Knokke-le-Zoute

Daniel Soil,

Knokke-le-Zoute ! J’ai quitté la capitale par le premier train, laissant les hommes à leurs problèmes d’hommes. Je me suis ruée sur la digue et j’ai retrouvé la plage encore déserte, qui passe de l’ocre au tabac, selon le bon plaisir des nuages. Ceux-ci défilent au triple galop, on dirait une fanfare en accéléré, un tatoo belliqueux, mais pour rire. Ah cette première bouffée d’air ! Cette première frappe à l’estomac ! J’adore cette violence-là, faite d’algue et d’iode. La marée était si haute que les vagues venaient lécher les premières dunes. Jusqu’où iront-elles ! Tout ici enivre, le soleil fait claquer l’écume, mille coquillages roulent et bruissent aux oreilles. Les châteaux de sable se désagrègent et les petits ne savent pas s’ils doivent rire ou pleurer. Près de l’eau, les oiseaux se laissent porter par le vent et cherchent un pieu de bois où se poser. Mais il faut gérer la bourrasque, certains de ces strandlopers dévient, dérapent un peu sur la mousse. C’est pas joli joli tout ça, mais je ne dirai rien ; et à part moi, personne n’a rien vu !

Bien sûr, il m’arrive de souhaiter Vital à mes côtés. Torse nu, le bras autour de ma taille, les cheveux en désordre, la main égarée sur mes hanches, un parfum de coquillage aux alentours du cou. Si je pense à lui, alors oui, la solitude me pèse. Mais sinon, les retrouvailles avec le vent, je les vis bien toute seule.

J’ai apprécié les bonnes paroles de Bonehill l’hôtelier, « Courage, Flore, l’Assomption sera vite là ! » Et j’ai ajouté in petto : Vital aussi. Une petite semaine, et je pourrai à nouveau toucher ses lèvres, suivre leur relief de mes doigts, comme j’aime. De tout près, la courbe de son menton révèle une sacrée maigreur. Et je dirai à Vital qu’il me plaît comme ça. Et mes mains partiront ébouriffer ses cheveux. Et on dira qu’un pétard est passé par là !

La photographie qu’il m’a donnée ne m’emballe pas vraiment. Trop « traité de Versailles » au milieu de ce cadre rococo. Je ne retrouve pas son côté poivré, son versant chat. Au moins avais-je espéré que ce portrait amidonné serait du goût de mon père. Eh bien non, j’ai eu droit aux persiflages habituels : « Et si les qualités de ce Vital étaient une vue de l’esprit ? Chimères et illusions, comme toutes les soi-disant belles choses de la vie ? » Et après un temps : « Parle-t-il au moins flamand ? » J’en ai assez de ces fadaises ! Fourt les aigris, même s’ils vous ont fabriqué ! Moi je choisis de vivre et de faire confiance… Voilà que le soleil tourne à braise sur Zeebrugge. Je vais revenir tout à mon aise vers l’hôtel et me laisser tenter au passage par un petit misérable de chez Gaelens. Crème au beurre et sucre impalpable, il n’y a que ça de vrai ! Une douche fera mon bonheur ensuite, pour chasser le sable collé à mes chevilles ; surtout sur les petits creux déjà bien bruns qui donnent du chien à ma silhouette, je trouve.

Gloire doit arriver cet après-midi. J’irai la chercher à l’arrêt du vicinal, j’ai hâte de la voir. Mais d’abord, écrire une carte-vue à maman, lui raconter mes dernières heures : « Al had ik mijn precautions tegen de zon genomen, heb ik een vuurrood neus ; daarmee heb ik op de markt een grote zonhoed gekocht gelijk de boerinnen. ’T schijnt dat hij mij speciaal goed staat ! Gisteren vond ik den tijd niet voor te schrijven. Wij deden een souper fin in de Taverne du Passage (Galerie de la Reine) waar wij foies confits au Vouvray en matelote des tonneliers degusteerden. Allemaal rares plats waar gij Ugeen idee kunt van maken ! En om te eindigen, comme de juste, een baba au rhum voor Vital… »

Gloire se tenait debout sur la plate-forme. De loin, je voyais sa tignasse brune qui herbicotait sous l’effet du sel et du vent. Elle a sauté vers moi – bien sûr le tram roulait toujours. Nos fronts se sont tamponnés à la manière des Papous. Dès l’arrivée au Britannia, elle a réclamé son courrier, ouvert la lettre de Luca, arrivée dès le matin, donc mise à la poste avant le départ de Gloire ! Il promet de nous téléphoner vers six heures, s’il n’est pas bloqué à la police des étrangers par un clerc particulièrement zélé. Il est six heures et demie… Il a dû appeler alors que nous étions par les sentiers – Ierspad, Britspad, Scotspad – à gambader bras dessus, bras dessous… La camériste du Britannia lui aura dit : « Juffrouw is weg. Gaan wandelen. Haar vriendin tegen komen. Jammer ! Triste ! » Alors il aura été au Pont brûlé, se languir à la bise qui se forme sur l’eau croupie, se repaître de la pestilence du canal de Willebroek. C’est son littoral à lui ! Respirer là, seul sur le pont de fer, face aux cokeries et aux laminoirs, le met en prise directe avec Gloire, assure-t-il. Curieux, cette idée d’inhaler l’amour, de donner corps, par le souffle même, à l’être aimé. Il faudra que j’essaie !

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