La dialectique des trois icônes

André Delcourt,

Après les Croisades, la Vraie Faux
Après la Vraie Faux, la Double Hache
Après la Double Hache, la Paix

Ingmar Bokman

Nous les Russes sommes enclins à croire qu’il n’y a d’icônes que nôtres et, bien entendu, orthodoxes. Orthodoxes à tout point de vue. Mais nous croyons également que notre vodka est la meilleure, sinon la seule. Pourtant, si mes compatriotes avaient un jour goûté l’eau-de-vie de la réserve personnelle du Patriarche de Belgrade…

Bref, pour en revenir aux icônes, force m’est d’en accepter une vision plus universelle depuis que l’I.M.A. – l’Institut moscovite pour l’art – nous a offert récemment aux Monts des Moineaux une exposition intitulée « Icônes allochtones – chef-d’œuvre du monde entier ».

J’en fis la visite en étrange compagnie : Karl Marx lui-même, ayant sans doute eu vent des récentes escapades de Denis Diderot descendu de son piédestal à Saint-Germain-des-Prés pour aller polémiquer aux terrasses des bistrots parisiens, n’avait pas hésité à s’extraire à son tour du socle de granit grisâtre dont n’émergeait jusque-là que son buste à la place Sverdlov, au cœur de Moscou. Dans l’apesanteur des ciels colorés de Chagall il avait survolé le chaos de la ville et les foules en quête de pain pour gagner entre les nuages ma colline enchantée et venir y visiter cette exposition sans pareille.

Je fis sa connaissance à la billetterie, et après quelques pas à travers les salles, les pieds chaussés de tapotchki, il me proposa une relecture simple et à sa façon d’un art par ailleurs éternel. Trois icônes retinrent son attention, toutes trois peintes par les frères Moussawwir, trois traceurs d’images itinérants ayant vagabondé dans le monde entier.

1

Thèse : icône de saint Jacques le Psychopompe

Le catalogue de l’exposition indique qu’il s’agit d’une œuvre de Al-Moussawwir al-Brouqseli, découverte dans une salle d’un ancien Palais autrichien de la capitale européenne. Parfaitement conservée, l’icône (tempera sur bois, 142 x 98 cm) s’inscrit dans la grande tradition des représentations narratives et anecdotiques propres à son époque, celle où triomphe l’ornemental.

Tel Hermès, saint Jacques le Psychopompe se veut passeur et guide des âmes, animateur. En témoigne sur l’icône le phylactère qu’il porte à la main gauche, dont les inscriptions semblent inciter à une lecture consensuelle d’un monde par ailleurs atomisé. Dans ses nombreuses épîtres, le saint invitait ses contemporains à surprendre dans leurs rêves comme dans leur quotidien les ambiguïtés et les contradictions, les paroles autres, la vis poetica de leur siècle, à manifester de mille façons leur esprit libre, celui de la clairvoyance dans les aubes naissantes sur la montagne magique. Les paléographes relèvent également sur le phylactère une évocation du culte de sainte Justine la Fortunée, contemporaine du saint qui, selon la légende dorée, lui aurait voué une grande admiration. Porteur d’une cuirasse en or finement ciselé au poinçon et les épaules revêtues d’un manteau pourpre richement damassé, le glaive à la main, ce saint Jacques est aussi le gardien de la porte.

L’icône est décorée en son pourtour d’éléments ornementaux divers relevant de l’hagiographie traditionnelle, du côté gauche une Constellation du Coq, en haut à droite un astérisme en forme de roue constitué de douze étoiles dorées sur le fond bleu du ciel ; dans le bas, le cadre de l’icône comporte encore une frise de myrophores et de thaumaturges, pas tous identifiés, entourant une figure de l’archange Jibril affublé de mains énormes et de pieds énormes. Ce microcosme de signes est mis en valeur par une chromatique exceptionnelle dans une lumière quasi surnaturelle : indifférente à toute dissension, cette icône semble affirmer une volonté d’œcuménisme à tout prix.

2

Antithèse : icône de sainte Justine l’Anargyre

Œuvre de Al-Moussawwir al-Iskandari découverte dans la bibliothèque personnelle de Lawrence Durrell peu après la mort de ce dernier, cette icône beaucoup plus modeste (tempera sur bois, 71 x 46 cm) fait l’objet d’une légende selon laquelle c’est sainte Justine la Fortunée qui aurait dû y être représentée, mais à la suite d’un entêtement incompréhensible du peintre, elle y aurait été remplacée par une sainte homonyme, sainte Justine l’Anargyre, c’est-à-dire la désargentée, celle qui aurait renoncé à la fortune de son mari le richissime banquier copte Nessim Hosnani, l’enfant chéri du Tout-Alexandrie.

Il semblerait même que la sainte était une héroïne de roman, Justine H., qui, abandonnée par son auteur à la page 202 d’un manuscrit, aurait recouvré sa liberté, renoncé au destin littéraire qui lui avait été imposé jusque-là, n’hésitant pas à secouer sa réputation de courtisane virevoltant parmi les multiples triangles amoureux constituant, aux yeux de l’écrivain, le seul tissu des beaux quartiers bordant la Voie Canopique et le lac Mariout. Elle aurait donc choisi de reprendre en héritage la grande tradition alexandrine du libre renoncement aux vanités et de l’ouverture au monde infini. Dans un paysage à la lumière filtrée par les frondaisons des citronniers, sur une courbe improbable de l’espace-temps, la figure hiératique d’une jeune femme tout de blanc vêtue écoute pensivement et comme distraitement la retransmission radiophonique d’un Quatuor qui déjà ne la concerne plus.

L’ornementation périphérique de l’icône montre un panorama de la cité aux cinq langues et aux douze credo, où la poussière de brique laisse deviner la chaleur des places. Des rouges et des verts brésillants, des mauves crayeux, un air vibrant d’électricité exacerbent l’atmosphère de questionnement du monde. Dans la partie supérieure de l’icône, une constellation rappelle le sacrifice que fit de sa chevelure l’épouse d’un Ptolémée parti guerroyer en Assyrie, afin d’obtenir des dieux la fin des combats : la Chevelure de Bérénice fut retrouvée dans le ciel nocturne d’Alexandrie par le bien inspiré astronome de la cour, Conon l’Athénien. Ainsi l’humanité évite-t-elle parfois le naufrage.

Pour signifier son insoumission au commanditaire de l’icône, le peintre y a fait figurer en plusieurs langues, façon pierre de Rosette, l’inscription suivante : « La plus belle fortune est de voir le soleil. »

3

Synthèse : icône de saint Salvador le Synaxite

Œuvre de Al-Moussawwir al-Chilensi, l’icône de saint Salvador le Synaxite (le « Rassembleur », l’homme de l’Unitadpopulai) fut miraculeusement sauvée des ruines du palais de la Moneda à Santiago de Chile le 11 septembre 1973, il y a exactement 30 ans. Elle est exposée pour la première fois, tant furent vives les oppositions qu’elle suscita.

Le saint, dont cette icône vénère la mémoire en une sorte de thrène chargé d’espoir, avait eu pour dessein de rassembler son peuple autour d’un projet de liberté et de solidarité. Né à Valparaiso, médecin dans les faubourgs de la capitale de son pays, « El Chicho » croyait en une justice partagée, en une sollicitude entre les personnes, en une vie sans limites et sans frontières, persuadé qu’il n’est de solitude insurmontable. Condamné par l’Empire voyou et assassin, c’est néanmoins dans la solitude – mais en communion avec son peuple et l’humanité tout entière – qu’il connut le martyre.

L’icône est décorée d’éléments naturels d’une grande simplicité. Antu (le Soleil), Kueyen (la Lune), Yepun (Sirius) et, au centre, Melipal (la Croix du Sud) rappellent que les femmes et les hommes de l’hémisphère austral ont très tôt élevé le regard et n’acceptent pas de courber l’échine. Yo no voy a renunciar. Des vers du Canto General décorent le cadre de bois dans lequel est sertie l’icône. Se abrirán las grandes alamedas… Mais les travaux de restauration de celle-ci ont également mis au jour un démon tapi dans l’ombre et dissimulé sous une applique de cuivre ciselé – provenant sans doute de Chuquicamata –, dont la plupart des critiques d’art refusent d’analyser la symbolique.

De saint Salvador le Synaxite, on retiendra enfin de son dernier discours que les étoiles de la Croix du Sud sont des étoiles libres (comme il existe des électrons libres), et qu’elles ne se laissent épingler sur aucune bannière.

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