, dans une langue étrangère à ma mère, que je devais déjà en réapprendre une autre encore plus éloignée de la langue maternelle. La moindre parole pouvait me trahir. J’étais bloqué comme à l’entrée d’un sens interdit.

Nunkel s’amusait au libre exercice de la satire, mais quand il daubait son entourage il n’y mettait pas de malice. Si Tanke était blessée par une de ses réparties, elle savait qu’elle n’avait pas vu à temps le sourire de Nunkel signifiant qu’il ne fallait pas le prendre au sérieux. Ulenspiegel tenait, lui, ce caractère frondeur de son oncle Josse, qui adorait mystifier son monde. Mais Nunkel s’appelait Josse !

Un jour, Thyl fit ainsi une plaisanterie aux dépens du curé de sa paroisse. Les messes des morts sont un commerce des âmes qui ne profite qu’aux prêtres, s’écria-t-il. Tanke et Nunkel étaient des socialistes, admirateurs d’Émile Vandervelde, qu’on appelait par ailleurs le mari de la Juive, son « élue ». Les Van Helden cultivaient encore l’anticléricalisme sulfureux des jeunes libéraux du XIXsiècle, genre Félicien Rops, ami de Charles De Coster, dont les camarades les plus ardents passeront à la première Internationale.

Or, un matin de Pâques, une procession remonta la rue de l’Église. Une montée au calvaire. Lors d’une station, tout le monde se mit à genoux, j’avais de la peine à rester debout, je fléchis, j’avais une position peu crédible, une drôle de courbure. On vint le rapporter à Tanke, qui se rit de moi, pour masquer son inquiétude. J’avais joué au Juif sans le savoir, comme d’ailleurs ces bons chrétiens autour de moi qui figuraient la foule de Jérusalem au passage de Jésus portant sa croix. Mais tous avaient reconnu le Messie, sauf moi.

Thyl, gamin, lui, fut sévèrement puni, pour ses facéties irrévérencieuses, banni de sa ville natale de Damme. Tanke pensa que je risquais encore plus gros que lui sans rien faire. Uniquement en me contentant d’être.

Thyl, fit-elle, était sur les chemins, comme un orphelin, pèlerinant jusqu’à Rome. Cela m’ouvrit des horizons. Et si je lui emboîtais le pas à la recherche de mon lieu sacré, interdit : chez moi !

« C’est quoi, orphelin ? » Tanke fut contrainte de répondre, mais ne sut prononcer que c’est un enfant dont les parents sont morts. Les miens n’avaient pas fait signe de vie, même pas une malheureuse petite lettre. Mais ils avaient promis de revenir. Elle enchaîna aussitôt sur l’entrevue de Thyl avec le pontife, lequel fut bouffon à souhait, encore plus que le curé de campagne chahuté pour sa messe des… morts. Tanke, qui se surprit à proférer ce mot, se mordit les lèvres. Quand Thyl, absous par le pape, revint au pays, son père était en prison, arrêté. Je demandai pourquoi. Elle ne voulut plus continuer. Elle estimait qu’elle avait fait assez de gaffes.

Mes parents étaient enfermés ? Peut-être pour m’avoir délaissé. Mais demander où ils étaient, était apparemment encore plus mal. Tanke et Nunkel semblaient si contents que je ne parle pas d’eux, je ne les embarrassais pas. Mais pour le père de Thyl, Claes, je voulais savoir.

C’est bien plus tard que Tanke consentit à me raconter que ce dernier avait été condamné au bûcher, comme hérétique. Elle dut m’expliquer ce mot. Nunkel n’allait pas à l’église. S’il avait vécu à l’époque de Claes, au XVIe siècle, on l’aurait brûlé vif. Je dis que mon père non plus n’allait pas à l’église. Tanke sourit en retenant ses larmes. Je questionnai comment on sut que Claes était… ce qu’elle disait. Claes avait un jour hébergé un envoyé de son frère Josse, qui était passé à la Réforme, l’autre religion, pour laquelle il avait pris les armes. Josse mort, Claes hérita de sept cents carolus d’or, une fortune. Tanke et Nunkel, pensai-je, avaient logé leur beau-frère, aussi rebelle, qui n’aurait pu leur laisser, lui, que le fer de sa forge. Mais mon père n’a jamais dormi ici. Moi oui !

La veille, en fin d’après-midi, j’avais été affolé : mon ombre s’était allongée. Fatiguée ? Elle se couchait démesurément. Jef, le fils du bossu, avait catapulté de loin un caillou sur elle, je n’avais pas eu mal. J’avais hors de mon corps un être obscur. Le moi invisible de mes nuits ? Insensible, inodore, insipide, incolore, muet, c’était peut-être ma mort.

Un lendemain, mes bottines furent trop petites. Je ne dis pas qu’elles me faisaient mal. Je voulais les garder. C’étaient celles de ma mère. C’est avec elles que je devais retourner chez moi. Ma mère disait revenir le lendemain. Je ne pouvais pas avoir grandi en si peu de temps. Mais je ne savais pas combien de fois j’avais dormi depuis.

On était de sortie ! J’avais peur. Allait-on voir la guerre ?

L’air était frais. Le vent soufflait du bon côté. Au bas de la rue, c’était un cul-de-sac, il y avait ce qu’on appelait dans notre patois, d’un terme barbare, qui résonnait comme la béance d’un insondable cloaque, le « stet’ », vaste terrain vague qui servait de décharge publique. Le lieu de travail de Nunkel.

Les étés, on était infesté de mouches. Et, j’avais en horreur les shampooings. Lorsqu’on me rinçait la tête, ça piquait. On me crevait les yeux. Je ne pourrai plus voir ma mère ! Le nez noyé, je croyais qu’on m’asphyxiait. Sans haut-parleur, le voisinage recevait en direct la nouvelle du jour qu’on me lavait les cheveux.

On partait à la guerre ! Il faisait un beau jour d’automne. Tout le monde était dehors. Wiske, une bonne rougeaude qui vivait avec son frère Prick, me caressa la tête ébouriffée en m’appelant « Pitche ». Je ne pus décider si elle ne dissimulait pas de cette manière une moquerie à l’égard de mes cris du matin. Hélène, la femme du bossu, avec ses yeux de faon, et leur enfant Jef plus grand que leur père, m’apostropha aussi gentiment de « Bichke », tout en admirant le ciel dans mes yeux, lavés plus bleus. Prick, le visage à l’ombre de sa visière, berçait nonchalamment son siège contre la façade. Ne fallait-il vraiment se méfier de personne ?

Plus loin, l’avenue, dite Charles-Quint, était la voie qui conduisait vers Gand, la ville natale de l’empereur. Tanke me dit que c’était le tyran de l’époque de Thyl, qui attisa dans l’Europe les guerres de religions les plus meurtrières. Les plus meurtrières ? Je saurai bientôt que toute la famille de Thyl Ulenspiegel en sera une victime. Josse serait roué comme antipapiste. Claes, brûlé comme cœur libre – brûlé ! Soetkin, questionnée à mort sur la cache des carolus – la cache ! Le peu de Juif qu’il y avait encore en moi me sembla aussi suspect.

Je ne comprenais pas que je ne parvenais jamais à mettre mon pied sur mon ombre. Cette figure noire sans yeux, par terre, me parodiait, me contrefaisait.

Un soir de grand froid, on revint après le couvre-feu dans le noir, Tanke et moi, de chez sa grand-tante Marie, une ancienne foraine. La bise me pinçait les oreilles. On buta, dans la neige, contre un corps mou, qui au toucher avait des plumes. La cigogne de Claes ! Claes en avait abattu une avec un carreau d’arbalète, croyant que l’oiseau qui planait ainsi dans le ciel était un rapace. Il le voyait déjà fondre sur Damme, comme l’empereur s’abattit sur les Pays-Bas. Mais il blessa un oiseau de Dieu. C’était de mauvais augure. Tanke me dit que le bec était court. On ramena la volaille, qui fut vite déplumée. Avait-elle été perdue dans les allées et venues d’un marché noir ? Nunkel ne refusa pas sa dinde de Noël.

Au matin, l’hiver avait fait du paysage un Breughel. La nature avait peint partout, dans le cadre de la fenêtre, un tableau, avec de la neige. Devant, on croyait voir mon mouton, étendu, recouvrant mollement toute la prairie de sa grosse toison. Et derrière, du côté du champ des âmes, le gel avait brodé finement, selon un point de Bruxelles à même les vitres, des rideaux en cristaux. Peut-être que ma mère s’est mariée en blanc avec une telle voilette devant le visage.

Tanke tricota des gants à partir d’une vieille paire de bas dont elle récupéra une grosse pelote de laine rouge. Nunkel, après avoir tisonné le mâchefer au fond du fourneau, versa diligemment un seau de charbon frais dans le poêle, qui rayonna de bonheur. Le charbon de Claes ! Le diamant du pauvre, disait Nunkel.

Tanke me dit à mi-mots que c’était le méchant poissonnier, Grypstuiver, qui avait dénoncé Claes, pour avoir les fameux carolus.

Le grippe-sous ! Les placards encourageaient sans vergogne à la délation. Dans notre rue, quelqu’un pouvait toujours croire que Tanke et Nunkel avaient reçu une grosse somme pour me garder.

Mais les Van Helden semblaient aimés par les gens qui les entouraient. Nunkel vivait un peu comme un ours dans sa tanière. Il était suffisamment affable avec chacun pour qu’on ne lui reproche pas d’être si jaloux de son indépendance. Il avait combattu jadis pour elle.

La femme du bossu vint nous rapporter une rumeur sur d’incroyables fours. On voulait peut-être Mil pour les faire fonctionner.

Tanke osa m’évoquer un soir le triste martyre de Claes, le charbonnier. Pris à la gorge par l’âcre fumée, sur le bûcher, le bonhomme connut le supplice affreux des flammes. Incinéré vivant. Soetkin, en femme éplorée sur le corps carbonisé, recueillit la nuit à l’endroit du cœur un peu de cendres, que Thyl portera dans un sachet de soie attaché autour du cou. « Les cendres de Claes, dira-t-il partout, battent sur mon cœur. »

Tanke cousait sous la lampe. Je fabriquais, avec les restes de tissu coupé, des marionnettes, que je bourrais de laines effilochées et actionnais au moyen de fil à coudre. Je reçus un morceau de soie pour le sachet.

Je demandai des allumettes. Je voulus mettre le feu pour Claes, dans mon théâtre, une boîte en carton. Tanke me conseilla de peindre le bûcher sur le décor. « Le spectateur préfère imaginer. » Je fis alors une croix, avec deux petits bouts de bois blanc. Tanke s’étonna. Je dis : « Pour attacher Claes ». Elle se moqua. On ne partait pas en fumée sur un crucifix, c’eût été donner le ciel au mécréant, alors qu’on voulait montrer par les flammes qu’il vivait déjà en enfer. J’enlevai la branche transversale et pus lier l’innocent au poteau, qu’on appelait, en ce temps de malédiction, l’estache. J’avais frotté mon pantin d’anthracite. Le charbonnier allait brûler à petit feu. C’était mieux sans feu. Je pouvais encore jouer avec lui. Mais j’avais besoin de cendres pour mon Thyl.

Nunkel m’emmena un matin de brouillard avec lui chez le coiffeur, place du poète Guido Gezelle. Mais en me taillant les longs cheveux, il me coupait de ma mère ! On se moquait de celui qui avait pensé que couper les cheveux faisait mal ! Et pourtant, je saignais de la tête. Allait-elle encore me reconnaître, ma mère ?

À la maison, je criai à Nunkel Vuilen Doch’, sale Boche ! Je jouis de ses regrets : c’étaient mes parents qu’il aurait dû héberger, pas moi ! N’était Tanke, qui s’interposa, « Il ne sait pas ce qu’il dit, c’est encore un enfant », ce brave des braves m’eût fait avaler sept fois ma langue et mordre à belles dents la poussière et le mâchefer, le boueux qui avait connu la boue des tranchées. Le lendemain soir, on sonna l’alerte. La sirène déchira les airs comme le long mugissement d’un troupeau de bêtes à l’abattoir. Tanke à bout de nerfs cria de se précipiter au sous-sol, un réduit sous l’escalier plus noir qu’une cave à charbon. On n’avait plus le temps de courir au souterrain de la rue. Nunkel me montra des éclats dans le ciel, les seules étoiles sous les nuages : une escarmouche d’avions. La guerre était venue à moi. Il referma la fenêtre. Duud is duud, fit-il (quand on est mort, c’est fini) et moi et lui, on s’est recouché. C’est en lui que vivait la force tranquille. J’acceptais de mourir avec lui, je l’avais retrouvé.

Le ravitaillement posait de plus en plus de problèmes. Hors de toute liste de recensement, je n’étais pas inscrit pour des timbres. Or, ce matin-là, le clapier était vide. Nunkel, fit : « On est venu voler les lapins ! » Je les adorais autant que Thyl le chien qu’il avait recueilli, Bubulus Schnouffius. J’aimais surtout mon petit lapin blanc, moustachu qui agitait ses vibrisses à ma vue tel un caniche fidèle sa queue. On les dégusta à midi comme « carbonnades flamandes aux pruneaux » ! Plus tard, quand on mangea de vraies carbonnades, je dis toujours que c’était bon, je me délectais, d’autant plus que je ne trouvais plus les petits os pointus desquels il avait fallu se méfier comme des arêtes de poisson. Nunkel plaisanta qu’on avait du lapin à dîner ! La fois suivante, je lui lançai, malicieux, « C’est aussi bon que du lapin ! » toujours sans me douter que j’en avais réellement mangé.

Cette nuit, j’ai eu la hantise de ne jamais retrouver mon souffle. Je ne savais plus très bien qui j’attendais. Je finis même par ne plus me rendre compte que j’attendais.

La fille de Liske, la femme du gendarme, timide enfant aux joues de pêche, qui avait aussi quatre ans, et moi, nous nous enfermâmes dans la plus petite pièce de la maison. Elle me nomma « ma kieke-billeke » et je la baptisai « ma boterkoekske », elle fut ma « kriekske », je fus son « muggetje ». Tanke, rentrée, malencontreusement, m’appelait. On se tenait coi. Et nous découvrit – de fait nous étions déjà découverts. Grande débandade. « Dat wil ik niet, explose notre madame le censeur. Je ne veux pas de ça. » Suzy s’en fut sans couque au beurre et je demeurai blanc comme une cuisse de poulet.

Au débarquement de Normandie, Tanke fut saisie d’un enthousiasme épique. Elle allait terminer la légende d’Ulenspiegel avec verve et panache ! Thyl, prêt à s’embarquer sur les navires de liberté, fit à sa fiancée, Nele, des adieux déchirants et s’en fut combattre les envahisseurs avec Lamme Goedzak, son ami à la grosse bedaine.

La libération de la capitale fut une immense fête. La plus grande explosion de joie jamais éclatée sur la Grand-Place, cette merveille. « Souviens-toi du 5 septembre », me dit Nunkel, en vainqueur. Il ne se rendit pas compte que c’était le jour de la déportation de mes parents.

Ce fut la dernière cuite de Nunkel. De notoriété publique, tous les samedis soir, ce boueux avait été schlass comme toute la Pologne. Au bistrot du coin, il commençait et terminait sa tournée, noir, complètement brindezingue. Tanke et moi, sur ses traces, on regardait du trottoir à l’intérieur des mastroquets. D’assommoir en estaminet. Gueuze lambic, « mort subite », il buvait toutes les bières de Lamme Goedzak, le bon vivant, et les préférées de Claes, bruinbier, duvel (qui est proprement le « diable » au corps). En vidant son verre, exprimait-il sa joie de vivre, ou, en le remplissant, voulait-il noyer un chagrin intime ? Pris d’un malaise, dans le bastringue, il ne toucha plus un seul verre. Il était passé par deux guerres mondiales, il avait exposé sa vie pour moi comme pour sa patrie. Cette fois, le soldat avait pris au sérieux l’attaque. La vérité est qu’il ne savait pas boire. Après trois pintes, il ne marchait plus droit. Mais le café était sa culture, et la participation aux tournées, sa civilité.

Manifestement, personne n’en a jamais voulu à Tanke et Nunkel, au point de me donner. C’est toute la rue qui m’a caché. Sous ses jupes. Merci Liske. Merci Wiske.

Un repas, breughelien, célébra le retour à la vie ! La nièce de Victorine, Élise, arrivait avec son plantureux jabot bouffant et repartait de son frétillant croupion qui mettait plus d’un en appétit. C’était un amour de petite serveuse qui se donnait généreusement à manger. Ils étaient tous jaloux de François, son mari. Après les grosses caricoles, Élise nous allécha en apportant son waterzooi, soupe de lait à la poule. La doyenne de la famille, Marie, raconta comment elle avait perdu une nuit d’hiver une dinde. Tanke, droite et nette, mais rose d’émotion, dit comment elle l’avait sans doute trouvée, et Nunkel Josse, narquois, comment on en avait rongé jusqu’au dernier os. Tout le monde était sous la table mort de rire.

On ne parla pas de mes parents. Les faits parlaient d’eux-mêmes. Nunkel, nonkel en beau néerlandais, devint officiellement mon tuteur. Lui qui refusait de parader avec ses décorations portait avec un certain orgueil ce titre. N’était-il pas question de me faire appeler officiellement Van Helden ? Mais c’eût été me cacher à moi-même, effacer toute trace des miens.

Nunkel fut promu par la commune. On le sortait de la boue. Il allait être affecté au haut de la rue, comme huissier de la maison communale, et fonctionnerait aussi en qualité de maître de cérémonie des enterrements publics. Il précédait les corbillards à chevaux, coiffé d’un bicorne orné de plumes blanches, et marchait comme un maréchal de la cour dans sa tunique chamarrée, avec une canne à pommeau d’argent. Il était apprécié pour sa dignité qu’il vivait avec modestie, ce qui le sauvait du ridicule de la pompe.

Grâce à un homme comme lui, on pouvait à nouveau mourir comme des hommes. Il était fraternel, sans Dieu. Comme sa femme, c’était juste un Juste.

Tanke me vit jouer, dans mon théâtre de marionnettes, l’épisode biblique des deux femmes chez Salomon, à Jérusalem, qui revendiquent chacune le même enfant. Une mère durant son sommeil avait étouffé malgré elle son nouveau-né allongé à ses côtés. Elle vole celui de sa voisine. Je l’avais vu chez les grands qui l’avaient improvisé en théâtre d’ombres derrière un drap dans la grange. Et voilà un fils pour deux mères, qui se le disputent âprement. Le roi tranche souverainement : je couperai l’enfant en deux. Je tirai haut le fil qui tenait son bras levé avec un glaive. La vraie mère, d’une voix blanche, céda : « Ce n’est pas le mien. » Et Salomon sut qu’il était bel et bien à elle, car une mère n’aurait jamais accepté ce cruel partage. Tanke se retourna lentement pour pleurer.[2]

[1] Bourgade juive de l’Est.

[2]     Extraits d’un récit en cours d’élaboration, et dont l’épisode « wallon » a paru, en partie, dans Marginales n° 240. – Dans l’ancien de Ganshoren, mis en onde par Pascale Tison, RTBF, c’est le point de vue de Nunkel qui est développé. Dans la pièce de théâtre, Mère de guerre, c’est le point de vue des deux mères.

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