— Le prochain thème de Marginales sera « Justine ou les fortunes de la vertu »

— Tu te fous de moi ?

— Non, je suis sérieux.

Aussitôt le divin Marquis me saute à l’esprit accompagné de la bécasse. Naïve, il est vrai, la bécasse et non encore baptisée. Ne serait-ce pas l’occasion rêvée de prénommer ce petit reporter, d’approfondir son caractère, d’examiner cette pseudo-naïveté qui serait ou ne serait pas similaire à celle de la Justine de Sade ?… c’est un des plus beaux que j’ai vus de ma vie… que de rondeur !… quelle élasticité !… que de finesse dans la peau ! dit un des libertins à qui Justine ne manque pas d’asséner un vertueux sermon, ce qui a le don d’exciter plus encore le débauché. Mais il ne s’agit pas de cette vertu-là. Ni de cette Justine-là. Il s’agit des vertus romaines de la Rochefortoise, Justine Henin. Du coup la bécasse s’évanouit, ce n’est pas aujourd’hui qu’on la prénommera. Ni père, ni mère, ni milieu social, elle est telle quelle, la bécasse. Telle qu’en ses mots, elle prend chair. Elle pourrait, bien entendu être envoyée à Roland-Garros pour le Sacré peuple, elle pourrait regarder de tous ses yeux. Admirer : coup droit, revers, volée, le bras se lève, frappe, les jambes tricotent 15-0, 30-0, ouf ! une amortie… Elle pourrait sortir un beau papier qu’elle affinerait comme Justine affine son toucher de balle…

Non, décidément, c’est moi qui dirai Justine car, comme elle, je suis née à Rochefort. Ça me donne des droits et des devoirs qui tous deux plongent dans le plaisir.

Elle est née à Rochefort comme le regretté Georges Sion. Il y a environ six ans, celui-ci m’avait dit son admiration pour la débutante victorieuse des courts belges. C’est donc avec joie que je salue ici une compatriote qui apporte gloire à Rochefort et à la Belgique.

Je dois beaucoup à Justine Henin et aux athlètes en général. Quand le découragement me guette, ça m’arrive, je regarde les sports à la télévision. Quelles leçons de force morale, d’endurance, de volonté !

Pour avoir pratiqué un peu de tennis, je sais que chaque point gagné ou perdu se répercute jusqu’au fondement du caractère. Je sais que le champion se bat contre lui-même, cherche à dépasser ses limites et qu’à l’instant de perdre, il puise en lui-même la force et la concentration pour arracher la victoire. En tennis, comme en tous sports, rien n’est jamais gagné. Cette incertitude rend le match passionnant. Face à face dans l’arène, comme l’étaient les gladiateurs, les joueuses sont seules sous mille regards. Seules avec leur corps et leur raquette. Avec leur mental d’acier ou leur faiblesse du jour. Seules jusqu’à la balle finale qui jette à genoux la gagnante, bras et yeux levés vers le ciel de toutes les grâces. Qui remercie-t-elle ainsi ? Elle-même car c’est elle qu’elle a prié de réussir. Mais aussi (et cela vaut pour Justine) sa maman, là-haut, tout là-haut qui ne la quitte pas. Ainsi Borg, Mac Enroe, Martina Navratilova… quel est cet élan qui les a un jour terrassés ? Une joie suffocante ? L’action de grâce vers un dieu secret ? Je me souviens de ce champion qui s’était étendu bras en croix sur la terre battue. Il pouvait voir le ciel et les mille visages sur lui penchés… entendre de fols applaudissements. La joie l’inondait d’un bain de fraîcheur. Il nageait dans l’extase…

Sur le point de perdre, c’est alors que Justine est la meilleure. Une rage de vaincre la soulève et lui apporte la victoire. À Roland-Garros, lors d’une demi-finale époustouflante, la frêle Justine est face à la géante et première mondiale Serena Williams. Au troisième set, celle-ci mène 4-2, et est au service à 30-0. En passe de perdre, Justine mord, et tout bascule : elle gagne 4 points d’affilée et l’Américaine perd son service. Elle le perdra encore à 5-5. Justine l’emportera à 7-5. Ivre de plaisir, la foule applaudit la victoire de David contre Goliath. Devant les caméras, Serena s’effondre en pleurs. « Mon père ne m’a pas appris à perdre », gémit-elle. Une championne devrait montrer autant de courage et de force dans la défaite que dans la victoire.

Justine et Kim sont de cette trempe. Car dans cet hommage à Justine, n’oublions pas Kim Clijsters, merveilleuse Flamande qui, bien que sèchement battue à San Diego par Justine, n’a pas montré de jalousie, comme certains médias l’ont susurré. Belle joueuse et echte Belge, à Roland-Garros, elle a célébré en français la victoire de sa rivale. Certes, elle est mieux baraquée que Justine, mais les mêmes qualités de travail, de courage et de ténacité la mènent au bout d’elle-même et aujourd’hui à se classer n° 1 du tennis mondial à Los Angeles.

Et que ces vertus soient couronnées d’or, quoi de plus naturel ? Car non seulement les championnes ont sué sang et eau toute l’année sur les courts, mais lors des matchs, elles remportent la victoire ! Est-ce la sueur et les années de labeur qui sont récompensées ? NON. C’est l’aisance des coups, la mobilité du corps, la beauté du geste, la tactique intelligente, les nerfs d’acier, le mental, la virevolte et danse ; ballerines de l’espoir et du talent, c’est la perfection de l’art que la foule vient applaudir. Jeu set et match, les championnes ont donné à des spectateurs en délire le plaisir, et c’est ce plaisir qui est récompensé. Ce n’est pas le travail. Ce n’est pas la sueur. Certes, ceux-ci ont bel et bien permis cette perfection, n’empêche… Karl Marx valorise la chaîne du travail par rapport au produit fini. Pourtant, naïf qui croit avoir le droit de réclamer une récompense pour son travail acharné si le but n’est pas atteint. En sport comme en littérature, on salue et glorifie le produit fini ; scories, sueurs et labeurs sont passés à la trappe. C’est la dure loi de la compétition. Que le meilleur gagne et malheur au vaincu, disent les Romains. Est-ce injuste ?

À Roland-Garros, en une heure, Justine a empoché presque autant que le prix Nobel de littérature… Ce dernier a-t-il donné du plaisir à ses lecteurs ? Je l’espère pour eux, quoi qu’il en soit, il a empoché. Mais un écrivain peut suer sang et eau devant la page blanche, si le lecteur se dérobe, il n’empochera rien. Comme la foule est libre d’applaudir ou

de huer un match, le lecteur est roi. Il savoure la beauté et la qualité du style, la manière de présenter une histoire ordinaire, des idées inattendues, la formule heureuse, le mot juste, bref le talent et sa séduction. Son jugement sera sans appel.

Malheureusement pour eux, rares sont les écrivains qui distillent du plaisir au lecteur. C’est qu’ils sont trop sérieux, c’est qu’ils ont trop mal à l’âme, c’est que l’horreur du monde les submerge et les anéantit, c’est qu’ils sont dans la lourdeur, c’est que surtout ils ne trouvent pas les mots, c’est que peut-être ils ne prennent pas plaisir à écrire, c’est que, c’est que… le talent…

Qu’est-ce qui fait courir les lecteurs d’Amélie Nothomb ? Le plaisir. Ce petit monstre génial en distille à chaque roman. Quelque chose de subtil, d’inattendu, de spirituel, de sensible et de cruel nous atteint soudain qui éclate dans le sourire. Et les milliers d’euros qu’elle recueille signent le bonheur qu’elle nous donne. J’ai vu à Avignon, joué par Laurence Vielle, Le sabotage amoureux. Le public nombreux était séduit et par la performance de Laurence et par le texte. Troublante osmose entre l’actrice et l’écrivain soit dit au passage.

Revenons à Justine la talentueuse, merveilleuse, sublime Justine ; il y a beaucoup de courage dans ce petit corps. Elle nous apporte un plaisir fou et récolte notre admiration.

Merci, Justine, pour ta volonté exemplaire. Merci de me donner la force de continuer à travailler, à suer par cette canicule, la récompense, qui sait, est au bout…

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